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dimanche 15 août 2010

La machine infernale

LA MACHINE INFERNALE
(extraits) 
Usines de Leeds en Angleterre  
 
Sommaire de l'ouvrage  
Historicité
Chapitre I - L’ÉTÉ DE LA SAINT-MARTIN DE LA CIVILISATION OCCIDENTALE 
I.1 Le dernier tournant 
I.2 De la prise de conscience de l’importance des faits techniques 
I.3 Définitions de la technique 
I.4 De la prise de conscience de l’importance du fait énergétique 
I.5 Technique et société 
I.6 Approche des phases techniques 
 
Chapitre II - QU’EST-CE QUE LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE? 
II.1 Origine du concept de révolution industrielle
II.2 Rétroprojections d'un concept moderne dans un passé lointain
    II.2.1 La révolution industrielle de la Préhistoire
    II.2.2 La révolution industrielle au Moyen-Âge
    II.2.3 La révolution industrielle des XVIe-XVIIe siècles
II.3 La Révolution industrielle en question
II.4 La dialectique des causes et de la durée
    II.4.1 De la Révolution industrielle comme nécessité historique
    II.4.2 Origines lointaines et prolongements indéfinis de la Révolution industrielle
    II.4.3 La loi de l'accélération de l'histoire
    II.4.4 De la Révolution industrielle comme contingence historique
II.5 La Révolution industrielle comme révolution plurielle
    II.5.1 «The Workshop of the World»
    II.5.2 La révolution agricole
    II.5.3 La révolution démographique
    II.5.4 La révolution des transports
    II.5.5 La révolution urbaine

Chapitre III - QU'EST-CE QUE LE CAPITALISME
III.1 Définitions du capitalisme
III.2 La rencontre de la religion chrétienne et de l'économie capitaliste
III.3 Les étapes du capitalisme
        III.3.1 Quand la Révolution industrielle se fait étape de la croissance
        III.3.2 Quand la Révolution industrielle se fait développement
III.4 Le capitalisme et l'individualisme
III.5 Une question de marché
        III.5.1 Le marché comme ensemble de réseaux économiques
        III.5.2 Le marché comme Église universelle 
 
Chapitre IV - LA SCHIZE X        
IV.1 Les bases de l'anthropologie capitaliste et industrielle
IV.2 Le Sujet kantien
IV.3 L'Homme-Machine
        IV.3.1 Anthropologie de l'Homme-Machine 
        IV.3.2 Le renversement de la reproduction à l'identification
IV.4 La synthèse sadienne
        IV.1 Vestiges baroques
        IV.2 Ontologie sadienne
IV.5 Une seconde schize occidentale

Chapitre V - LA COHABITATION DE LA SCIENCE ET DE LA TECHNIQUE
V.1 Une division qui perdure depuis le Moyen Âge
V.2 Une religion aliénée
V.3 La dérive positiviste

Chapitre VI - L'HISTORICITÉ DU CAPITALISME
VI.1 Économie politique comme objectivisme
        VI.1.1 Les nouveaux évangélistes de l'Économie politique
        VI.1.2 Adam Smith (1723-1790)
VI.2 La double nature de la valeur
VI.3 Les théories du travail
        VI.3.1 David Ricardo (1772-1823)
        VI.3.2 Les relations entre le capital et le travail
        VI.3.3 La division du travail
VI.4 La dynamique de la concurrence
VI.5 Impact de la Révolution industrielle sur le système capitaliste
VI.6 Création d'une classe ouvrière
        VI.6.1 Conditions historiques de la classe ouvrière
        VI.6.2 Le Prolétariat
        VI.6.3 Les pauvres
        VI.6.4 Logique élémentaire de la lutte de classes
VI.7 Le Socialisme comme variété d'hérésies
        VI.7.1 Sismondi et les socialistes ricardiens
        VI.7.2 Les socialistes utopiques
                    a) Robert Owen (1771-1858)
                    b) Charles-Henri de Saint-Simon (1760-1825)
                    c) Charles Fourier (1772-1837)
        VI.7.3 P.-J. Proudhon (1809-1864)
        VI.7.4 Marx (1818-1883)
VI.8 L'État-gendarme
VI.9 Du profit personnel à l'impérialisme occidental
        VI.9.1 Les aléas du profit
        VI.9.2 Le crédit
        VI.9.3 Les crises cycliques
        VI.9.4 Concentrations
VI.10 Le capitalisme à l'état brut
        VI.10.1 L'économie capitaliste américaine : un success story
        VI.10.2 Un four : l'économie canadienne     
 
Chapitre VII - IMPACT FEUTRÉ D'UNE COLLISION EXTRA-TEMPORELLE
VII.1 Le temps vide de l'horloge
VII.2 Atmosphère romantique
VII.3 Le roman historique comme tentative de synthèse
VII.4 De l'économie naturelle à l'économie historique
VII.5 Hegel (1770-1831)
VII.6 Le siècle de la philosophie de l'histoire
 
Chapitre VIII - RENCONTRE DE LA CONNAISSANCE ET DE LA CONSCIENCE HISTORIQUE
VIII.1 De la Mécano-Histoire à l'herméneutique
VIII.2 L'historiographie libérale
        VIII.2.1 Circonstances et force des choses dans l'historiographie
        VIII.2.2 La lutte des classes comme force des choses
        VIII.2.3 De quelques personnalités de l'historiographie libérale
                    a) Victor Cousin (1792-1867)
                    b) Théodore Jouffroy (1796-1842)
                    c) Augustin Cournot (1801-1877)
                    d) François Guizot (1787-1874) 
                    e) Edgar Quinet (1803-1875)
                    f) L'historiographie britannique    
VIII.3 L'historiographie romantique
            VIII.3.1 De quelques personnalités de l'historiographie romantique
                    a) Augustin Thierry (1795-1856)
                    b) Prosper de Barante (1782-1866)
                    c) Thomas Carlyle (1795-1881)
                    d) L'historisme allemand
VIII.4 L'historiographie socialiste 
            VIII.4.1 Les utopistes
            VIII.4.2 Le Positivisme en histoire
            VIII.4.3 L'historiographie marxiste
                    a) Le rêve de d'Alembert
                    b) La succession des modes de production
                    c) Le Manifeste du parti communiste de 1848
                    d) Le matérialisme dialectique
                    e) Le matérialisme historique
                    f) Nécessité et contingence dans la théodicée marxiste
    
Signification
Chapitre I - LA MACHINE INFERNALE 
I.1 Des engins meurtriers
I.2 Postures
        I.2.1 La Révolution industrielle en noir-et-blanc
        1.2.2 La Révolution industrielle en couleurs
 
Chapitre II - LE RETOUR DE LA PENSÉE MAGIQUE
II.1 Pensée magique et confort utilitaire
II.2 Magie et technique
II.3 La pensée magique du capitalisme
        II.3.1 L'argent
        II.3.2 Orgueil et préjudices
 
Chapitre III - LA MACHINE DÉSIRANTE
III.1 Signification de l'Homme-Machine
III.2 La machine désirante comme convertisseur énergétique de l'Homme-Machine
III.3 L'angoisse du manque croît avec l'enrichissement
III.4 Sur des vices privés faisons des vertus publiques
III.5 Du fétichisme de la marchandise : la déshumanisation
III.6 Le roman familial de l'Homme-Machine
 
Chapitre IV - SOUDAIN, UN BLOC D'ABÎME, LE CAPITALISME
IV.1 Sade 
IV.2 Ambivalence sadienne face à la Mère-Nature
IV.3 Qui veut la tête de Nobodaddy?
IV.4 Grand Hôtel de l'Abîme
 
Chapitre V - LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE COMME RÉVOLUTION CULTURELLE
V.1 Révolution industrielle, révolution culturelle
V.2 Les économistes comme nouveaux agents culturels
V.3 La nouvelle opposition ville/campagne
V.4 La Mère-Ville
V.5 Babel
V.6 Mutations de la famille occidentale
V.7 Le paternalisme
 
Chapitre VI - UN ROMAN FAMILIAL GOTHIQUE
VI.1 Ruines
VI.2 Le château gothique
VI.3 L'usine comme maison athanor
VI.4 L'ensevelissement prématuré
VI.5 La mine comme enterrement prématuré
VI.6 La mort comme simple déficience mécanique
VI.7 L'angoisse du peuplement
VI.8 Haine de l'enfant
 
Chapitre VII - LA «PRÉHISTOIRE SANGLANTE DU CAPITAL»
VII.1 L'exploitation
VII.2 Le corps souffrant de la Révolution industrielle
VII.3 Contraindre les mains des petits enfants
VII.4 Le travail comme anti-aphrodisia
VII.5 Le travail comme névrose obsessionnelle
VII.6 Le travail des enfants
VII.7 Quand la progression des uns entraîne l'extermination des autres
VII.8 Patrons-cannibales et femmes-vampires
VII.9 L'émigration
 
Chapitre VIII - LE ROUGE ET LE NOIR
VIII.1 Atrophie des sens eet suffocation urbaine
VIII.2 Civilisation, sauvagerie et barbarie
VIII.3 Régénération par le sang barbare
VIII.4 Paysanat ou prolétariat?
VIII.5 Le costume noir de la culpabilité bourgeoise
VIII.6 Le drapeau rouge de la révolte ouvrière
VIII.7 Comment la pensée révolutionnaire trahit l'esprit de révolte
 
Chapitre IX - LE CORPS DE L'HISTOIRE
IX.1 Du roman gothique au roman historique
IX.2 De l'allégorie classique au symbole romantique
IX.3 Grandeur et misère du roman historique
IX.4 De l'événement-traumatique porté sur le corps de l'histoire
IX.5 Ressusciter plutôt que régénérer?
IX.6 L'approche psychologique romantique de l'histoire
IX.7 Le héros collectif
IX.8 La synthèse positiviste et le sens de l'histoire
 
Chapitre X - DE LA RÉGRESSION MENTALE EN SYSTÈME CAPITALISTE   
 
   
Moralisation 
 
Chapitre I - LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE : ENTRE LA SCIENCE HISTORIQUE ET L’INDIGNATION SOCIALE
I.1 L'historien entre l'indignation morale et l'honnêteté professionnelle
I.2 Les ambiguïtés morales des liens entre inventeurs et entrepreneurs
I.3 Morales tirées de l'Industrialisation

Chapitre II - CRISE AU NIVEAU DE L'IDÉOLOGIQUE
II.1 La confusion des langues
II.2 Quand la gauche devient la droite

Chapitre III - LA MACHINE SOCIALE
III.1 Agrégat d'Hommes-Machines
III.2 La mutation culturelle
III.3 De la machine sociale
 
Chapitre IV - LA MORALE SADIENNE...
IV.1 Le précurseur
IV.2 La morale de Sade
IV.3 Philosophie de l'histoire de Sade
IV.4 Sociologie de Sade
IV.5 Politique de Sade
 
Chapitre V - ...ET L'ESPRIT DU CAPITALISME
V.1 La sublimation des passions en intérêts
V.2 L'éthique protestante et la morale sadienne
V.3 Le libéralisme entre insouciance et irresponsabilité
V.4 Les dérapages de l'idéologie libérale
 
Chapitre VI - DE MINORITÉ CRÉATRICE À MINORITÉ DOMINANTE
VI.1 L'âme bourgeoise
VI.2 Le nouvel honneur bourgeois : l'utilitarisme
VI.3 La morale des devoirs
VI.4 L'éducation comme sotériologie sociale
VI.5 Les vertus de l'élitisme
 
Chapitre VII - LA GUERRE DES TITANS
VII.1 Mammon et Moloch
VII.2 L'opinion des économistes
VII.3 Ordre et Progrès sans Amour
VII.4 L'État et la naissance de la technocratie
VII.5 La technique comme idéologie
VII.6 De la technique à la morale : inversion des contraintes en aspirations
 
Chapitre VIII - UN MÉLODRAME BOURGEOIS
VIII.1 Caractéristiques du mélodrame
VIII.2 Modalités de nouveaux liens de dépendance sociale
VIII.3 Valeur du travail
VIII.4 Pauvreté et paupérisation
VIII.5 Le Prolétariat, figure de mélodrame
VIII.6 Archéologie des luttes de classes
 
Chapitre IX - VERS UNE NOUVELLE ÉGLISE UNIVERSELLE?
IX.1 De la force des convictions
IX.2 Convictions sans religion?
IX.3 De nouveaux missionnaires
IX.4 Vigueur du mouvement ouvrier
IX.5 Débilité de la doctrine sociale de l'Église
 
Chapitre X - LE TEMPS DES CERISES
X.1 Les défaillances de l'Angleterre
X.2 La voie réformiste
X.3 La voie socialiste : entre archaïsme et futurisme
X.4 L'utopisme : entre le rêve et les aspirations
X.5 Le syndicalisme : entre l'urgence et les contraintes
X.6 Le mode de production des petits producteurs
X.7 Proudhon
X.8 Anarcho-syndicalisme et révolution
X.9 L'utopie communiste
X.10 Marx et le marxisme
X.11 La dictature du prolétariat
X.12 Issues alternatives à la lutte des classes
X.13 Embourgeoisement de la classe ouvrière
X.14 The Romantic Rebellion
X.15 La crise nationalitaire
X.16 Les limites de la rébellion romantique
X.17 L'impact de la sous-morale technicienne sur l'esthétique occidentale
 
Chapitre XI - ENGAGEMENTS HISTORIOGRAPHIQUES
XI.1 Du roman historique
XI.2 Morales de la philosophie de l'histoire
XI.3 L'engagement de l'historien et les leçons de l'histoire
XI.4 L'historiographie libérale ou la face nouvelle de la fatalité
XI.5 L'historiographie romantique ou la croisade des héros
XI.6 Le Positivisme face à la connaissance historique
XI.7 La philosophie marxiste de l'histoire     
 
L’INDUSTRIALISATION CAPITALISTE DANS LA CONSCIENCE HISTORIQUE OCCIDENTALE: LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE 
I Idolâtrie d’une technique éphémère 
II Fiction technocratique 
 
 
Paysage de la Révolution industrielle en Alsace  
 
HISTORICITÉ
 

II.1 ORIGINE DU CONCEPT DE RÉVOLUTION INDUSTRIELLE

Comme les mots technique, travail et énergie ont exigé que l’on précise leur définition afin de les rendre opérationnels pour l’historiographie, l’expression Révolution industrielle présente un concept dont il est impératif de retracer l’idée, surtout que ce concept est appelé à devenir une catégorie de l’écriture de l’histoire. Tout comme la catégorie Renaissance avec laquelle nous l’avons déjà comparée, métaphore organique et culturelle qui désigne un segment chronologique et historique enraciné dans l’Italie et le royaume franco-bourguignon des XIVe et XVe siècles, la catégorie Révolution industrielle procède de l’accouplement d’une métaphore transposée de l’astronomie au politique à une sphère d’activité fusionnant la technique à l’économie. Contemporaine de la grande Révolution française, la Révolution industrielle a hérité, comme elle, du lourd fardeau de la représentation sociale de l’âge baroque, en particulier la métaphore astronomique du cycle révolutionnaire. Il y a un esprit commun qui s’étend du monde tel que visualisé par Copernic jusqu’aux procédés techniques issus de la Révolution industrielle (la machine à vapeur de Watt, la locomotive Stephenson, le métier à tisser Arkwright, etc.). Des premières impressions des contemporains de la grande révolution technique - en autant que nous supposons qu’il y a bien eu un boom d’inventions techniques à partir du second XVIIIe siècle, ce qu’aucun historien sérieux ne conteste - jusqu’aux discussions de nos actuels historiens, nous sommes passés d’une simple expression à un concept intellectuel lourdement chargé d’images, de sens et de valeurs, voire à un mythe qui va du lieu commun à l’outil analytique qui réduit un ensemble de connaissances factuelles à une simple formule abstraite. À un point tel d’ailleurs, que certains vont jusqu’à considérer l’idée de Révolution industrielle comme un pur produit de l’esprit qui ne correspond à rien de concret, pas même à ces transformations issues des faits techniques de la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre. Bref, certains historiens nient tout simplement la Révolution industrielle comme d’autres nient la réalité historique de la Renaissance. Essayons donc de retracer les étapes intellectuelles qui séparent cette première prise de contact d’un événement-traumatique par les contemporains jusqu’à ce qu’en disent nos historiens actuels, plongés dans des débats à la fois historiographiques et philosophiques.

Ce qui est présenté comme une évidence dans n’importe quel manuel scolaire suscite donc, parmi les historiens professionnels, de profondes remises en question. Les historiens des doctrines économiques, écrit R. Lekachman, «datent fréquemment le début de la Révolution Industrielle (quand ils admettent la validité du concept) du dernier quart du dix-huitième siècle. Ceux qui étudient plus spécialement le développement des affaires, situent souvent dans la même période l’alternance plus ou moins rythmique qui caractérise les fluctuations modernes. Tout admirables que paraissent être ces généralisations, elles appellent un examen rétrospectif».1 C’est cet examen rétrospectif que nous allons nous efforcer de faire ici. Premier obstacle : il semblerait qu’il soit devenu impossible de fixer l’expression dans sa forme écrite même. À moins que les différentes calligraphies de l’expression contiennent en soi des définitions différentes. Lisons ce qu’en écrit David S. Landes :

«Les mots de “révolution industrielle” - en petites lettres - renvoient couramment à cet ensemble d’innovations techniques qui, en substituant des machines à l’habileté humaine et une énergie inanimée à la force humaine et animale, provoque un passage de l’artisanat à l’industrie; et ce faisant, donne naissance à l’économie moderne. En ce sens, la révolution industrielle a déjà transformé un certain nombre de pays quoique à un degré inégal; d’autres sociétés sont dans les douleurs du changement; d’autres enfin attendent encore leur tour.

Parfois ces mots prennent un autre sens. On les emploie pour exprimer tel ou tel changement technique, rapide et important. Ainsi les historiens ont parlé d’une “révolution industrielle du XIIIe siècle”, d’une “révolution industrielle primitive”, de la “deuxième révolution industrielle”, d’une “révolution industrielle dans le Sud cotonnier”. À ce titre, nous finirons par avoir autant de “révolutions” qu’il existe de séquences bien distinctes dans l’histoire de l’évolution industrielle, sans oublier toutes les séquences à provenir; certains nous disent, par exemple, que nous sommes au milieu de la troisième révolution industrielle, celle de l’automation, des transports aériens et de l’énergie atomique.

Enfin ces mots, quand on leur donne une majuscule, prennent un autre sens encore. Ils signalent le premier exemple historique d’une rupture avec une économie agraire et artisanale, et d’un passage à une économie dominée par l’industrie et la fabrication mécanique. La Révolution Industrielle a commencé en Angleterre au XVIIIe siècle; de là s’est répandue, inégalement, dans les pays de l’Europe continentale et dans quelques régions d’outre-mer; et dans l’espace de deux vies d’homme, a transformé l’existence de l’homme occidental, la nature de sa société, et sa relation aux autres peuples du monde».2

La première expression, en minuscules, désigne le lieu commun, celui du boom technique : c’est le sens lexicologique, le sens le plus plat insistant sur le deuxième mot au sens technique. L’autre expression, en majuscule, relève davantage du sens phénoménologique, à la fois socio-économique et historique. C’est ici que le sort fait à l’expression de révolution industrielle peut se comparer à celui de Renaissance. De même qu’il y avait, en historiographie, des époques qualifiées de Renaissance saïte ou de Renaissance carolingienne, il y aurait eu Révolution industrielle au Moyen Âge et Révolution industrielle du XVIe siècle, etc. Enfin, un troisième sens est strictement méta-historique, exclusif et particulier; celui de la catégorie historiographique désignant le vaste mouvement des XVIIIe-XIXe siècles en Occident, insistant davantage sur la catégorie historique du premier mot, bref l’expression à l’entête de chapitre des manuels scolaires. Voilà donc trois définitions liées, mais indépendantes dans leurs fonctions interprétatives, données à la même expression qui renvoient toutes à l’événement originel, celui qui s’est cristallisé en catégorie historique en majuscules.

L’origine de l’expression maintenant. Pour Claude Fohlen : «Il ne fait aucun doute que l’expression est d’origine française, qu’elle apparut au début du XIXe siècle, par l’adjonction de l’adjectif industriel au mot révolution dont l’usage dans le domaine politique remonte à la fin du XVIIe siècle, au moment des révolutions d’Angleterre, les premières qui aient reçu cette appellation. […] Par la suite [de la Révolution française], une fois le calme rétabli, les auteurs opposent la violence des révolutions politiques qu’ils venaient de traverser à la paisible transformation qui suivait son cours dans l’économie. La comparaison était tentante entre les heurts dans l’ordre politique et la maturation d’un nouvel état économique, dont ces auteurs ne pouvaient pressentir les conséquences souvent tragiques. Dès 1815, cette idée est exprimée dans les Annales des Arts et Manufactures, à propos d’une vue rétrospective sur cette collection qui avait commencé à paraître en avril 1800 : “…malgré les fureurs d’une guerre universelle qui semblait devoir tout détruire… malgré le malheur des circonstances, le perfectionnement des procédés industriels a été tel, qu’il s’est opéré dans toutes les fabriques une révolution presque complète : heureuse et paisible révolution qui n’a rien de commun avec celles qui ont ensanglanté le monde”. L’idée d’un changement est présente, bien que le terme industriel ne soit pas encore accolé à “révolution”».3 Pour en arriver à retracer aussi haut l’allusion à l’idée, à défaut de la précision du concept, il a fallu un siècle d’enquêtes étymologiques, et l’affirmation de Fohlen témoigne des piétinements de la recherche des historiens du XXe siècle, car au début du siècle, on n’osait pas encore remonter aussi loin pour retrouver l’origine de l’expression : «Dans l’introduction de sa Révolution industrielle au XVIIIe siècle, parue en 1906, Paul Mantoux esquissait une filiation de cette expression dont il créditait Arnold Toynbee, dans ses Lectures on the Industrial Revolution in England, publiées en 1884. En 1914, William Rappard l’attribuait aux premiers écrivains socialistes du XIXe siècle, à Marx et à Engels, entre autres, aussi bien qu’à John Stuart Mill dans la première édition de ses Principles of Political Economy (1848), tout en suggérant qu’elle pouvait être antérieure et se trouver dans des écrits de la première moitié du siècle. Enfin, Anna Bezançon, étudiant en 1922 les premiers usages de cette expression, déclarait la rencontrer fréquemment entre 1820 et 1840, sous des formes variables et des emplois différents».4

Remontons donc à ces primitives esquisses socialistes qui essaient de traduire la première prise de conscience de la révolution technique et de ses effets sur l’économie et la société contemporaines. Faut-il, avec Paul Mantoux, remonter jusqu’en 1788, pour dénicher une brochure, An important crisis in the callico and muslin manufactory où, parlant du boom subit dans l’industrie cotonnière, l’auteur écrit : «Le progrès de cette industrie s’est fait avec une rapidité dont il n’y a pas d’exemple : c’est comme une explosion qui s’est produite tout d’un coup».5 Si la métaphore est déjà bien là par l’allusion à l’explosion, on chercherait en vain l'expression révolution industrielle; d’autres auteurs de brochures contemporaines prennent le même type de conscience sans trouver toutefois d’autres images-forces pour la traduire. Le concept n’est pas fixé et l’esprit de l’événement non encore précisé. Le saut qualitatif suivant semble celui effectué par le chimiste Jean-Antoine Chaptal (1756-1832), un patriote actif lors de la Révolution française mais qui n’accéda au poste politique significatif de Conseiller d’État que sous Brumaire, poste qu’il n’occupa guère longtemps tant son républicanisme l’opposait à l’ambition impériale de Napoléon. En tout cas, «Chaptal, fondateur des Chambres de Commerce et de l’École d’arts et métiers française, est le premier, dans son ouvrage sur l’industrie française (1818), à employer l’expression de “révolution de l’industrie”».6 L’apport de Chaptal est limité pourtant au seul saut qualitatif qu’il fit accomplir au mot industrie : «Le mot n’a pas alors le sens que nous lui attribuons aujourd’hui. Il a conservé son sens latin d’habileté, d’adresse, d’ingéniosité. Quand a-t-il pris son acception actuelle? Pour Henri Sée, seulement lorsqu’en 1819, Chaptal publie son livre fameux sur l’Industrie française; un peu plus tôt pour Henri Hauser : Rouget de Lisle a dédié à Ternaux son Chant des Industriels et déjà le sens nouveau apparaît chez Roland de la Platière dans l’Encyclopédie».7 On peut dire qu’une première association approximative du mouvement révolutionnaire et du monde de l’industrie, association rendue possible par l’engagement de Chaptal, faisait passer l’idée du politique à la production économique et technique. En vingt ans, l’idée se précisait sans trouver toutefois un concept capable de la synthétiser définitivement.

Ce n’est qu’après la chute de l’Empire que les tâtonnements conceptuels purent reprendre car, selon Hobsbawm, «c’est seulement vers les années 1820 que les socialistes anglais et français - groupe qui n’avait lui-même aucun précédent - inventèrent le terme, probablement par analogie avec la révolution politique de la France».8 Son collègue anglais, C. Harvie confirme : «Industrialisation as a concept was only germinating in the 1820s. Whatever the governing élite thought about economic doctrines, as magistrates and landowners their watchword was stability, their values were still pre-industrial. But by 1829 the trend to industrialization became, quite suddenly, unmistakable».9 En France, «le Moniteur Universel, du 17 août 1827, reproduisait un article paru dans le Journal des Artistes, sous le titre Grande Révolution Industrielle. L’auteur se propose d’y étudier les changements survenus récemment dans les arts, les manufactures et les institutions sociales et d’y examiner “jusqu’à quel point les arts ont pu exercer leur influence dans cette grande révolution industrielle”. […] La pensée se précise quelque peu chez l’économiste libéral Adolphe Blanqui (1798-1854) en qui certains ont cru découvrir l’auteur de l’expression. Dans son Essai sur les Progrès de la Civilisation Industrielle (1828), il parle, de façon vague, d’une “révolution nouvelle”: “Depuis que la paix a rouvert une carrière souvent interrompue, jamais complètement interdite aux améliorations morales qui constituent la perfectibilité humaine, une révolution nouvelle s’est opérée chez les nations européennes : les emportements de la guerre et les haines que la conquête traîne à sa suite ont fait place à des sentiments plus doux…” En 1837, il précisait sa pensée, dans une comparaison entre la France et l’Angleterre, dans le style bien caractéristique de cette époque : “Tandis que la révolution française faisait ses grandes expériences sur un volcan, l’Angleterre faisait les siennes sur le terrain de l’industrie… Deux machines, désormais immortelles, la machine à vapeur et la machine à filer, bouleversaient le système commercial et faisaient naître presque au même moment des produits matériels et des questions sociales, inconnus à nos pères.” On retrouve ici cette idée, déjà exprimée auparavant, de l’évolution divergente des deux nations voisines. L’argument est utilisé par Blanqui pour expliquer le bouleversement des institutions par deux méthodes différentes, pacifique outre-Manche, violente en France».10 Aussi, est-ce à Blanqui, le frère économiste du terrible révolutionnaire radical, que longtemps on attribua la paternité de l’expression maintenant cristallisée : «A Frenchman was in fact the first to use the metaphor - the economist Adolphe Blanqui in 1827 - and Karl Marx gave the concept general European currency after 1848».11 L’expression, en effet, quittait les milieux concernés pour s’étendre à l’ensemble du vaste public. La décennie suivante allait la retrouver dans plusieurs publications : «Dans son Cours d’économie industrielle (1838), Blanqui reprend et précise sa pensée, à partir du développement technique qui a affecté l’Angleterre. “Du perfectionnement de ce que les Anglais appellent “power-loom” est découlé également un grand nombre de progrès qui ont opéré à leur tour dans l’industrie une révolution tout à fait radicale, dont les ouvriers ne se sont pas seuls ressentis, mais qui a affecté aussi les capitalistes, les négociants et les agriculteurs.” Si l’idée d’un changement fondamental de l’économie est bien exprimée, il manquait encore à Blanqui d’avoir accolé l’épithète “industriel” au mot “révolution”. Cette conjonction, on la doit vraisemblablement à Natalis Briavoine, dans son ouvrage De l’industrie en Belgique, publié en 1839. Dès les premières pages, il parle des développement de “la révolution industrielle qui date de la fin du siècle dernier et à l’accomplissement de laquelle nous assistons encore”. Et l’expression, telle que nous la connaissons, revient plusieurs fois dans son ouvrage. Il l’associe à la révolution scientifique sans laquelle elle ne se serait pas produite exprimant ainsi une notion très actuelle. Ailleurs, il analyse les causes de cette révolution et indique qu’elles tiennent “…du développement progressif et régulier du travail, lequel est à son tour le résultat de la nécessité, de l’émulation, enfin d’un désir de perfectionnement inhérent à l’esprit humain. C’est dans l’action, tantôt simultanée et tantôt successive de ces trois causes, que nous apparaît avec certitude le principe de la révolution industrielle”. Et il ne néglige pas les implications sociales qu’elle comporte : “…la révolution industrielle, en multipliant les besoins de l’homme, a augmenté les moyens de les satisfaire; mais ses bienfaits, s’ils sont réels ne s’étendent pas également à tous; elle a profité un peu aux classes ouvrières, beaucoup à la propriété et aux possesseurs de gros capitaux.” Analyse étonnamment lucide, qui vient d’un économiste dont le nom est pratiquement oublié, et la renommée quasi nulle. Dès 1839, donc, l’expression “révolution industrielle” se trouve constituée, avec sa signification moderne, c’est-à-dire dégagée de cette dichotomie - changement révolutionnaire en France, révolution pacifique en Angleterre - qui l’avait fait apparaître au début du XIXe siècle».12 En bref, si Blanqui est bien celui qui a su synthétiser le premier l’idée de la Révolution industrielle, c’est au belge Briavoine que nous devons la formulation fixée et définitive du concept. La prise de conscience des contemporains est maintenant accomplie : «Only around 1830 were people conscious of substantial and permanent industrial change; it took another twenty years to convince even the middle class that it had all been for the better».13 Il fallait maintenant que l'expression atteigne maintenant le niveau de catégorie historique.

Plutôt qu’à l’économiste libéral Blanqui, les marxistes préfèrent s’en tenir à Friedrich Engels (1820-1895), dont l’ouvrage sur La situation des classes laborieuses en Angleterre date de 1844. Le défi consiste alors à sauter par-dessus la tête de Toynbee, en qui maints historiens libéraux voient celui qui, à défaut d’être le créateur de l’expression, du moins l’a hissé jusqu’au niveau méta-historique. Le marxiste Dobb proclame ainsi : «C’est dans les Lectures d’Arnold Toynbee, publiées en 1887, que l’on trouve pour la première fois une telle description. On a souvent dit que “la généralisation de ce terme date de la publication de cette œuvre”. En fait, Engels l’utilisait, dès 1854, dans son ouvrage La Condition des classes laborieuses en Angleterre en 1844 où il dit de la révolution industrielle qu’elle a, pour l’Angleterre, “la même importance que la révolution politique en France ou la révolution philosophique en Allemagne”; on estime généralement que c’est à lui que l’on doit le terme. On le retrouve cependant couramment employé par des auteurs français dès 1820».14 Cette primauté discutée est observée religieusement par Albert Soboul, l’historien marxiste de la Révolution française, qui mentionne l’«expression utilisée déjà par F. Engels en 1845 (Die Lage der Arbeitenden Klasse in England), en 1848 par Stuart Mill (Principles of political economy), par K. Marx dans le premier volume du Capital (1867), popularisée parmi les historiens par A. Toynbee en 1884 (Lectures on the industrial revolution in England), et par P. Mantoux en 1905 (la Révolution industrielle au XVIIIe siècle)».15 Cette chronologie est reprise intégralement par Jean-Pierre Rioux : «Le premier, en 1845, le jeune Engels utilise couramment le concept nouveau et en répertorie les conséquences sociales dans sa Situation de la classe laborieuse en Angleterre. Il est formulé aussi, mais à des fins différentes, par John Stuart Mill en 1848 dans ses Principes d’économie politique».16 Claude Fohlen, pour sa part, accepte l’attribution en se bornant à la restreindre aux économistes socialistes : «Il semble bien qu’avant 1840 aucun écrivain socialiste n’ait utilisé cette expression et que le premier à l’avoir employée fut Engels, en 1845, dans La Situation de la Classe Laborieuse en Angleterre, à propos des transformations véritablement révolutionnaires que venait de subir ce pays et du bouleversement des rapports humains et sociaux. “L’histoire de la classe ouvrière en Angleterre commence dans la seconde moitié du siècle passé, avec l’invention de la machine à vapeur et des machines destinées au travail du coton. On sait que ces inventions déclenchèrent une révolution industrielle qui simultanément transforma la société bourgeoise dans son ensemble et dont on commence seulement maintenant à saisir l’importance dans l’histoire du monde. L’Angleterre est la terre classique de cette révolution qui fut d’autant plus puissante qu’elle s’est faite plus silencieusement. C’est pourquoi l’Angleterre est la terre d’élection où se développe son résultat essentiel, le prolétariat.” Dans ce texte lumineux, Engels rappelle les deux manifestations fondamentales de la révolution industrielle, la machine à vapeur, le développement du prolétariat industriel. Ainsi, l’expression “révolution industrielle” a déjà le sens qu’elle a conservé par la suite, chez les économistes et les historiens. Un autre passage de Engels est éclairant sur la paternité des pays d’Europe occidentale dans les diverses révolutions du XVIIIe siècle et explique mieux l’origine de notre expression et la façon dont elle s’est formée : “La révolution industrielle a, pour l’Angleterre, la signification qu’a pour la France la révolution politique et la révolution philosophique pour l’Allemagne, et l’écart existant entre l’Angleterre de 1760 et celle de 1848 est au moins aussi grand que celui qui sépare la France de l’Ancien Régime de celle de la révolution de Juillet. Cependant le fruit le plus important de cette révolution industrielle, c’est le prolétariat anglais.” France, Angleterre, Allemagne ont expérimenté chacune leur révolution dans un domaine différent, mais le pays le plus profondément affecté est évidemment l’Angleterre».17 L’attitude des historiens marxistes peut toutefois varier. Elle peut aller de l’insistance portée sur les écrits de Marx, comme chez Maurice Niveau, pour qui «le capitalisme industriel est né en Angleterre entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Pour décrire cette période de mutations profondes dans l’ordre économique et social, de nombreux auteurs parlent de “révolution industrielle”. Arnold Toynbee a été l’un des premiers a utiliser cette expression dans ses Conférences sur la révolution industrielle en Angleterre, publiées en 1884...Sir William Ashley, l’un des deux étudiants dont les notes ont servi à reconstituer les Conférences de Toynbee, dit que celui-ci entendait le mot de “révolution” dans le sens de “phase rapide et radicale” de l’“évolution”.18» ... Cependant, John Stuart Mill dans ses Principes (1848) et Karl Marx dans le Capital (1867) parlent de la “révolution industrielle”. Dans le chapitre XV du Capital, livre premier, Marx écrit : “Quand John Wyatt en 1735 annonça sa machine à filer et, avec elle, la révolution industrielle du XVIIIe siècle, il ne dit mot de ce que l’homme serait remplacé comme moteur par l’âne et cependant c’est à l’âne que ce rôle échut”».19 Boutade ironique du Doktor, puisque l'âne auquel faisait référence Marx était probablement la mule de Crompton, inventée en 1779. À aller, jusqu’à l’autre bout du spectre, faire éclater ce même concept de révolution industrielle; ainsi, chez Guy Dhoquois : «En fait, le concept de révolution industrielle reste grossier, empirique et mal relié à la théorie du mode de production. Les mutations du mode de production ont eu tendance à être en avance sur celles de la révolution industrielle proprement dite. La diffusion de celles-ci a davantage d’importance que leur apparition. La corrélation de leurs différents niveaux est fort imprécise. Les différentes phases de la révolution industrielle se sont interpénétrées. Le point central est l’application de nouvelles méthodes de travail dans la plupart des secteurs les plus dynamiques».20

De Engels, nous passons à Toynbee. Son neveu, le philosophe de l’histoire auteur d’A Study of History, écrit dans la présentation d’une réédition des conférences de son oncle, que «Toynbee was the first economic historian to think of, and to set out to describe, the Industrial Revolution on a single great historical event, in which all the details come together to make an intelligible and significant picture. In doing this, he created the frame within which all subsequent work on the Industrial Revolution has been carried out».21 Il s’agit donc bien des sens à la fois phénoménologique et méta-historique du concept que le neveu attribue à l’oncle. Claude Fohlen s’interroge, pour sa part : «C’est Arnold Toynbee (1852-1883) qui le premier consacra un volume, posthume d’ailleurs (1884), à la Révolution industrielle. Le titre exact, Lectures on the Industrial Revolution in England, indiquait les limites de l’œuvre, l’Angleterre et le XVIIIe siècle. Certains ont ainsi pu croire que Toynbee avait inventé l’expression de révolution industrielle […]. Connaissait-il l’emploi précédent, par des économistes français et Marx de cette expression, nous n’en savons rien. Ce qui est certain, c’est qu’avec lui elle prend un nouveau souffle et fait pénétrer dans l’histoire une économie libérale auparavant méconnue ou négligée. Désormais, la révolution industrielle est liée à l’Angleterre».22 De fait, Toynbee ne faisait que relancer, implicitement et involontairement, l’association normative entretenue par Blanqui, et que Briavoine ingénieusement dissipait, entre révolution politique française violente et révolution industrielle anglaise pacifiste. Ce faisant, toutefois, Toynbee consacrait l’expression et l’idée autour d’une catégorie historiographique. Il faisait pour la Révolution industrielle ni plus ni moins que ce que l’historien suisse Jacob Burckhardt faisait, à peu près au même instant, pour la Renaissance. Désormais, il y aurait une utilisation du concept de Révolution industrielle avant et après Toynbee. Avant Toynbee, et cela inclue aussi bien Blanqui et Mill que Marx et Engels, la Révolution industrielle ne serait que technique et économique; après Toynbee, le concept irait s’étendant jusqu’à la culture, voire même à la civilisation. On y insérerait les économistes et les inventeurs aussi bien que les acteurs politiques et les mouvements sociaux. Il y avait dès lors une civilisation industrielle.

Comme on l’a constaté avec le dédain de Dhoquois, la consécration de l’expression en catégorie méta-historique ne devait jamais susciter l’unanimité. Sans doute, est-ce le terme de révolution qui fait obstacle, car l’invention de Watt, la machine à vapeur, n’a rien du spectaculaire, par exemple, de la prise de la Bastille : «But while de storming of the Bastille was obvious fact, industrialization was gradual and relative in its impact. It showed up only in retrospect, and notions of “revolution” made less sense to the British, who shuddered at the word, than to the Europeans, who knew revolution at close quarters».23 Le cheminement de l’expression du concept et des idées qu’il sous-tend de Révolution industrielle n’en est donc pas un évident à première vue. La répugnance à utiliser le nominatif révolution, suite aux impacts traumatisants de 1789 en France et de 1917 en Russie, ainsi que son usage dans la rhétorique politique, a gêné l’implantation définitive de la catégorie méta-historique. Comme le rappelle justement Fohlen : «L’expression conquiert difficilement droit de cité auprès du grand public. Pour les générations du XIXe siècle, le mot révolution était chargé avant tout d’un contenu politique, et il leur semblait difficile de l’étendre aux mutations économiques. Sans doute est-ce à cette raison qu’il faut attribuer l’absence de toute mention dans les grands dictionnaires économiques ou politiques du XIXe siècle. […] En France, en tout cas, l’expression n’a guère fait fortune, peut-être parce que les contemporains se sont rarement intéressés à ce phénomène, plus frappant dans les pays voisins».24 Encore récemment, un historien des techniques spécifiait que l’utilisation du concept ne devait prêter aucun crédit à l’expression comme reflet de la réalité historique, mais seulement comme convention littéraire : «Il n’est peut-être pas superflu de le rappeler, le terme de révolution industrielle peut laisser entendre une évolution brusque faisant basculer tout à coup un monde rural et artisanal vers un monde urbain et industriel. Bien entendu, il n’en est rien dans le domaine des techniques, et cette “révolution” prend ses racines dès le XVIIe siècle pour préparer les profonds changements intervenant à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre et au XIXe siècle pour les pays de l’Europe continentale. Nous continuerons toutefois à utiliser ce terme aujourd’hui passé dans le langage courant, et qui contient quand même cette notion d’équilibre détruit, puis reconstruit sur d’autres bases».25 Pourtant, le concept trouve encore des défenseurs véhéments : «Appeler ce processus “la révolution industrielle” est à la fois logique et dans la ligne d’une tradition bien établie, bien que, en un temps, parmi certains historiens conservateurs qu’intimidaient peut-être des concepts trop incendiaires, la mode ait été de nier son existence même et de la rebaptiser de noms plus anodins, tels que “évolution accélérée”. Si cette transformation qualitative soudaine et fondamentale, qui se produisit autour des années 1789, n’a pas été une “révolution”, alors c’est que le mot n’a aucun sens raisonnable».26 Jacques Ellul, pour sa part, s’étend longuement sur la portée historique des événements que le concept permet de rappeler à l’esprit : «Voici peut-être un demi-siècle, les historiens quittant le panorama de l’histoire événementielle, politique, diplomatique pour s’attacher au processus économique et industriel, ont commencé à utiliser ce terme de révolution, cum grano salis, pour qualifier l’expansion industrielle en Angleterre au milieu du XVIIIe siècle. On n’employait d’ailleurs la formule qu’avec des guillemets, signifiant clairement que bien entendu, il ne fallait pas prendre ce mot au pied de la lettre : c’était une image. On se rendait compte que le passage d’une société agricole et rurale à une société industrielle et urbaine entraînait un changement profond dans les modes de vie, dans les habitudes, dans l’échelle des valeurs, et que finalement rien de ce qui constitue une société n’était indemne, ne restait identique. En présence d’une telle ampleur, d’une telle profondeur du changement, on a parlé d’effets comparables à ceux d’une révolution. Puis par commodité de langage, on a contracté cette paraphrase en révolution industrielle, en tant qu’image. Mais le terme est passé dans le vocabulaire courant, les guillemets sont tombés, on a alors pris ces mots en eux-mêmes, on a cessé de prendre cette expression comme une image : on l’a considérée comme la réalité. À partir de là, les historiens ont très généralement absolutisé le terme de révolution industrielle, si bien qu’ils ont fini par lui accorder priorité : est révolution ce qui, comme la révolution industrielle, entraîne modification des structures économiques et sociologiques par la croissance technicienne et scientifique : le reste ne mérite pas que l’on s’y arrête!».27 Maintenant que les révolutions n’inquiètent plus autant les classes établies, il est possible de redonner à l’idée de révolution, dans le contexte de l’industrialisation, la définition épistémologique retenue par Krzysztof Pomian, désignant ces périodes comme étant celles où se sont produites «pareils bouleversements de structures».28

Il semblerait qu’en se limitant aux simples mutations techniques et industrielles, le concept de révolution industrielle en serait vite venu à apparaître insignifiant, grossier comme le qualifie Dhoquois, mais qu’en l’étendant à l’ensemble du processus de transformation culturel et social (depuis les Lectures de Toynbee), le concept a pu reprendre de son sens et de sa valeur. Il atteint même, selon certains, la portée d’un événement sinon traumatique, du moins mythique : «Il n’est en effet pas neutre ou insignifiant de penser que, il y a moins de deux siècles, se serait produite une “révolution” capitale pour l’histoire de l’humanité, et que cette révolution se serait opérée grâce à la technique. Dans ce double mouvement de la pensée, l’Occident moderne ne fait somme toute que sacraliser le phénomène technique en lui accordant une place centrale dans sa reconstitution d’une histoire imaginaire de l’humanité et de son évolution. Il conforte et justifie ainsi sa croyance que, depuis à peine plus d’un siècle, l’humanité est entrée dans une nouvelle phase de son histoire, que l’accès à un nouvel âge d’or est enfin envisageable. Ainsi le concept de Révolution industrielle se réfère-t-il non à la réalité d’événements techniques concrets qui auraient changé le cours des choses, mais bel et bien à la croyance, fondamentale pour notre civilisation, d’avoir accédé à une nouvelle étape de l’histoire».29 De ce fait, le mouvement général entraîne le passage de la réalité objective de la mutation du fait technique à la vérité subjective de Révolution industrielle au niveau de la conscience historique. Et si le concept peut se subsumer en mythe, alors la Révolution industrielle peut se substituer à la Préhistoire en se présentant comme matrice événementielle de la civilisation contemporaine. Miquel et Ménard vont même jusqu’à écrire : «La Révolution industrielle se présente ainsi comme le mythe fondateur de la civilisation technicienne qui est encore la nôtre. En ce sens, ce mythe joue comme l’exact contrepoint de celui de l’homo faber : si, à travers ce dernier, l’homme contemporain se représente l’aube de son humanité (c’est-à-dire ce terminus a quo où l’homme, s’étant à peine arraché aux griffes de l’animalité, devient humain grâce à la technique), celui de la Révolution industrielle vient en quelque sorte le compléter et l’achever, en permettant d’espérer que nous sommes, toujours grâce à la technique, entrés dans une phase nouvelle, que nous sommes bien au seuil d’un âge d’or imminent. Dans un sens comme dans l’autre, il s’agit bien d’un mythe techniciste, qui prétend définir l’essentiel à partir de la technique, qui tente de dater des événements techniques isolés de leur contexte (qu’il s’agisse du silex taillé, de la machine à vapeur ou de la micro-informatique), lourdement investis de symbolique eschatologique».30 Voilà comment la Révolution industrielle en est venue à prendre toutes les allures d’un véritable axis temporis.

Comme nous l’avons fait pour la Renaissance,31 il est possible, maintenant que nous connaissons l’origine et la cristallisation du concept en catégorie historique, d’en aborder la phénoménologie historiographique. Ici aussi les rétroprojections de l’événement de la fin du XVIIIe siècle sur les faits antérieurs ou similaires, en Occident ou en d’autres civilisations, ont pu entraîner des reconsidérations épistémologiques de certaines grandes phases de l’Histoire de l’humanité, autant de révolutions industrielles de la Préhistoire ou du Moyen Âge possibles…

Notes :

1 R. Lekacman. Histoire des doctrines économiques, Paris, Payot, Col. Bibliothèque économique, 1960, p. 84.

2 D. S. Landes. L'Europe technicienne, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1975, pp. 9-10.

3 C. Fohlen. Qu'est-ce que la Révolution industrielle, Paris, Robert Laffont, Col. Science nouvelle, 1971, pp. 16-17.

4 C. Fohlen. ibid. pp. 15-16.

5 Cité in P. Mantoux. La Révolution industrielle au XVIIIe siècle, Paris, Éditions Genin, 1959, p. 254, n. 2.

6 C. Miquel et G. Ménard. Les ruses de la technique, Montréal, Boréal, 1988, p. 223.

7 G. Lefranc. Histoire du travail et des travailleurs, Paris, Flammarion, 1975, p. 159. Rappelons que Rouget de Lisle est l’auteur du chant célèbre La Marseillaise et que Roland est le malheureux ministre girondin, époux de la célèbre Madame Roland.

8 E. J. Hobsbawm. L'ère des Révolutions, Paris, Fayard, Col. L'Aventure des Civilisations, 1969, p. 42.

9 C. Harvie. Revolution and the rule of law, in K. O. Morgan (éd.) The Oxford Illustrated History of Britain, Oxford, Oxford University Press, 1984, p. 420.

10 C. Fohlen. op. cit. pp. 17-18.

11 C. Harvie, in K. O. Morgan (éd.) op. cit. p. 419.

12 C. Fohlen. op. cit. pp. 18-19.

13 C. Harvie, in K. O. Morgan (éd.) op. cit. p. 419.

14 M. Dobb. Études sur le développement du capitalisme, Paris, Maspero, Col. Fondations, 1969, p. 274, n. 3.

15 A. Soboul. La civilisation et la Révolution française, t. 1 : la crise de l'Ancien Régime, Paris, Arthaud, Col. Les Grandes civilisations, 1970, p. 38.

16 J.-P. Rioux. La Révolution industrielle, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H6, 1971, p. 8.

17 C. Fohlen. op. cit. pp. 21-22.

18 J. U. Nef. La guerre et le progrès humain, Paris, Alsatia, Col. Sagesse et Cultures, s.d., p. 378.

19 M. Niveau. Histoire des faits économiques contemporains, Paris, P.U.F., Col. Thémis, 1966, p. 13.

20 G. Dhoquois. Pour l'histoire, Paris, Anthropos, 1971, p. 184, n. 45.

21 A. J. Toynbee. Preface to A. Toynbee. The Industrial Revolution, Boston, Beacon Press, 1956, p. ix.

22 C. Fohlen. op. cit. p. 25.

23 C. Harvie, in K. O. Morgan (éd.) op. cit. p. 419.

24 C. Fohlen. op. cit. p. 24.

25 B. Jacomy. Une histoire des techniques, Paris, Seuil, Col. Points-Sciences, # 567, 1990, pp. 224-225.

26 E. J. Hobsbawm. op. cit. 1969, p. 43.

27 J. Ellul. Autopsie de la révolution, Paris, Calmann-Lévy, Col. Liberté de l'esprit, 1969,  pp. 120-121.

28 K. Pomian. L'ordre du temps, Paris, Gallimard, Col. Bibliothèque des histoires, 1984, p. 133.

29 C. Miquel et G. Ménard. op. cit. p. 220.

30 C. Miquel et G. Ménard. Ibid. pp. 220-221.

31 Cf. J.-P. Coupal. Comme un ange aux ailes éployées, Col. Testament de l'Occident, t. 7.

 
 
Le travail des enfants dans les mines de charbon 
 
SIGNIFICATION 
  
VI.5 LA MINE COMME ENTERREMENT PRÉMATURÉ

La condition des mineurs, depuis toujours, en est une d’ensevelis vivants. De la scène primitive de la technique, dès l’origine du travail minier, forges de Vulcain ou Enfer biblique, les allégories associaient leurs conditions de travail aux pires châtiments infligés à l’homme transgresseur. Le contexte de la Révolution industrielle, par la multiplication des capacités techniques, va étendre ces conditions à un nombre jamais égalé de mineurs et étirer ces espaces, ces corridors, ces veines sur des distances qui feront du monde minier une véritable métropole souterraine : «La machine industrielle est tout d’abord associée, dès ses origines, au feu et au monde souterrain. Elle dépend en effet du travail de la mine, de la sidérurgie, de la transformation des métaux grâce au feu. La machine reçoit par là même une symbolique de purification et de transformation par le feu qui lui confère d’ailleurs sa puissance. Symbolique ambivalente, pourtant […] : on célèbre assurément l’inouïe réserve potentielle d’énergie qu’elle offre à l’homme, mais on parle aussi du travail du mineur comme d’une “descente aux enfers” […]. Cette (re)mythologisation de la technique minière s’accompagne [selon Ginestier] d’une transformation de la symbolique du feu… il devient le feu industriel, la flamme ranimée des anciens Titans qui, violant les entrailles de la nature et mutilant ses fruits, vise à multiplier la puissance dont dépend la civilisation. Le feu industriel s’imprègne ainsi de nouveau d’une symbolique prométhéenne de transgression de la nature, source de puissance surhumaine».1 La condition des travailleurs n’en sera pas moins éprouvante. L’ensevelissement prématuré est le quotidien même de la vie des mineurs. Si Poe pouvait écrire dans son conte : «Nous ne connaissons rien de plus atroce sur cette Terre, nous ne pouvons rien rêver qui soit à moitié aussi hideux dans le royaume de l’Enfer, le plus infernal»,2 les mineurs, eux, en ont fait le décor de leur existence, parce que «les minerais et les métaux sont des matériaux récalcitrants. Ils échappent à la découverte et résistent au traitement. Les métaux ne répondent que lorsqu’ils sont amollis. Où il y a du métal, il faut du feu».3 D’où la mine est un microcosme réalisé de toute représentation occidentale de l’Enfer.

Avec le charbon, sa qualité, ses effets délétères et sa diffusion rapide dans le secteur industriel, ce reluis que les métaux précieux jetait habituellement sur le travail minier était effacé pour ne plus apparaître que comme cet enfouissement dans les accumulations de couches organiques fossilisées. Saleté et nocivité se faisaient dans l’excrémentiel des âges préhistoriques, et du fond des couches enfouies, ré-émergeant jusqu’à la surface du sol, la quête carbonifère entreprenait de dévorer les terres agricoles vivantes : «À l’origine, le charbon était extrait de puits peu profonds qui atteignaient rarement plus de 6 à 15 mètres. En Angleterre, il était dangereux d’arriver de nuits à Newcastle, tant la campagne avoisinante était meurtrie de fossés et de tranchées. L’environnement médiéval était déjà un environnement industriel».4 Désormais, «chacun creuse son champ, multiplie les excavations - le Roez est ainsi “criblé de trous” -, prélève ce qu’il peut, n’étaye guère, abandonne s’il faut descendre au-dessous de 15 ou 20 mètres ou si l’eau apparaît. Cette pratique est évidemment dangereuse - les accidents sont fréquents - et source de gâchis, puisque le meilleur charbon, plus profond, est rendu inaccessible».5 Cette fièvre de la quête carbonifère entraîna un véritable déplacement du centre des activités minières. Ed. Le Danois fait remarquer, en partant de la remontée en latitude des capitales européennes : «Le dernier terme de cette évolution fut apporté par une découverte humaine, l’utilisation du charbon de terre comme moyen de chauffage. Grâce à ce nouveau combustible, les pays du nord de l’Europe purent jouir du confort physique indispensable à toute gestation cérébrale. L’Angleterre, l’Allemagne du nord, les États Scandinaves s’associèrent au développement du progrès humain et la colonisation de l’Amérique étendit la civilisation aux mêmes latitudes de l’autre côté de l’Atlantique. La situation des capitales des grandes nations montre cette remontée graduelle vers le nord des centres intellectuels : c’est autour du 30° degré que se situaient Our et Memphis; plus tard, le long du 41° s’échelonnent les grandes villes, Pékin, Byzance, Rome, Madrid; après l’ère chrétienne, c’est près de 48° que se construisent Paris, Munich et Vienne, enfin la civilisation du charbon place ses capitales autour du 52° avec Londres, la Haye et Berlin, et par la suite encore plus au nord, Copenhague sur le 55°, Oslo, Stockholm et Saint-Pétersbourg sur le 60°. En Amérique on constate à des époques relativement plus récentes cette même tendance : la seule civilisation précolombienne qui mérite d’être spécialement mentionnée, celle des Maïas, se plaçait sur le 20° de latitude nord; lors de la conquête européenne les premiers établissements prospérèrent d’abord en Louisiane par 30° N. et ce n’est que plus tard que les grandes villes américaines se situèrent autour du 41° degré».6 Quittant le pourtour de la Méditerranée ou les mines de l’Atlantique, la Révolution industrielle consacra l’Occident comme civilisation essentiellement nordique. Avec l’effacement de l’or devant le charbon et peu après le pétrole, la présence du soleil s’éloignera du cœur minier occidental, s’atténuera devant la remontée latitudinaire des activités minières.

Mais les anciennes exploitations minières ne disparurent pas devant la quête carbonifère. Mumford rappelle que «la production du fer passe de 17,000 tonnes en 1740 à 2,100,000 tonnes en 1850».7 Ce rythme de la demande élargit les quantités que l’offre doit combler. L’extension des mines existantes et le développement rapide de nouveaux puits, en étendu et en profondeur, se projetaient sur un aménagement sous-terrain qui fouillait et creusait le sol en vue d’établir des taupinières sous l’ameublement urbain : «Tandis que les structures de surface de la cité carbonifère ont en grande partie été modifiées, ses réseaux souterrains n’ont fait que se développer. Les égouts et les conduites d’eau, les tuyauteries de gaz et les lignes électriques étaient, sans conteste, nécessaires pour rendre la cité habitable, de même les lignes du métropolitain et quelques tunnels pour la circulation ont pu, dans certaines conditions, paraître justifiés. Mais nous avons vu s’y joindre les magasins de vente souterrain, et finalement les abris contre les raids aériens. La cité souterraine exige la présence et le travail d’homme condamnés à vivre dans cette ambiance du sous-sol, sorte d’enterrement prématuré - ou préparation à une existence qui pourrait devenir l’unique mode de vie terrestre si le développement du machinisme devait être considéré comme l’objectif primordial du destin de l’humanité».8 Au niveau financier, ces vastes entreprises minières engloutissaient des sommes énormes de capital. De plus, le secteur minier se révélait rempli d’imprévus : efforts considérables pour exploiter un filon dont les promesses étaient fausses; coûts du forage et de main-d’œuvre exorbitants; fluctuation du marché des métaux. Et «la mine est une industrie qui se dévore elle-même. Son propriétaire, comme l’ont fait remarquer MM. Tryon et Echel, dévore constamment son capital et, si l’on s’étend, le prix de revient par unité de minerai extrait augmente. La mine est la pire base territoriale pour une civilisation permanente. Lorsque les filons sont épuisés, elle doit être abandonnée, laissant derrière elle ses déchets, ses hangars déserts et ses maisons. Les “terrils” forment un environnement désordonné et souillé et le produit final est épuisé».9 Enfin, «l’autre obstacle à la généralisation de la houille vient de la méfiance, de la résistance même du consommateur. L’usage du charbon est ambiguë; il est à la fois signe de modernité et risque de régression. […] sans compter une “odeur très pénétrante et très désagréable”».10 Voilà beaucoup de sacrifices pour un enrichissement souvent incertain et éphémère!

Le travail n’en est pas moins malsain pour autant, et dangereux. Mumford n’a pas de mots assez durs pour décrire la mine industrielle : «La mine est le cadre des minerais, des minéraux, des métaux. Dans les roches souterraines, il n’y a pas de vie, pas même une bactérie ou un protozoaire, sauf s’ils peuvent filtrer avec l’eau ou être introduits par l’homme. Sur le sol, le visage de la nature est doux à voir, la chaleur du soleil stimule le sang du chasseur qui pourchasse le gibier ou du paysan dans son champ. Sauf dans le cas de formations cristallines, le visage de la mine est informe. Aucun arbre, aucune bête, aucun nuage amical ne s’offrent à la vue. En déchiquetant et en creusant le contenu de la terre, le mineur ne voit pas la forme des choses, il ne voit que la matière brute et jusqu’à ce qu’il arrive à son filon, elle n’est qu’un obstacle qu’il brise avec obstination et envoie à la surface. Si le mineur voit des formes sur les murs de sa caverne quand la flamme de la bougie vacille, ce ne sont que les déformations monstrueuses de son pic ou de son bras qui lui font peur. Le jour a été aboli et le rythme de la nature brisé. La production continue, de jour et de nuit, est apparue ici pour la première fois. Le mineur doit travailler à la lumière artificielle même lorsque le soleil brille de l’extérieur. Dans les veines les plus profondes, il doit travailler avec la ventilation artificielles : triomphe du “milieu conditionné”. […] C’est un monde obscur, incolore, sans goût et sans parfums, informe. Le paysage de plomb d’un hiver perpétuel. Les masses et les morceaux de minerai, qui représentent la forme la moins organique de la nature, complètent le tableau. En fait, la mine n’est autre chose que l’exemple concret du monde conçu et bâti par les physiciens du XVIIe siècle».11 C’est un monde qui soumet ses transgresseurs à une mort atroce et précoce. En Grande-Bretagne, «vers 1840, on estimait à quelque 1 400 morts par an les victimes d’accidents miniers : explosions, incendies, effondrements de galeries, ruptures de câbles, etc. Le travail lui-même est extraordinairement pénible : on passe encore de onze à quatorze heures au fond, et en Écosse, il n’est pas rare que l’on pratique la “journée double” avec l’alternance de vingt-quatre heures de travail et vingt-quatre heures de repos. La lourdeur des charrois, l’étroitesse des galeries et leur faible hauteur de plafond, l’atmosphère malsaine expliquent maladies et malformations : déformations de la colonne vertébrale et scolioses variées, hernies, maladies pulmonaires, et nombre de mineurs deviennent asthmatiques dès l’âge de trente ans; silicoses, inflammations des articulations, abcès sont les maux les plus répandus et il rendent compte de la forte mortalité des régions minières».12 Et la mort, ici, ne faisait pas que frapper individuellement, par des accidents du travail isolés ou des maladies industrielles. Les mineurs descendaient dans les puits profonds avec un canari afin de détecter l’absence d’oxygène ou les gaz toxiques (le fameux grisou) auxquels ils pouvaient se trouver soumis. Dès que l’oiseau mourait, les mineurs se retiraient. Une telle prudence n’empêchait pas cependant les coups de grisou, où tous ne mouraient pas sous le coup, certaines galeries pouvant servir de tombeau à des dizaines de mineurs qui survivaient dans une longue agonie avant de mourir d’épuisement. C'est ainsi qu'ils expérimentaient des fantasmes bien plus horrifiants que ceux d’Edgar Poe! On connaît le fameux coup de poussière qui, le 10 mars 1906, causa la tragédie de Courrières en France quand, «à la stupeur générale, le 30 mars, 13 mineurs sont retrouvés vivants à la fosse no 2; ils avaient vécu pendant dix-neuf jours».13 Ces malheureux furent présentés comme de véritables rescapés de l’enfer : «l’explosion a transformé les galeries en fournaises, et celles qui n’ont pas été parcourues par le souffle brûlant sont instantanément envahies par les gaz méphitiques. Ce coup de poussière - il ne s’agit pas de grisou - aura causé la mort de 1,099 mineurs».14 Les récits des survivants du 30 mars confinent aux pires cauchemars de Poe : l’ouvrier Nemy raconte ainsi les suites de l’explosion : «Les camarades se rassemblent, et commencent leur marche dans l’obscurité. Ils arrivent à une écurie, se nourrissent d’avoine et, deux jours plus tard, butent contre le cadavre d’un cheval. Ils mangent la viande en décomposition. Plus tard encore, ils boivent leur urine. Désorientés, ils se dispersent pour explorer les galeries adjacentes, tout en gardant le contact par des appels fréquents. À la fin, ils se regroupent et progressent vers une sensation incroyable, inespérée : un peu d’air frais parvient jusqu’à eux. En remontant à sa source, ils aboutissent au puits 2, au niveau 309».15

On comprend, après de tels récits, que le monde des mineurs ait été l’un des premiers à se politiser : «Les plus exposés sur le front du travail, ils sont les premiers sur le front de la lutte ouvrière. Chez eux, l’association s’est développée très tôt : caisses de secours et syndicats les ont placés à l’avant-garde. Et leurs conquêtes en matière de salaires, de durée du travail, d’hygiène, de retraites, ont ouvert la voie pour les autres catégories ouvrières. Rien d’étonnant à ce qu’en Grande-Bretagne le premier chef du travaillisme soit un mineur d’Écosse : Keir Hardie. Mais cette tradition militante et révolutionnaire fleurit dans tous les pays. C’est dans des mines qu’ont travaillé, dans les années qui précèdent la guerre, John Lewis aux États-Unis, Maurice Thorez dans le Pas-de-Calais, Nikita Khrouchtchev en Ukraine, Aneurin Bevan au pays de Galles. Ce sont les mineurs que Zola choisit pour animer l’épopée prolétarienne de Germinal : dans “le bagne souterrain”, se prépare, en dépit des échecs momentanés, “l’armée noire, vengeresse, grandissant pour les révoltes du siècle futur, et dont la germination va faire bientôt éclater la terre”».16 Ils furent les premiers, également, à expérimenter les hauts et les bas de l’opinion publique envers les ouvriers, entre la sympathie dans le malheur et le mépris devant la revendication. Charles Nisolle, un mineur belge du XXe siècle, a laissé ainsi une adresse à la foule hypocrite :

«Nous n’allons pas à la fosse par devoir, mais par nécessité, par obligation : parce qu’il faut manger. Manger, entendez-vous.

Parce que nos femmes, nos gosses auraient faim, si nous ne descendions pas. Faim, entendez-vous.

Héros, surhommes…

Mais en juin, quand nous étions en grève?

Alors, parce que nous voulions du pain, les mêmes plumitifs nous traitaient d’agitateurs, de provocateurs, d’agents de Moscou, de sales rouges…

Oui, il y a quelques mois, ces mêmes héros d’aujourd’hui étaient traqués comme des bandits pour avoir dépavé quelques rues.

Mais quand certains des nôtres laissent leurs os au fond, nous ne sommes plus des bandits, mais de braves travailleurs.

Ceux qui échappent au grisou, aux éboulements, n’échappent pas aux poussières qui rongent les poumons, à l’eau qui rhumatisme, à l’asthme, au neuctilamus (les yeux qui dansent).

Car nous nous sommes des cadavres vivants.

Et nous ricanons quand nous lisons sur de jolies plaques bleues : “Protégez les animaux.” C’est très bien, mais la protection du mineur, elle n’existe pas.

Des héros? Pas vrai. De sales machines à dividendes».17

Malgré tout ce qu’avait de rebutant le métier de mineur et la menace de l’ensevelissement prématuré, le monde industriel tendait à les reproduire dans les conditions mêmes des ateliers et des machinofactures. Le rythme de vie de la mine, où le temps naturel avait été totalement évidé par l’obscurité souterraine qui confond le jour et la nuit, devenait le modèle vers lequel s’orientait la vie en usine. L’usine recréait l’atmosphère méphitique du milieu minier, la fosse : «Le centre de la vie des mineurs, c’est la fosse, c’est-à-dire l’ensemble des bâtiments, des installations et des machines servant à l’exploitation des gisements. Enclos fermé de murs et de grilles, au sol noir de charbon pulvérisé, aux cheminées fumantes, la fosse dresse la silhouette de ses ateliers à armature de fer, de ses puits d’aération, de ses grêles escaliers métalliques, au milieu d’un enchevêtrement de rails, d’aiguillages, de wagons, de locomotives, tandis que plus loin les scories s’accumulent sur les gigantesques terrils triangulaires. Au-dessous de cette exploitation en surface - “le jour” - toutes les installations souterraines - “le fond” - forment une véritable ville. Puits et galeries sont numérotés ou portent un nom. Certaines des galeries sont larges, et solidement boisées, d’autres sont étroites, tortueuses, mal aérées. Chaque matin, habillés d’une chemise grise, d’une veste et d’un pantalon de toile bleue, mais noircie par le charbon, la taille serrée par une large ceinture de cuir, coiffés du casque de cuir bouilli, chaussés de lourds brodequins cloutés, les mineurs se dirigent vers la descente. Au passage, ils reçoivent leur lampe de sûreté que tantôt ils portent à la main, tantôt ils accrochent à la ceinture. Ils prennent place dans les berlines, sous la surveillance du “chef moulineur” qui dirige la descente et la remontée. Un cri, “Hue à la viande!”, une sonnerie électrique retentit. Et la benne descend à grande vitesse, à 200, à 500, à 800 mètres sous terre, selon la profondeur des couches».18 Nul ne pouvait résister à l’angoisse quotidienne que suscitait chaque descente à la mine telle que décrite par L. Simon dans son Voyage en Angleterre pendant les années 1810 et 1811 : «C’est une opération un peu effrayante : le bout du câble qui sert à tirer le charbon de la mine, est retroussé en un grand nœud ou boucle; vous y passez la jambe, et ainsi à califourchon, tenant bien le câble entre vos bras, vous êtes poussé hors de la plateforme, et restez suspendu au-dessus d’un abîme dont l’obscurité cache l’effrayante profondeur. […] Nous touchâmes la terre à 378 pieds de profondeur. […] Un surtout de grosse laine par-dessus nos habits et chacun une chandelle à la main, nous nous avançâmes par une longue rue, ayant le roc au-dessus, le roc au-dessous, et un mur noir et brillant de chaque côté. […] Il y a beaucoup d’art à faire circuler l’air partout, sans oublier aucune rue, et la moindre erreur à cet égard produit quelquefois de grands accidents par l’inflammation du gaz hydrogène».19 Les jeunes apprentis y faisaient très tôt l’expérience de l'angoisse morbide : «À seize ans, Georges Dumoulin descend à la mine, la mort dans l’âme : “Je montai au moulinage comme à l’échafaud et j’entrai dans la cage comme un condamné à mort…”».20 C’est cette atmosphère, ce pénible sentiment que le patronat industriel entreprît de reconstituer dans l’esprit des ouvriers. Le journal militant «Ontario Workers» publia le poème Factory Girl inspiré des mêmes sensations que celle ressentie par l’apprenti mineur :

«Dix heures de travail par jour

Dans une salle à peine éclairée :

les machines étaient sa musique,

le gaz son unique parfum».21

Chez certains patrons qui poussaient l’autorité paternelle jusqu’à la détention carcérale, la fosse minière ou le trou des pénitenciers inspirèrent celui placé au centre de l’atelier, comme le révélèrent certains témoins déposant devant la Commission royale d’enquête canadienne sur les relations du Capital et du Travail : «Les manuels d’histoire qu’on nous donnait à apprendre à l’école racontaient l’histoire du Trou-Noir de Calcutta, cet épisode de la révolte des Indes en 1857*, au cours duquel un grand nombre de soldats britanniques, enfermés dans une petite cellule, périrent par étouffement. Mais ils ne nous ont pas appris l’histoire du Trou-Noir du Montréal, l’histoire de sévices infligés, non par des populations coloniales maltraitées à des impérialistes étrangers mais par des entrepreneurs canadiens à leurs compatriotes. Ce trou noir était situé dans la fabrique de tabac d’un certain J. L. Fortier, exploiteur notoire et ennemi acharné des ouvriers. Une sorte de trou à charbon servait dans le sous-sol à emprisonner les jeunes ouvriers rebelles. La porte était fermée par une bave de fer. Des apprentis racontèrent à la Commission d’enquête qu’un contremaître, après les avoir frappés, les avait jetés dans le trou noir. C’était l’hiver. Le sous-sol n’était pas chauffé. Il y étaient restés des heures».22 Ce cas polarisa l’attention des commissaires et devint vite célèbre dans tout le pays compte tenu de la personnalité du cigarier Fortier : «Si J.-M. Fortier, fabricant de cigares, est un illustre inconnu parmi les siens, il est aux yeux du Montreal Herald un “successful and popular townsman (…) one of the best judges of tobacco in the Dominion (…) a first class business man».23 D’autres iront d’ailleurs plus loin que l’usage du trou à isolement : «À la fabrique de cigares Grothé, il y avait une salle de torture qui valait bien le trou noir de Fortier. C’était la “chambre chaude”. On y mettait le tabac à sécher. On y faisait aussi transpirer les apprentis».24 Cette dernière perversion apparaît fortement teintée d’homoérotisme.

La mine ne fit pas qu’inspirer ces réduits de fond de manufactures ou ces trous punitifs. Plus subtilement, l’extension de la mine a précédé (et suivie) le développement de la tentacule urbaine. La révolution des transports, en effet, s’est effectuée souvent en partant d’un point d’extraction minier : «Les premiers chemins de fer en France ont été des moyens de circulation marchande subordonnés aux axes fluviaux. De Saint-Étienne à Andrézieux (1823), de Saint-Étienne à Lyon par Rive-de-Gier et Givors (1826), d’Épinac à Pont-d’Ouche (1833), d’Alais à Beaucaire (1833), la fonction du nouveau mode de transport a consisté à désenclaver un bassin houiller en amenant le charbon à une voie d’eau».25 Comme pour les manufactures à fortes concentration de travailleurs, les mines générèrent leurs propres logements, développèrent leurs propres centres urbains. Pour Lewis Mumford, «la ville du XIXe siècle devint effectivement une extension de la mine et en présenta l’aspect».26 L’Alsace offre ici l’exemple typique de l’impératif des réserves minières dans le développement des industries nationales, surtout à partir du moment où l’issue de la guerre de 1870 la fait basculer du territoire français au territoire allemand : «L’Alsace et plus spécialement Mulhouse, représentait pour l’industrie française l’équivalent de Manchester pour la Grande-Bretagne; le textile alsacien concentrait environ le tiers des capacités de production de l’industrie cotonnière, et se plaçait techniquement en pointe pour les méthodes de production; l’Alsace représentait aussi un des principaux centres de constructions mécaniques (machines textiles, machines à vapeur, matériel ferroviaire). La métallurgie est également très affectée par la perte des établissements Dietrich en Alsace et Wendel en Lorraine. La perte du gisement de minerai de fer, ou du moins de la partie de ce gisement qui était alors connue, a eu moins d’effet dans l’immédiat : la “minette” lorraine est un minerai à forte teneur d’impuretés, qui ne sera vraiment valorisé qu’à la suite de l’invention en 1878 du procédé de déphosphoration Thomas».27

En quelques générations, les villes occidentales se dotèrent des principaux éléments fantastiques de l’esprit gothique, le château et la tombe, l’usine et la mine : double fantasme de recès où l’utérus ne cessait de se confondre avec la voie anale. Recès originaire détourné vers l’intestinal, le roman familial de la technique, organisé par la conversion capitaliste et le rendement productif industriel, opérait un détournement pervers de la voie naturelle de l’humanité en l’humain, jusqu’à refouler ce détournement dans l’inconscient. Même dans ses rêves, même dans ses fantasmes, même dans ses pires angoisses, l’Homme-Machine ne restait rien de plus qu’une machine désirante frustrée, déviée, refoulée, une variable dans la comptabilité des profits et des pertes…

Notes :

1 C. Miquel et G. Ménard. op. cit. p. 237.

2 E. A. Poe. Œuvres en prose, s.v., Club français du livre, 1960, p. 660.

3 L. Mumford. Technique et civilisation, Paris, Seuil, Col. La Cité prochaine, 1950, p.70.

4 J. Gimpel. La Révolution industrielle au Moyen-Âge, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, #H19, 1975,  p. 84.

5 D. Woronoff. Histoire de l'industrie en France, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H248, 1998, p. 120.

6 Ed. Le Danois. Le rythme des climats, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique,1950, p. 90.

7 L. Mumford. op. cit. 1950, p. 189.

8 L. Mumford. Le Mythe de la Machine, t. 2 : Le Pentagone de la Puissance, Paris, Fayard, Col. Le Phénomène Scientifique, 1974, p. 601.

9 L. Mumford. op. cit. 1950, p. 147.

10 D. Woronoff. op. cit. p. 119.

11 L. Mumford. op. cit. 1950, p. 71.

12 R. Marx. La Révolution industrielle en Grande-Bretagne, Paris, Armand Collin, Col. U2, 1970, p. 262.

13 G. Lefranc. op. cit. p. 313.

14 M.-C. Touchard. La rage de survivre, s.v., La Tête de Feuilles et A.C.O., 1971, p. 160.

15 M.-C. Touchard. ibid. pp. 161-162.

16 F. Bédarida, in L.-H. Parias (éd.) Histoire générale du Travail, t. 3, L'ère des révolutions, Paris, Nouvelle Librairie de France, s.d. pp. 338-339.

17 Cité in M. Ragon. Histoire de la littérature prolétarienne de langue française, Paris, Albin Michel, 1986, pp. 266-267.

18 F. Bédarida, in L.-H. Parias (éd.) op. cit. p. 339.

19 Cité in R. Marx. op. cit. 1970, p. 108.

20 G. Lefranc. op. cit. p. 248.

21 Cité in C. Lipton. Histoire du syndicalisme au Canada et au Québec, 1827-1959, Ottawa, Éditions Parti Pris, 1976, p. 91.

* L'auteur confond ici l'épisode de la Révolte des Cipayes (1857) avec celui du Black Hole (1756). Edgar Poe lui-même évoquait «l'étouffement des cent-vingt-trois prisonniers du cachot de Calcutta» au premier paragraphe de The Premature Burial. op. cit. 1960, p. 660.

22 C. Lipton. op. cit. pp. 97-98.

23 J. Hamelin et Y. Roby. Histoire économique du Québec, 1851-1896, Montréal, Fides, Col. Histoire économique et sociale du Canada français, 1971, p. 282.

24 C. Lipton. op. cit. p. 100.

25 D. Woronoff. op. cit. p. 229.

26 L. Mumford. op. cit. 1950, p. 148.

27 J.-C. Asselain. Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours, t. 1 : De l'Ancien Régime à la Première Guerre mondiale, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H71, 1984, p. 160.

 

Émeute du Plog Plot (1848) Angleterre


MORALISATION

X.1 LES DÉFAILLANCES DE L’ANGLETERRE

Il serait exagéré de décréter que l'échec historique du mouvement ouvrier, en termes de création d’une base solide pour une nouvelle Église universelle capable de contenir le Libre-marché, fut une faillite complète. Alors que la violence déchaînée en France en 1789 permit à la bourgeoisie de s’installer dans le fauteuil du roi et de la noblesse, la classe ouvrière anglaise, bousculée par sa propre bourgeoisie, n’a pas osé recourir contre elle à une solution semblable. Pourtant le prolétariat anglais avait autant de raison - et bien plus - de recourir à des moyens violents pour débouter sa minorité dominante que les bourgeois français moins d’un siècle plus tôt contre leur aristocratie. Mais les Anglais écartèrent l’option violente, s’épargnant ainsi les frais d’une révolution, ce qui fît avorter les espérances révolutionnaires de Karl Marx. Or, pourquoi, précisément, la révolution socialiste n’éclata-t-elle pas dans cette Angleterre qui semblait offrir, par son Industrialisation rapide et anarchique, les conditions idéales d’une révolution sociale?

Ce penchant pour le pacifisme et les solutions négociées n’est pas apparu spontanément. Il a été cultivé par des siècles d’organisation des métiers qui implanta un mode de négociation entre employeurs et employés que l’organisation industrielle commença par récupérer. Comme le rappelle Henry Pelling : «Les métiers reconnus étaient administrés par les corporations, qui groupaient à la fois les patrons et les compagnons. Les compagnons étaient des ouvriers spécialisés qui avaient fait un temps d’apprentissage dans le métier. Les corporations étaient chargées de protéger les normes de leurs professions respectives, en établissant les conditions du service d’apprentissage, généralement fixé à sept ans. De plus, elles pouvaient aussi fixer les prix des produits manufacturés et déterminer le salaire à la pièce payé aux compagnons. Naturellement les compagnons prenaient un intérêt vital non seulement au taux du salaire à la pièce mais aussi à leurs conditions de travail et à la protection de leur statut en face des ouvriers non spécialisés. Ils étaient soucieux de restreindre le nombre de ceux qui pouvaient entrer dans leur métier et partager leurs privilèges : à cette fin, ils encourageaient la limitation du pourcentage d’apprentis par rapport aux compagnons».1 Lorsque la violence faisait irruption dans le monde des métiers, c’était qu’elle provenait souvent de l’extérieur, en particulier des conflits politiques ou religieux ou lors de la rivalité entre l’aristocratie et les Yeomen au XVIIe siècle. Ces confrontations violentes s’achevèrent sur une révolution paisible, la Glorious Revolution de 1688, qui fût présentée, avec son philosophe, John Locke, relevant du consensus moral, ce dont E. P. Thompson nous dit ce que valait ce concensus : «Mais l'imprécision de cette notion de "consensus moral", la question des limites au-delà desquelles l'Anglais n'était pas disposé à "se laisser bousculer", et des limites que le pouvoir n'osait pas franchir, est décisive pour la compréhension de la période. La position de l'Anglais moyen était moins démocratique, au sens positif de ce terme, qu'antiabsolutiste. Il se considérait comme un individualiste, doté de peu de droits reconnus, mais protégé par la loi contre l'arbitraire du pouvoir. Plus confusément, il sentait que la Glorieuse Révolution fournissait un précédent constitutionnel au droit de se révolter pour résister à l'oppression. Tel est sans doute le paradoxe central du XVIIIe siècle, en termes à la fois intellectuels et pratiques : le constitutionnalisme est l'"illusion de l'époque"...».2 Ce consensus moral, en effet, avait fait l’économie d’une révolution violente lors du passage de la dynastie des Stuarts à celle des Hanovre et fondait les bases d’une voie idéologique qui devait servir de modèle aux conflits socio-politiques ultérieurs : la voie réformiste.

Au départ, le réformisme est une stratégie entre gentlemen. Au niveau politique, entre l’aristocratie terrienne et la grande bourgeoisie marchande, protectionnisme et libre-échangisme allaient devenir les chevaux de bataille économiques entre la centralisation monarchique (de l'exécutif) pilotée par les Tories et le renforcement du pouvoir exécutif du Parlement par les Whigs. Le monde des métiers ne pouvait échapper à cette opposition idéologique; cette sous-morale technicienne de pilotage des conflits par voie réformiste vers le maintien d'un consensus social. Le réformisme n'était d’ailleurs qu’une solution politique et n’entendait rien à une sociologie des oppositions de classes. Même pour l'ouvrier, «ses revendications n’ont, quant à présent, rien de révolutionnaire. Il ne met pas en question l’ordre établi; la pensée de son affranchissement complet par un bouleversement de la société ne lui est pas encore venue. Ce qu’il demande, c’est l’augmentation de son salaire - le plus souvent il se borne à en combattre la réduction. Ce sont des garanties contre le chômage causé par l’usage des machines ou le nombre excessif des apprentis; c’est une discipline moins dure ou moins arbitraire dans l’atelier. En tout cela, son intérêt s’oppose à celui du patron, qui est de le payer le moins possible, d’abaisser les frais de production par l’emploi de l’outillage mécanique et de la main-d’œuvre à bon marché, d’exercer dans la fabrique et autour de la fabrique une autorité sans contrôle. De cette opposition inévitable résulte la lutte des classes : pour la soutenir, les forces ouvrières ont déjà commencé à s’organiser, et bientôt paraissent assez formidables pour alarmer le gouvernement, et le décider à recourir contre elles à des mesures exceptionnelles».3 Pourtant, le nouveau monde ouvrier, tel qu’il ressortait des modifications exercées par l’Industrialisation sur l’ancien monde des métiers et des ateliers, trouva des agitateurs qui ranimèrent un certain fonds de revendications, bien que souvent devenues anachroniques : «Pour certains, tels Thomas Evans, Ernest Jones, Harney, il s’agissait de reconquérir des libertés autrefois perdues par le fait de la violence normande : le thème du “joug normand”, beaucoup moins fréquemment évoqué pourtant que dans les siècles précédents, demeurait ainsi un mythe révolutionnaire. Revanche sur le passé ou conquête d’un monde nouveau, il fallait de toute manière déterminer le mode de la lutte».4 Ces agitateurs imbus d’archaïsmes historiques, en appelaient toutefois moins à des insatisfactions politiques qu’à la grogne sociale. Mais, au dernier quart du XVIIIe siècle, l’heure était aux Gordon Riots déclenchés contre les catholiques; au jacobinisme anglais inspiré de la France, et la parole politique domina les revendications sociales. Lorsque les effets de la Révolution française et des guerres napoléoniennes commencèrent à peser lourdement sur les épaules du petit peuple, «la populace ouvrière de Birmingham et de Manchester saccagea les chapelles et les maisons des Réformateurs dissidents, et les mineurs de Durham brûlèrent Tom Paine en effigie. Dans la masse de la classe laborieuse, le mécontentement se développa lentement et seulement en raison de souffrances très réelles, et pendant longtemps, il fut fragmentaire et régional et non point national».5

Si la France restait le pays de la Grande Révolution, éclipsant celle de 1640 en Angleterre qui vît rouler la tête de Charles Ier, l’Angleterre devenait le royaume des turbulences, et ce, pour toute la durée de la Révolution industrielle : «Le peuple anglais était célèbre dans toute l'Europe pour son indiscipline, et le peuple de Londres étonnait les étrangers par son irrespect. Le XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle furent ponctués de révoltes causées par le prix du pain, les péages, l'excise, la nécessité de "délivrer un prisonnier", les grèves, l'introduction de machines nouvelles, les enclosures, l'enrôlement forcé et maintes autres doléances. L'action directe pour satisfaire une revendication spécifique se retrouve, d'une part, dans les grands soulèvements politiques de la "populace" : les troubles wilkistes entre 1760 et 1780, les émeutes de Gordon (1780), les attentats contre le roi dans les rues de Londres en 1795 et en 1820, les émeutes de Bristol (1831) et les émeutes des arènes de Birmingham en 1839. On la retrouve, d'autre part, dans les formes organisées d'action illégale systématique, voire d'insurrection : le luddisme (1811-1813) et les émeutes de l'East Anglia (1816), la "dernière révolte des ouvriers" (1830), les émeutes de Rebecca (1839 et 1842) et le "complot des soupapes" (1842)».6 L’accroissement des tensions sociales obligea le Parlement, qui s’y refusait jusqu’alors, à traiter les crises sociales comme de nouveaux types de crises politiques. Le réformisme devait étendre le consensus moral au-delà des débats partisans : «De nombreux tisserands adhérèrent dans le Lancashire à des sociétés et clubs radicaux et les procès-verbaux judiciaires attestent la forte présence d’artisans parmi les dirigeants politiques du radicalisme. En 1817, une douzaine de milliers d’artisans participent à une marche sur Londres que les forces de l’ordre arrêtent à Stockport et qui fut connue sous le sobriquet de la marche des Blanketeers par allusion aux couvertures emportées par les manifestants. Le meeting de St. Peter, près de Manchester, rassembla en août 1819 quelque 60 000 personnes brandissant des bannières qui exaltaient l’“Unité et la Force”, “La Liberté et la Fraternité” et, anticipation du célèbre cri des canuts lyonnais douze ans plus tard, l’une d’entre elles portait ces mots : “Mourons comme des Hommes et ne nous laissons pas vendre comme des esclaves”. Terminée par le trop fameux “massacre de Peterloo”, cette manifestation avait rassemblé une majorité de tisserands : ils étaient 150 sur les 200 tués ou blessés et 46 d’entre eux furent parmi les 69 organisateurs reconnus du meeting! La répression très dure qui suivit, la difficulté de se réunir et de communiquer après le vote des Six Acts par le Parlement, entravèrent cette forme de manifestation sans éliminer les idéaux qui l’avaient fait adopter».7 Il fallait que les deux classes en arrivassent à recourir à d’autres moyens que la violence; telle devait être la leçon de Peterloo qui aurait pu entraîner des suites fâcheuses - à l’image du massacre du Champ-de-Mars à Paris en juillet 1791 qui se solda par l’assaut livré aux Tuileries un an plus tard -; sombre avertissement lancé aux parlementaires anglais. Moins insouciante que l’aristocratie française à la veille de l’explosion de 1789, la bourgeoisie anglaise anticipaient les effets les plus néfastes de l’usage de l’action violente. La répression devait être exemplaire mais non autoritaire. Peterloo, par sa violence, demandait que le réformisme basé sur le consensus moral devienne, à son tour, le mode de résolution des nouvelles confrontations sociales.

D’où cette soi-disant horreur de la violence que l’on attribue au peuple anglais dans son entier et à ses institutions en particulier. Cette horreur de la violence n'était un trait de caractère que de la minorité dominante avant tout - qu’elle fut aristocratique ou bourgeoise -, elle savait que la violence était une réaction des non-possédants et des troublions qui refusaient l’ordre établi : «Alors que la révolution économique en cours donne une dimension nouvelle aux grands problèmes politiques, l’apaisement semble souvent préféré à la révolte. Cette contradiction troublante n’est encore que partiellement élucidée. […] On peut certes invoquer la puissance des forces conservatrices. Elles tiennent l’État, le gouvernement local, la justice. Elles font la loi, et les Six Acts de 1821 sont le pendant des Two Acts de 1795-1796. Si la police est peu nombreuse, on peut toujours réunir les milices locales et faire appel à l’armée. Les classes dominantes ne règnent pas seulement par la force. Il convient de faire la part du traditionnel respect qu’elles inspirent, de la domination de la vie paroissiale par la gentry, du prestige extraordinaire des lords, de tout l’appui moral qu’elles reçoivent de la hiérarchie anglicane. Les travailleurs agricoles révoltés en 1830, “ne ressentaient pas leur révolte comme une révolte contre la société, mais comme une réaffirmation de leurs droits, modestes mais très anciens, à l’intérieur de l’ordre social traditionnel” (E. J. Hobsbawm). Des mythes anciens continuent d’exercer leur rôle, le lien entre liberté et propriété est rarement mis en cause. Des solidarités persistent ou se nouent : les manufacturiers ont beau jeu de lier pain cher et protectionnisme et de se poser en alliés de la classe ouvrière contre les landed interests; ceux-ci ne se privent pas de souligner le rôle néfaste de la machine et opposent la tyrannie des villes manufacturières à l’harmonie des campagnes, où le secours aux pauvres vient atténuer la misère. Des réformateurs avérés ne sont pas insensibles à la condamnation des nouveautés, et un Cobbett se fera le champion de l’ancien village et de la vieille et harmonieuse société d’autrefois : c’est là le dernier avatar de l’esprit qui exalta un âge d’or passé et créa le “mythe du joug normand” avant d’aboutir, quelques années plus tard, au torysme social d’un Disraeli. Les révoltés des campagnes, en 1830, semblent avoir été particulièrement sensibles à ces regrets».8 L’horreur de la violence puisait ses racines dans le mythe du consensus moral établi par la Glorious Revolution. Le poids des traditions pesait encore lourdement sur la façon de se représenter les antagonismes sociaux : «Vers la fin du siècle nous trouvons des marques certaines de syndicalisme dans ces industries d’ateliers ou à domicile qui se développaient parallèlement au capitalisme. Il faut rappeler que ces industries étaient encore communément rurales ou semi-rurales. Elles étaient souvent concentrées dans de grands villages compacts […] où le gros de la population travaillait pour la même industrie, souvent pour un seul capitaliste, ou pour un très petit nombre de capitalistes. De telles conditions permettaient de réaliser un très haut degré de cohésion et d’action commune. C’est ce qui entraîna de nombreuses grèves, même lorsqu’il n’existait pas d’organisation permanente. Ces grèves s’accompagnaient souvent d’émeutes violentes, d’incendies et de sabotages des machines - utiles à la fois pour faire pression sur les employeurs et pour prévenir toute action éventuelle des briseurs de grèves. […] Dans tous ces cas, nous avons l’image d’une organisation primitive mais d’une grande énergie et de beaucoup de courage. L’absence d’organisation régulière capable d’assurer des secours aux grévistes rendait l’émeute et le sabotage nécessaires pour faire le plus d’effet possible dans le plus bref délai : une grève qui ne pouvait être gagnée rapidement était perdue».9

Si le peuple anglais se montrait si turbulent, c’était bien à cause de ces tisserands réactionnaires à la nouvelle organisation du travail capitaliste, soit par le sweating system, soit en machinofacture, qui privait l’ancien artisan de ses libertés de faire. On en était au début d’un processus de développement des luttes de classes, où tout consensus semblait impossible, rendant la crise potentiellement violente en comparaison des conflits politiques. Sur ce point, le contraste entre les réactions de la bourgeoisie anglaise et celles des différentes bourgeoisies continentales, «est significatif. Il reflète, tout d’abord, la différence de réaction des entrepreneurs au coût des facteurs. Pour l’employeur britannique, le meilleur remède à l’insubordination était le chômage technique. C’est tout juste s’il lui venait à l’idée de permettre que des préoccupations sociales vinssent modifier l’organisation rationnelle de son entreprise. Deuxièmement, ce contraste révèle l’insécurité de la bourgeoisie du continent, cette peur profondément enracinée d’un autre soulèvement politique et social comparable à 1789. Assurément, l’Angleterre pouvait avoir ses alarmes, et elle les avait : témoin Peterloo, ou la gendarmerie supplétive de 1848. Mais ces maux-là passèrent, guéris par le bon sens, par l’humour ou par les deux. Généralement parlant, l’Angleterre tenait l’ordre social pour un fait accompli. L’industriel n’avait pas d’illusions sur l’hostilité de la classe ouvrière ou sur la possibilité de violences; mais il ne douta jamais que force resterait à la loi. Son homologue français - et dans une moindre mesure, le fabricant allemand ou belge - ne savait jamais trop quand l’agitation ouvrière ou le chômage tourneraient à la révolution politique. D’où son empressement à assimiler la pauvreté de la classe ouvrière et la criminalité - les classes laborieuses et les classes dangereuses».10 L’Angleterre, comme les différentes nations européennes, subissait mais plus rapidement l’érosion du système social traditionnel par l’antagonisme ouvert des groupes autour de la révolution technique. Mieux qu’en aucune nation continentale, qui toutes avaient conservé les multiples ordres de la société d’Ancien Régime, en Angleterre on en arrivait à l’affrontement de ces deux nations dont devait parler Disraeli dans l’un de ses romans de jeunesse : «La révolution industrielle préparait et rendait nécessaire une révolution politique. Les villages mouraient; les villes grandissaient. La carte politique du pays ne coïncidait plus avec sa carte démographique. Le Nord, jadis peu peuplé, jacobite et catholique, grouillait maintenant de mineurs et de tisseurs radicaux au sens anglais du mot : avancés et violents. Le développement de la grande industrie créait deux classes nouvelles : celle des riches manufacturiers dont la fortune proportionnelle à l’étendue des nouveaux marchés, devenait égale à celle des grands seigneurs terriens et allait exiger sa part d’influence; et celle des ouvriers des villes, tout à fait différents de l’ancien artisan villageois, plus accessibles aux agitateurs parce que plus groupés, et prêts à revendiquer un pouvoir politique parce que conscients de leurs forces. Entre ces “deux nations”, l’économie politique à la mode avait tracé la plus infranchissable des frontières».11 Or là où Marx devait voir l’issue eschatologique de la société capitaliste, les Anglais y virent plutôt une commodité, tant il est plus facile de passer un contrat entre deux entités rivales que de le passer entre différents groupes diversement opposés les uns aux autres! Surtout que les moyens policiers alors suggérés par les réformateurs sociaux blessaient la fibre libérale héritée de Locke et de la Glorious Revolution. Ainsi, «la Commission parlementaire de 1818 vit dans la proposition par Bentham d'un ministère de la Police "un plan qui ferait de chaque domestique l'espion des actes de son maître, et aboutirait à l'espionnage réciproque de toutes les classes de la société". Les tories craignaient la fin des droits des paroisses, des chartes et des pouvoirs des juges de paix locaux. Les whigs craignaient l'accroissement des pouvoirs de la Couronne et du gouvernement. Les radicaux comme Burdett et Cartwright préféraient la formule d'associations volontaires de citoyens ou un système de roulement parmi les habitants. Jusqu'au chartisme, la populace radicale voyait en toute police un instrument d'oppression. Un consensus tout à fait étonnant empêcha la création d'"un tribunal suprême et sans appel, tel qu'il en existe à l'étranger sous le nom de "Polilce supérieure" - instrument [...] inventé par le despotisme [...]. Le recours aux indicateurs et aux agents provocateurs après les guerres déclencha une véritable tempête de protestations auxquelles participèrent un grand nombre d'adversaires acharnés du suffrage universel masculin».12

Les moyens dont le gouvernement anglais se dota pour réprimer émeutes et révoltes populaires ne pouvait expliquer à eux seuls l’horreur de la violence manifestée par la population en générale. La violence fut présente du commencement à la fin du processus d’industrialisation de l’Angleterre. Elle commença avec les expropriations rendues légales, les enclosures, qui chassaient, par un moyen ou par un autre (la corruption ou les armes), les Yeomen qui ne parvenaient pas à se financer de grandes entreprises agricoles ou industrielles. Elle se manifesta aussi à travers l’urbanisation anarchique des grandes mégapoles industrielles ou portuaires. Elle se manifesta, quotidiennement, par la nouvelle organisation du travail divisé des machinofactures. Le passage de la terreur à l’horreur économique du château-usine gothique se fit dans la violence des machines qui mutilaient et tuaient les enfants et les adultes des deux sexes, mieux d'ailleurs que ces moutons qui - disait-on du temps de Thomas More -, dévoraient les hommes. Après avoir subi tant de souffrances, tant de violence, devait-on se résoudre à en supporter encore plus pour se libérer de l’exploitation? Retenons la faillite du mouvement luddite; le massacre de Peterloo; la répression sauvage et les exils en Australie qui accompagnèrent la progression de la Grande Union nationale consolidée des Métiers - qui compta un temps jusqu’à 500 000 adhérents -, et dont «les espoirs soulevés étaient démesurés en comparaison des moyens et de l’organisation; les employeurs réagirent avec violence en se regroupant par branches ou par villes, en étendant l’usage du “document”, inventé en 1833 dans le bâtiment, et qui était un engagement écrit de ne pas se syndiquer exigé de tout candidat à un emploi. À des grèves malheureuses correspondaient des lock-out (ou turn-out) dramatiques, comme à Derby à la fin de 1833 et dans les premiers mois de 1834. La sévérité des juges fut à la mesure des craintes soulevées dans les classes possédantes et les “conspirations”, plus ou moins prouvées par l’existence de cérémonies secrètes d’initiation à la vie syndicale, furent punies d’emprisonnement, voire, dans le cas de six malheureux ouvriers agricoles de Dorchester, de sept années de déportation. La multitude des petits conflits locaux vida les caisses de l’Union et épuisa les sentiments de solidarité. Dès juillet, l’échec était patent et, à la fin de 1834, la grande fédération était totalement ruinée : la rapidité de sa naissance prouve qu’elle correspondait à un besoin, celle de sa disparition qu’elle n’avait pas trouvé les militants persévérants ni les chefs avisés qu’elle aurait exigés».13 Roland Marx montre ailleurs comment le sort de cette Union, «n’en permit pas moins de mieux comprendre la faible emprise relative de doctrine de violence qui sont en même temps des doctrines de désespoir».14

Car le petit peuple anglais n’avait pas de raison de désespérer face aux nouvelles conditions engendrées par l’Industrialisation, ou si son désespoir ne fut pas acheminé jusqu’à la révolution, c’est à cause du ressaisissement rapide de la condition ouvrière par l’ensemble de l’économie nationale. Comme le soutient encore Roland Marx : «L’amélioration de leurs revenus, la possibilité de développer leur combat sur les terrains politique et syndical, convainquirent la plupart des chefs ouvriers de ne pas s’aventurer sur celui de l’organisation révolutionnaire. Les tenants des thèses les plus extrêmes firent souvent figure de rêveurs attardés, et ce fut le destin d’Ernest Jones, chartiste nostalgique, rallié après 1848 aux idées marxistes».15 Les agitateurs du début du siècle, encore inspirés par le jacobinisme français, avaient été remplacés par d’autres, rompus au consensus moral du débat politique, et «quelle chose extraordinaire que cet aspect de la tradition politique anglaise! C'est plus que de la polémique : c'est aussi de la théorie politique. Cobbett a défini, dans des termes qu'un manœuvre ou un artisan pouvait très bien comprendre, la fonction d'une forme très anglaise de l'accommodement réformiste. Plus encore, il dénonce, à plus d'un siècle de distance, les mawkses d'autres partis et d'autres époques. [...] Cobbet, en fait, contribuait à créer et à alimenter l'anti-intellectualisme et l'opportunisme théorique (sous les dehors d'un empirisme "pratique"), qui demeurèrent une caractéristique importante du mouvement ouvrier britannique».16 Le réformisme se positionnait à partir d’arguments archaïsants certes, mais rendus efficaces par le rapide développement de la nouvelle société industrielle. Il jouait, pour la conscience historique britannique, ce rôle de révélateur qu’avait joué l’action révolutionnaire pour la conscience historique française. La démagogie d’un Cobbett faisait patienter la grogne populaire en la berçant d’un rêve d’âge d’or idyllique que bien peu d’entre eux avaient en fait connu. C’était à la tradition du consensus - de la Magna Charta à la Glorious Revolution - qu’il en appelait, faisant son capital politique sur le dos de la question ouvrière. Son action dissuasive complétait à merveille le discours religieux en vogue. Bien avant E. P. Thompson, Élie Halévy avait relevé comment «la puissance de la religion évangélique fut la principale influence qui retint notre pays sur la voie de la violence révolutionnaire durant cette période de chaos économique et de négligence sociale : “Les hommes de lettres n’aimaient pas les évangéliques à cause de l’étroitesse de leur puritanisme; les hommes de science non plus, à cause de leur puérilité intellectuelle. Mais l’évangélisme est, au XIXe siècle, le véritable ciment moral du peuple anglais. C’est l’influence évangélique qui a conféré à l’aristocratie britannique une sorte de dignité stoïque; qui a mis en garde les nouveaux riches contre l’ostentation du luxe et de la débauche; qui a placé à la tête du prolétariat, une élite ouvrière éprise de vertu, capable de réserve. Telle est la force conservatrice qui vient rétablir en Angleterre l’équilibre momentanément rompu par l’explosion des forces révolutionnaires”».17 En effet, de conclure Roland Marx : «La vigueur du sentiment religieux dans les classes défavorisées, le renouveau religieux de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, l’horreur généralisée des révolutions et du sang, un sentiment fort répandu de respect envers la hiérarchie sociale ont à coup sûr joué sur les formes de la réaction ouvrière et ont tempéré les révoltes des prolétaires».18 Le méthodisme n’avait pas seulement donné le goût de la parole aux ouvriers britanniques, il leur avait communiqué l’horreur de la violence : celle employée par les patrons dans la nouvelle organisation du travail, mais également celle associée à une solution révolutionnaire aux crises et conflits sociaux. Le revival chrétien et les attentes d’un retour à la Verte Albion exercèrent un effet non négligeable sur la constitution de la conscience nationale qui n’allait pas être étranger au jingoïsme du second XIXe siècle. Cette rupture des générations, que Burke critiquait tant à l’égard de la Révolution française, devait être écartée par les travailleurs anglais, même si bon nombre d’historiens n’hésitent pas à soutenir que la situation après le premier tiers du XIXe siècle était suffisamment explosive pour entraîner une solution révolutionnaire et qu’elle fut finalement désamorcée par le Reform Bill de 1832. Il est difficile de dire jusqu’à quel point ceux qui soutiennent cette thèse ont raison ou tort, mais le Reform Bill confirma bien que le consensus moral, l’équilibre mis en place par la Glorious Revolution, demeurait toujours la solution privilégiée de la société anglaise face à ses conflits, autant sociaux que politiques. L’autorité surmonta la crise et le Parlement se réforma, évitant tout recourt à une quelconque action révolutionnaire. Il y avait là une évidence, prise désormais en exemple par tous les leaders politiques, sociaux et religieux, sur la manière de faire à l’anglaise les réformes nécessaires au maintient du bon ordre et du progrès de la nation, locomotive de l’Industrialisation et de la modernisation de la civilisation occidentale.

Notes :

1 H. Pelling. Histoire du syndicalisme britannique, Paris, Seuil, Col. Points-Pollitique, # P14, 1967, p. 15.

2 E. P. Thompson. La formation de la classe ouvrière anglaise, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H460, 2012, pp. 104-105.

3 P. Mantoux. op. cit. pp. 466-467.

4 R. Marx. L'Angleterre des révolutions, Paris, Armand Collin, Col. U prisme, # 12, 1971, p. 347.

5 G. M. Trevelyan. Histoire sociale de l'Angleterre, Paris, Payot, Col. Bibliothèque historique, 1949, p. 405.

6 E. P. Thompson. op. cit. p. 80.

7 R. Marx. op. cit. 1970, pp. 181-182.

8 R. Marx. op. cit. 1971, pp. 330-331.

9 A. L. Morton et G. Tate. Histoire du mouvement ouvrier anglais, Paris, Maspero, Col. Cahiers libres, # 39-40, 1963,  pp. 19-20.

10 D. S. Landes. op. cit. p. 264.

11 A. Maurois. Histoire de l'Angleterre, Paris, Hachette, 1963, p. 226.

12 E. P. Thompson. op. cit. pp. 107 et 108.

13 R. Marx. op. cit. 1970, p. 268.

14 R. Marx. op. cit. 1971, p. 364.

15 R. Marx. ibid. p. 355.

16 E. P. Thompson. op. cit. pp. 993 et 997.

17 G. M. Trevelyan. op. cit. pp. 826 et 830.

18 R. Marx. op. cit. 1970, p. 179.

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