LA POURSUITE DU SOLEIL
(extraits)
Sommaire de l'ouvrage
Historicité
Signification
Moralisation
Historicité
I. LA LÉGENDE NOIRE DE CHRISTOPHE COLOMB
I.1 De Christophe Colomb à l’Espagne
I.2 De l’Espagne à la civilisation occidentale*
II. SORTIR DE LA FINALITÉ DU MONDE?
II.1 Les grandes explorations comme nécessité historique
II.2 Poétique de l'espace de la rotondité de la terre
II.3 Un point tournant de la civilisation occidentale
II.4 Ténacité de la vision finaliste du monde
III. LORSQUE LES EXPLORATIONS DEVIENNENT DÉCOUVERTES
III.1 Les grandes découvertes comme contingence historique
III.2 Les ambiguïtés des écritures
III.3 L’invention de l’Amérique comme «Nouveau Monde»
IV. L’IRRUPTION DE L’«AUTRE» FACE À L’OCCIDENT
IV.1 L’«Autre» et l’aléatoire
IV.2 Le Sauvage
V. DE GRANDS ESPACES AUX VASTES HORIZONS
V.1 Gigantisme du Nouveau Monde
V.2 Les voyageurs de passage
V.3 L’occupation effective
VI. DE GRANDES CONVOITISES POUR DE VASTES POSSIBILITÉS
VI.1 La convoitise marchande
VI.2 La convoitise militaire
VI.3 La convoitise missionnaire
VII. LA BOUTURE
VII.1 Dynamique de la colonisation
VII.2 Le génocide préalable
VII.3 La Frontière
VII.4 La Nouvelle-Angleterre comme bouture réussie de l’Angleterre en Amérique
VII.5 La Nouvelle-France comme bouture manquée de la France en Amérique
VIII. LA GREFFE
VIII.1 La Conquista
VIII.2 Accouchement d’une nouvelle historicité ibéro-américaine
VIII.3 La Nouvelle-Espagne comme greffe réussie de l’Espagne en Amérique
IX. DE LA CONSCIENCE HISTORIQUE QUE NOUS AVONS DE LA DÉCOUVERTE DE L’AMÉRIQUE
IX.1 Naissance d’une pensée anthropologique
IX.2 L’Occident et l’«Autre»
IX.3 L’Américanité
I.1 De Christophe Colomb à l’Espagne
I.2 De l’Espagne à la civilisation occidentale*
II. SORTIR DE LA FINALITÉ DU MONDE?
II.1 Les grandes explorations comme nécessité historique
II.2 Poétique de l'espace de la rotondité de la terre
II.3 Un point tournant de la civilisation occidentale
II.4 Ténacité de la vision finaliste du monde
III. LORSQUE LES EXPLORATIONS DEVIENNENT DÉCOUVERTES
III.1 Les grandes découvertes comme contingence historique
III.2 Les ambiguïtés des écritures
III.3 L’invention de l’Amérique comme «Nouveau Monde»
IV. L’IRRUPTION DE L’«AUTRE» FACE À L’OCCIDENT
IV.1 L’«Autre» et l’aléatoire
IV.2 Le Sauvage
V. DE GRANDS ESPACES AUX VASTES HORIZONS
V.1 Gigantisme du Nouveau Monde
V.2 Les voyageurs de passage
V.3 L’occupation effective
VI. DE GRANDES CONVOITISES POUR DE VASTES POSSIBILITÉS
VI.1 La convoitise marchande
VI.2 La convoitise militaire
VI.3 La convoitise missionnaire
VII. LA BOUTURE
VII.1 Dynamique de la colonisation
VII.2 Le génocide préalable
VII.3 La Frontière
VII.4 La Nouvelle-Angleterre comme bouture réussie de l’Angleterre en Amérique
VII.5 La Nouvelle-France comme bouture manquée de la France en Amérique
VIII. LA GREFFE
VIII.1 La Conquista
VIII.2 Accouchement d’une nouvelle historicité ibéro-américaine
VIII.3 La Nouvelle-Espagne comme greffe réussie de l’Espagne en Amérique
IX. DE LA CONSCIENCE HISTORIQUE QUE NOUS AVONS DE LA DÉCOUVERTE DE L’AMÉRIQUE
IX.1 Naissance d’une pensée anthropologique
IX.2 L’Occident et l’«Autre»
IX.3 L’Américanité
Signification
I. LE «STADE DU MIROIR» DE L’OCCIDENT
I.1 Première forme de l’identique : la gemellité
I.2 Deuxième forme de l’identique : l’antipode
I.3 Le miroir occidental brisé
I.4 L’exploration entre la curiosité et la peur
II. AMBIGUÏTÉS SYMBOLIQUES DE CHRISTOPHE COLOMB
II.1 1492 comme fin du mouvement exploratoire médiéval
II.2 L’œuf de Colomb au miroir occidental
II.3 L’inquiétante étrangeté de Christophe Colomb
II.4 Le «pont de chair meurtrie»
III. IRRUPTION DE L’ÉTRANGETÉ
III.1 Communication et blessure
III.2 Agression de l’Islam et exotisme oriental
III.3 Névrose et psychose face à l’«Autre»
III.4 L’«Autre» amérindien
III.5 Amerigo Vespucci: le Nouveau Monde et la modernité
IV. LE JARDIN DES SUPPLICES
IV.1 Le viol*
IV.2 Abjection de l’«Autre» : version occidentale
IV.3 Abjection de l’«Autre» : version amérindienne
IV.4 Le pattern du bonnet rouge
IV.5 La cruauté des conquistadores
IV.6 Tristesse post-orgasmique et malédiction
V. LE JARDIN DES DÉLICES
V.1 L’Amérique à la jeunesse
V.2 Nostalgie du paradis perdu
V.3 Les îles utopiques
V.4 Le paradis retrouvé
V.5 La fièvre de l’or: l’Eldorado
V.6 La fièvre érotique: la Fontaine de Jouvence
VI. LE TRAUMATISME DE L’ENFANT TROUVÉ
VI.1 Les traumatismes du déracinement
VI.2 Parentalisation de l’Europe
VI.3 Infantilisation de l’Amérique
VI.4 Les deux voies du traumatisme infantile
VI.5 La voie anglaise
VI.5.1 De Pocahontas à Hannah Duston: l’impossible métissage anglo-amérindien
VI.5.2 Ségrégation dans l’espace : la réserve
VI.5.3 Les guerres indiennes
VI.5.4 Turbulences de la «Frontière»
VI.5.5. Répulsion américaine du Vieux Monde
VI.6 La voie française
VI.6.1 De Kateri Tekakwitha et de l’armée de pisseuses ou l’impossible métissagefranco-amérindien
VI.6.2 Le «père» de la Nouvelle-France
VI.6.3 France, mère indigne!
VI.6.4 Impact de la voie française sur le Canada anglais
VII. LE TRAUMATISME DU BÂTARD
VII.1 La voie espagnole
VII.1.1 La Malinche/Marina : le métissage hispano-amérindien
VII.1.2 Le métissage au prix de la déculturation des Espagnols
VII.1.3 Le métissage au prix de la déstructuration des Indiens
VII.1.4 L’ethnogénèse difficile du bâtard mexicain
VII.2 Reflets du Bâtard dans le miroir occidental fracassé
I.1 Première forme de l’identique : la gemellité
I.2 Deuxième forme de l’identique : l’antipode
I.3 Le miroir occidental brisé
I.4 L’exploration entre la curiosité et la peur
II. AMBIGUÏTÉS SYMBOLIQUES DE CHRISTOPHE COLOMB
II.1 1492 comme fin du mouvement exploratoire médiéval
II.2 L’œuf de Colomb au miroir occidental
II.3 L’inquiétante étrangeté de Christophe Colomb
II.4 Le «pont de chair meurtrie»
III. IRRUPTION DE L’ÉTRANGETÉ
III.1 Communication et blessure
III.2 Agression de l’Islam et exotisme oriental
III.3 Névrose et psychose face à l’«Autre»
III.4 L’«Autre» amérindien
III.5 Amerigo Vespucci: le Nouveau Monde et la modernité
IV. LE JARDIN DES SUPPLICES
IV.1 Le viol*
IV.2 Abjection de l’«Autre» : version occidentale
IV.3 Abjection de l’«Autre» : version amérindienne
IV.4 Le pattern du bonnet rouge
IV.5 La cruauté des conquistadores
IV.6 Tristesse post-orgasmique et malédiction
V. LE JARDIN DES DÉLICES
V.1 L’Amérique à la jeunesse
V.2 Nostalgie du paradis perdu
V.3 Les îles utopiques
V.4 Le paradis retrouvé
V.5 La fièvre de l’or: l’Eldorado
V.6 La fièvre érotique: la Fontaine de Jouvence
VI. LE TRAUMATISME DE L’ENFANT TROUVÉ
VI.1 Les traumatismes du déracinement
VI.2 Parentalisation de l’Europe
VI.3 Infantilisation de l’Amérique
VI.4 Les deux voies du traumatisme infantile
VI.5 La voie anglaise
VI.5.1 De Pocahontas à Hannah Duston: l’impossible métissage anglo-amérindien
VI.5.2 Ségrégation dans l’espace : la réserve
VI.5.3 Les guerres indiennes
VI.5.4 Turbulences de la «Frontière»
VI.5.5. Répulsion américaine du Vieux Monde
VI.6 La voie française
VI.6.1 De Kateri Tekakwitha et de l’armée de pisseuses ou l’impossible métissagefranco-amérindien
VI.6.2 Le «père» de la Nouvelle-France
VI.6.3 France, mère indigne!
VI.6.4 Impact de la voie française sur le Canada anglais
VII. LE TRAUMATISME DU BÂTARD
VII.1 La voie espagnole
VII.1.1 La Malinche/Marina : le métissage hispano-amérindien
VII.1.2 Le métissage au prix de la déculturation des Espagnols
VII.1.3 Le métissage au prix de la déstructuration des Indiens
VII.1.4 L’ethnogénèse difficile du bâtard mexicain
VII.2 Reflets du Bâtard dans le miroir occidental fracassé
Moralisation
I. LA PRÉDATION
I.1 Les intérêts de Christophe Colomb
I.2 L’erreur qui paie et les découvertes qui trompent
I.3 Prélèvements de chairs et de terres
I.4 Prélèvements d’or et de puissance
II. L’OCCIDENTALISATION
II.1 L’occidentalisation comme réaction à l’agression musulmane
II.2 Naissance du racisme occidental
II.3 L’occidentalisation du monde
III. L’EXPLOITATION
III.1 L’élan conquérant hispano-portugais
III.2 Nouvelles noblesses, nouveaux besoins
III.3 Violences de l’exploitation
III.4 L’épuisement des esclaves entraîne l’agonie des maîtres
IV. LA RECONNAISSANCE
IV.1 Contradictions morales de la conquête
IV.2 Reconnaissances
IV.3 Le commerce plutôt que l’or
V. COLONISER À L’ANGLAISE
V.1 L’Amérique comme fuite
V.2 Les caractères fondamentaux de la colonisation anglaise
V.3 La ségrégation entre le génocide et la réserve
V.4 Naissance du mythe américain
V.5 La rupture
VI. COLONISER À LA FRANÇAISE
VI.1 Le Canada comme création de l’Europe conservatrice
VI.2 Les caractères fondamentaux de la colonisation française
VI.3 La ségrégation entre la fréquentation et le mépris
VI.4 «Les créoles du Canada»!
VI.5 Le Canada… anglais
VII CONVERTIR À L’ESPAGNOLE
VII.1 La première Amérique
VII.2 Les caractères fondamentaux de la colonisation hispano-portugaise
VII.3 Dégradation morale des contacts
VII.4 Les réducciones
VII.5 Morcellement et multiplication des antagonismes sociaux*
VII.6 Double intérêt entre métropole et colonies
VII.7 Métissage culturel
VIII. LE «NOBLE SAUVAGE»
VIII.1 Décadence culturelle des Occidentaux transplantés en Amérique
VIII.2 Le bon sauvage
VIII.3 Rousseauisme et libéralisme classique face à l’Amérique
VIII.4 Les sanglots de l’homme blanc
I.1 Les intérêts de Christophe Colomb
I.2 L’erreur qui paie et les découvertes qui trompent
I.3 Prélèvements de chairs et de terres
I.4 Prélèvements d’or et de puissance
II. L’OCCIDENTALISATION
II.1 L’occidentalisation comme réaction à l’agression musulmane
II.2 Naissance du racisme occidental
II.3 L’occidentalisation du monde
III. L’EXPLOITATION
III.1 L’élan conquérant hispano-portugais
III.2 Nouvelles noblesses, nouveaux besoins
III.3 Violences de l’exploitation
III.4 L’épuisement des esclaves entraîne l’agonie des maîtres
IV. LA RECONNAISSANCE
IV.1 Contradictions morales de la conquête
IV.2 Reconnaissances
IV.3 Le commerce plutôt que l’or
V. COLONISER À L’ANGLAISE
V.1 L’Amérique comme fuite
V.2 Les caractères fondamentaux de la colonisation anglaise
V.3 La ségrégation entre le génocide et la réserve
V.4 Naissance du mythe américain
V.5 La rupture
VI. COLONISER À LA FRANÇAISE
VI.1 Le Canada comme création de l’Europe conservatrice
VI.2 Les caractères fondamentaux de la colonisation française
VI.3 La ségrégation entre la fréquentation et le mépris
VI.4 «Les créoles du Canada»!
VI.5 Le Canada… anglais
VII CONVERTIR À L’ESPAGNOLE
VII.1 La première Amérique
VII.2 Les caractères fondamentaux de la colonisation hispano-portugaise
VII.3 Dégradation morale des contacts
VII.4 Les réducciones
VII.5 Morcellement et multiplication des antagonismes sociaux*
VII.6 Double intérêt entre métropole et colonies
VII.7 Métissage culturel
VIII. LE «NOBLE SAUVAGE»
VIII.1 Décadence culturelle des Occidentaux transplantés en Amérique
VIII.2 Le bon sauvage
VIII.3 Rousseauisme et libéralisme classique face à l’Amérique
VIII.4 Les sanglots de l’homme blanc
LA DÉCOUVERTE DE L’AMÉRIQUE DANS LA CONSCIENCE HISTORIQUE OCCIDENTALE : LA RÉVOLUTION COLOMBIENNE
HISTORICITÉ
I.2
DE L’ESPAGNE À LA CIVILISATION OCCIDENTALE
Comment le crime espagnol
est-il devenu un crime occidental? L’hostilité «de tribu» dont
parle Salvador de Madariaga s’est finalement retournée contre la
civilisation tout entière. La cruauté sadique décrite par Las
Casas devint rapidement un modèle symbolique d’interprétation de
la découverte et de la conquête : «De
plus furieux passaient au fil de l’épée les mères et les
enfants. Ils faisaient de certains gibets, longs et bas, de manière
que les pieds touchaient quasi à la terre, chacun pour treize, à
l’honneur et révérence de notre Rédempteur et de ses douze
apôtres (comme ils disaient) et y mettant le feu brûlaient ainsi
tout vifs ceux qui y étaient attachés. À d’autres à qui ils
voulurent laisser la vie, ils leur coupèrent les deux mains à peu
près, et les laissant ainsi, ils disaient : “Allez avec ces
lettres porter les nouvelles à ceux qui se sont enfuis par les
montagnes!” Ils pendaient communément les seigneurs et nobles de
cette façon, et faisaient certaines grilles de perches sur des
fourchettes et un petit feu dessous, afin que, peu à peu, en donnant
des cris et dans des tourments infinis, ils rendissent l’esprit».1
Ce modèle de cruautés exemplaires - et gratuites - est, nous l’avons dit, à l’origine de la «légende noire» espagnole et à chaque fois que des détracteurs de l’Espagne ou des commentateurs littéraires et philosophiques ont remis ça, la légende s’est trouvée des créditeurs qui n’ont jamais cessé de l’enraciner avec moult détails dans la représentation sociale, c’est-à-dire notre conscience historique. Ainsi Voltaire, dans son Essai sur les mœurs de 1756, avoue répéter les dires de Las Casas : «Barthelémy de Las Casas, évêque de Chiapa, témoin de ces destructions, rapporte qu’on allait à la chasse des hommes avec des chiens. Ces malheureux sauvages, presque nus et sans armes, étaient poursuivis comme des daims dans le fond des forêts, dévorés par des dogues, et tués à coups de fusil, ou surpris et brûlés dans leurs habitations. Ce témoin oculaire dépose à la postérité que souvent on faisait sommer, par un dominicain et par un cordelier, ces malheureux de se soumettre à la religion chrétienne et au roi d’Espagne; et, après cette formalité, qui n’était qu’une injustice de plus, on les égorgeait sans remords. Je crois le récit de Las Casas exagéré en plus d’un endroit; mais, supposé qu’il en dise dix fois trop, il reste de quoi être saisi d’horreur».2 D’une manière plus humoristique, mais moins critique, une brochure française parue à Londres, en 1771, L'An 2440, de Sébastien Mercier «imagine un “singulier moment” où “les nations figurées [demandent] pardon à l’humanité” de leur cruauté. Parmi elles l’Espagne, gémissant “d’avoir couvert le nouveau continent de trente-cinq millions de cadavres, d’avoir poursuivi les restes déplorables de mille nations dans le fond des forêts et dans les trous des rochers, d’avoir accoutumé des animaux, moins féroces qu’eux, à boire le sang humain”».3 Enfin, l’Histoire des Indes… (1770) de l’abbé Raynal, ouvrage très couru au moment même où une colonie des Amériques obtient son statut d’État souverain (1776) témoigne encore de ce préjugé jusque-là purement anti-espagnol : «Mais “l’affreux système” qui, sous le voile de la religion et de la politique, allait aboutir à l’extermination des Indiens dans les colonies espagnoles est dénoncé avec la dernière vigueur. Les causes morales et politiques de cette stupide barbarie sont impitoyablement analysées : orgueil d’une nation “idolâtre de ses préjugés”, fanatisme religieux, ignorance des “vrais principes du commerce” et soif insatiable de l’or, préféré aux richesses qui sont le produit de l’industrie humaine, enfin “férocité naturelle de l’homme” qui, loin du monde policé, retourne à ses premiers instincts…»4 Au moment où la «légende noire» s’épuise sur la culpabilité de l’Espagne, les récriminations des jeunes États-Unis d’Amérique contre la mère-patrie Britannique étendent la légende à toutes les nations colonisatrices d’Europe. La course à relais étend ainsi le fardeau porté jusque-là essentiellement par l’Espagne à toutes les autres nations européennes qui ont trempé dans la «découverte» de l’Amérique.
Une relecture des
événements impose cette responsabilité partagée. Colomb n’est
plus un enfant de Gênes ou un mercenaire castillan. Il est le
premier «métis» des Amériques : «Formé
à Gênes et surtout au Portugal, mêlé par sa femme, Felipa Moniz
Perestrello, à la colonisation des îles atlantiques, à Madère,
Colomb a réalisé son œuvre dans le Niebla, la plus portugaise des
Andalousies. En un seul homme, les trois éléments géographiques
les plus importants de l’Europe à ‘époque des Découvertes se
trouvent réunis».5
Et la liste ira s'allongeant : piraterie pour les Français, origine
juive, voyages en mer Égée et en Afrique, dans les mers froides
d’Islande, le trajet de Christophe Colomb ramasse bien une
convergence de toutes les nations européennes. Puis, en Colomb se
pose cette logique implacable qui veut que «si
des terres nouvelles étaient découvertes, il faudrait les conquérir
et les gouverner et Colomb entendait faire les deux choses».6
D’où que tout récit d’histoire des États-Unis et d’histoire
du Canada commence par les voyages de Colomb et la date de 1492. Et
lorsque deux anthropologues québécois affirment qu’«il
ne nous paraît pas nécessaire d’insister sur ce que d’autres
ont déjà très bien démontré : que l’Occident a toujours
cherché à écouter, en les exterminant ou en les assimilant, tous
ceux qui se trouvèrent sur le chemin de son expansion»,7
c’est encore à Colomb qu’ils pensent, car il fut le premier à
«exterminer» et à vouloir «assimiler» les autochtones d’Amérique
dans la conquête des Caraïbes. C’est toute l’histoire de
l’occidentalisation du monde qui se trouve dans le destin américain
de Christophe Colomb. D'où tant de relectures sur des fils aussi
ténus. Houben nous dit : «De
son vivant déjà, l'imagination avide de miracle de ses
contemporains, amis ou adversaires, tissa autour de lui un réseau de
légendes et de récits qui est resté jusqu'à l'heure actuelle
impénétrable, bien qu'au XVIII et XIXe siècle une armée de
savants de tous les pays, disposant de toutes les connaissances et de
toute la perspicacité souhaitables, eût essayé de le percer. Il
est impossible de parcourir la totalité des livres qu'on a consacrés
à élucider le problème de Colomb. Chaque détail connu de son
existence a été étudié au microscope et soumis à l'action des
acides les plus violents de l'analyse scientifique. Mais, jusqu'au
moment où il apparut en Espagne, en 1484, les points de repère sont
rares; il est difficile de constituer avec leur aide une ligne
précise. Dans cette première phase de l'existence de Colomb, chaque
détail a été soit démontré avec une étonnante certitude par les
uns, soit combattu ironiquement par les autres. L'objet du débat a
été le premier à en souffrir. Les querelles acerbes des savants et
leur indignation commune à l'endroit du manque d'esprit critique des
anciens chroniqueurs et biographes furent fatales à Colomb
lui-même : si les uns l'élevèrent aux nues en tant que saint
et martyr, les autres mirent leur point d'honneur à lui arracher son
masque et à le montrer comme un fanfaron incapable ou un aventurier
dépourvu de scrupules. On se mit pourtant d'accord sur un fait :
c'est qu'à un moment décisif de l'histoire du monde, cet homme fut
étonnament favorisé du sort».8
Pourquoi alors tant d'acharnement et de révélations sur de supposés
détails cachés? Parce que, répond le même historien, «en
face de son personnage de découvreur béni des dieux que Colomb
voyait tout à coup auréolé de gloire, le passé obscur mettait une
note discordante. Le mystère dont il enveloppa son enfance et ses
premières années d'homme nous incite à conclure qu'il en avait
honte et qu'il crut devoir voiler plus d'un détail»,9
et son fils, anobli, fit de même, de telle sorte que sur la honte
secrète de l'homme, les générations ultérieures projetèrent la
honte des injustices et des crimes commis en Amérique.
Voilà la «légende noire»
généralisée. Toynbee affirme ainsi que «depuis
quatre ou cinq cents ans que le monde et l’Occident s’affrontent,
c’est le monde, et non l’Occident, qui a connu l’expérience la
plus significative. Ce n’est pas l’Occident qui a eu à subir les
assauts du monde, mais c’est le monde qui a subi les assauts de
l’Occident, et des assauts terribles…».10
Cette conquête devait s’insérer dans la structure de l’angoisse
paranoïde que nous avons identifiée comme se nouant définitivement
une génération avant le départ de Colomb sur l’océan
Atlantique,11
et le philosophe de l'histoire d'asséner que le contact entre
civilisations contemporaines, lorsque l’Occident est partie
menante, n'est que pure agression : «…il
est néanmoins vrai que la civilisation occidentale, au cours des
cinq derniers siècles, a pris l’initiative, du point de vue
culturel et politique, de la pénétration agressive de sociétés
contemporaines. Quand, au cours du XVe siècle, les marins de
l’Europe occidentale ont maîtrisé la technique de la navigation
océanique, ils ont acquis, de ce fait, un moyen d’accès réel à
tous les pays habités ou habitables à la surface de la terre.
Depuis cette date, et jusqu’à l’époque actuelle, la conquête
de l’océan a eu pour résultat l’établissement de contacts, aux
conditions occidentales, entre l’Occident et toutes les autres
sociétés vivantes, civilisées ou primitives. Dans l’existence de
toutes ces sociétés vivantes, le choc de l’Occident est devenu la
force sociale et primordiale, et la “question d’Occident”
devint la question fatidique. Comme la pression occidentale s’est
fait sentir de plus en plus, l’existence de ces sociétés a été
bouleversée, et ce n’est pas seulement l’organisation sociale
fragile des sociétés primitives survivantes qui a été pulvérisée,
les civilisations non occidentales vivantes ont aussi été secouées
et minées par cette révolution pour ainsi dire mondiale, d’origine
occidentale».12
Centrer les contacts entre
civilisations sur la seule agressivité occidentale est encore une
façon de faire de l’ethnocentrisme. D’abord, il y a fixation sur
une seule dimension des contacts, dimension sans doute importante
mais sûrement pas la seule, ni la plus profonde dans ses effets, ni
la moins acceptable dans ses intentions. Il a fallu une
prédisposition qui touchait l’Espagne du XVe siècle pour que le
voyage de Colomb puisse être entrepris et l'entreprise menée de
telle façon et non autrement; il en fallait une autre de la
civilisation entière pour qu’il soit imité et relayé. Tous les
Européens de l’époque, selon Salvador de Madariaga, «étaient
prêts inconsciemment à toutes les révélations extra-, infra- ou
surnaturelles, ou plutôt dirions-nous, à toutes les révélations
qui pouvaient élargir et transfigurer le sens et l’éventail du
“naturel”…13
La réalisation matérielle de tous ces voyages chargés de préciser
ou d’alimenter cette fantasmatique de curiosités multiples tout
comme les attentes individuelles et collectives beaucoup plus
pragmatiques, mobilisèrent des Européens de toutes les contrées,
et «il
suffit d’aligner les “points privilégiés de la découverte, du
négoce, de la banque et de la navigation : Lisbonne, Séville, Gênes
et le quadrilatère toscan, Anvers et les pieds des Alpes de
l’Allemagne italienne”, d’y joindre Londres et Bristol pour
constater que l’aventure américaine concerne l’essentiel de
l’Europe entreprenante de l’époque».14
Ces constatations qui se
révèlent à nous à travers les recherches historiographiques
depuis un siècle étaient pourtant ressenties dès l’époque des
grandes
découvertes.
Les équipages de Colomb traduisaient déjà la provenance
pan-européenne de l’entreprise. De même, l’équipage de
Magellan parti faire le tour du monde est une véritable société
des nations européennes : «À
bord, deux cent soixante-cinq hommes, forment les équipages les plus
hétéroclites qui se puissent voir : des Espagnols et des Portugais,
mais aussi des Français, des Italiens, des Flamands, des Anglais…».15
Dix-huit hommes seulement reviendront de ce premier tour du monde des
temps modernes. Avec la colonisation, les prédispositions
européennes se révéleront plus vastes que la seule main-d’œuvre
marinière: «La
découverte de l’Amérique est aussi une affaire européenne. Pas
seulement au sens où Jacques Cartier et les navires anglais de Cabot
cinglent vers le Nouveau Monde, mais parce qu’elle opère le
transfert sur le sol américain d’une accumulation d’expériences
occidentales qui font des Antilles, puis du Mexique et des Andes,
d’extraordinaires laboratoires humains. Dans ces environnements
hostiles ou déroutants, des groupes et des individus déracinés,
parfois passés par l’Italie ou la lutte contre l’islam,
s’acharnent à construire la réplique d’une société européenne
sur le dos des indigènes vaincus. La Découverte marque aussi le
démarrage de l’occidentalisation du monde, c’est-à-dire de la
diffusion, jusque dans les moindres recoins du globe, de modes de vie
et de façons de penser apparus en Europe occidentale. Pour cela elle
constitue, par-delà ce qu’elle mêle de modernité et d’archaïsme,
une dimension cruciale de notre identité. L’Europe moderne n’est
peut-être pas née en Amérique. Mais l’expérience américaine
envisagée sous le triple volet de la découverte, de la conquête et
de la colonisation du Nouveau Monde en constitue une étape
fondatrice».16
Une affaire
européenne mais
qui s’élargit au-delà de la civilisation, car il est désormais
évident que «l’on
peut être occidental sans être européen - ou, mieux, qu’être
occidental c’est cesser d’être européen».17
Voilà l’«étape
fondatrice»
qui s’incarne dans le geste de Colomb lors de la conquête
d’Hispañiola (Haïti) présentée comme une victoire de toute la
Chrétienté: «…Notre
Sauveur a donné cette victoire à nos illustres souverains… aussi
toute la chrétienté doit-elle se réjouir de gagner tant de peuples
à notre sainte religion et d’obtenir tant d’avantages temporels
qui ne profiteront pas qu’à l’Espagne. Tous les chrétiens
doivent trouver là réconfort et richesses».18
Ces prédispositions
européennes
aux Grandes
Découvertes, restituons-lui
son nom : la
Renaissance,
renvoient à un investissement des différentes capacités
techniques, intellectuelles, économiques et politiques des Européens
au XVe siècle. Les deux historiens du Nouveau Monde, Carmen Bernand
et Serge Gruzinski concluent l’aventure mexicaine en insistant sur
«cette
mobilité qui fait se croiser sur les routes et se bousculer dans nos
esprits l’Allemagne des maîtres chanteurs et celle des Welser -
d’Augsbourg à l’El Dorado via Maracaïbo -, les Pays-Bas de la
Toison d’or, l’Italie des Borgia et de Léonard, l’Espagne des
Aragonais et de Grenade est incontestablement un legs du dernier
Moyen Age, d’un monde fluide, sans frontière ou presque, avant la
cristallisation des États-nations. Il en ressort une Europe
réceptive aux cultures, au mélange des langues et des styles,
perméable aux êtres et aux choses venus d’horizons divers,
anti-dogmatique, encline au compromis comme pouvait l’être Érasme
ou d’autres humanistes avant que s’abattent les condamnations
sans appel d’un Luther ou d’un saint Ignace de Loyola».19
Enfin, c’est dans la personnalité même du nouvel empereur Charles
Quint, qui contient en elle-même toutes les particules héréditaires
de ces différentes provenances ethniques, que s’incarne le
Zeitgeist
: «Comprend-on
mieux pourquoi le détour par la Salamanque de Nebrija, la Grenade
des Mendoza, les Pays-Bas de Pierre de Gand et d’Érasme,
l’Angleterre de More, l’Italie de Lorenzo Valla et de Savonarole
s’imposait si l’on voulait cerner l’originalité, la dynamique
et l’envergure proprement européennes de l’expérience
mexicaine»?
Et de même l’ensemble de
l’Europe s’engagea-t-elle dans l’expérience américaine, de
même c’est l’ensemble de l’Europe qui devait se réveiller,
transformé par les apports américains : «Si
l’Europe a bouleversé par les armes la vie de tout un continent
qui lui faisait silencieusement face depuis des millénaires, ce
continent, l’Amérique, a conditionné l’évolution de l’Europe
depuis le XVIe siècle. L’univers clos et plein du Moyen Age a
soudain comme le vertige d’un formidable appel d’air. Tout a
semblé brusquement possible»20
Plus que tout autre historien, et sans doute est-ce dû à sa grande
sensibilité romantique, Salvador de Madariaga reconnaît dans les
conquistadores
du XVIe
siècle, moins les cruels tyrans de la «légende noire» qu’un
type d’hommes, formidable et terrible, commun à l’Europe du XVIe
siècle, mais dont la Conquête de l’Amérique a connu la version
castillane : «Par-dessus
tout, ils avaient du style; ce style qui provient d’un esprit
créateur, et se révèle dans les actes d’un Cortès aussi
clairement que dans une pièce de Shakespeare ou dans les symphonies
de Beethoven. Cortès “brûlant” ses vaisseaux, Pizarre tirant
une ligne avec son épée en travers de son chemin, Balboa tombant à
genoux en apercevant le Pacifique, et beaucoup d’autres faits de
cette sorte, sont des scènes qui demeurent dans les mémoires
humaines, douées de la force dramatique de la perfection».21
Il est toujours possible d’affronter sereinement la responsabilité occidentale face à l’Amérique et au reste du monde. Il est possible de déclarer l’expression «découverte» de l’Amérique comme ethnocentrique puisque la véritable découverte se produisit il y a fort longtemps, au temps des brumes de la Préhistoire. Abordant les explorations au Moyen Age, Jean-Paul Roux précise judicieusement: «Stricto sensu, il n’y a de découverte qu’absolue: celle, par exemple, de l’Amérique préhistorique par les Asiates chasseurs qui ont franchi le détroit de Behring et, pour la première fois, à l’époque leptolithique (-12,000 -10,000?) introduit le genre humain dans le continent. Tout le reste n’est que tentatives de groupes isolés, séparés par les vicissitudes de l’histoire, pour se pénétrer. Qu’est-ce donc que la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et ses émules? Une prise de conscience de l’Europe, un enrichissement de son savoir, un pont lancé entre une civilisation fermée sur elle-même et une autre appelée à un rayonnement universel, un essai de regroupement; nullement ce que le mot “découverte” signifie : quelque chose dont la connaissance est trouvée pour la première fois».22 Et l’Américain T. Jacobson de se demander : «Peut-être que la façon la plus neutre d’envisager la chose serait-elle justement d’éliminer le mot “découverte” et de dire que l’isolement de civilisations entières (qui était encore chose courante à l’époque) allait désormais prendre fin. Avant longtemps, il n’y aurait plus de “continent perdu à découvrir”».23
C'est, précisément, parce que la sérénité n'est pas partagée par tous les historiens ni tous les critiques que reviennent sans cesse nous hanter les légendes colorées. La décolonisation, qui s’est accélérée au cours des trente années qui suivirent la Seconde Guerre mondiale, devait envenimer la représentation sociale des Occidentaux : «L’expérience de l’impérialisme a laissé les ex-colonies dans une situation équivoque à l’égard des pays au contrôle desquels elles ont échappé, mais dont les valeurs culturelles semblent encore dominer le monde».24 Au-delà des campagnes militantes pro-tiers-mondistes, au-delà de l’aide aux «pays en voie de développement», les hommes de la décolonisation et des guerres de libération ont réactivé les symboles de la «légende noire» espagnole désormais généralisés à toute la civilisation occidentale (États-Unis et Canada compris). Un théoricien québécois, Jean Pellerin, à la suite du brûlot de René Guénon, La crise du monde moderne, diagnostique un complexe d’Alexandre chez l’homo occidentalis : «…je considère que l’homme de l’Ouest est (ou du moins semble être) plus fort que l’homme d’Asie parce que : a) il est mieux nourri; il mange du blé; b) il s’est mis en marge de la caravane humaine traditionnelle et permanente en rompant avec l’habitat et les traditions de la Civilisation néolithique; il improvise des cultures et a l’impression d’aller plus vite; c) loin de la caravane humaine, il a oublié ses origines et il eut tendance à mépriser les traditions fondamentales de l’espèce; d) il est convaincu d’avoir Dieu pour lui; e) fort de cette conviction il se croit le commun dénominateur de tout et veut imposer son «way of life» au reste du monde; f) il impose toujours sa loi par les armes, au nom de son Dieu; g) il accapare l’espace vital et les richesses de la planète; h) il est en train de mourir d’excès de jeunesse dans la serre chaude de son habitat artificiel».25 Pour confirmer une telle théorie, il suffit de dresser un bilan des agressions occidentales à la source des sanglots de l’homme blanc : «A priori, en effet, pèse sur tout Occidental une présomption de crime. Nous autres, Européens, avons été élevés dans la haine de nous-mêmes, dans la certitude qu’il y avait au sein de notre monde un mal essentiel qui exigeait vengeance sans espoir de rémission. Ce mal tient en deux mots : le colonialisme et l’impérialisme, et en quelques chiffres : les dizaines de millions d’Indiens éliminés par les conquistadores, les 200 millions d’Africains déportés ou disparus dans le trafic des esclaves, enfin les millions d’Asiatiques, d’Arabes, d’Africain tués durant les guerres coloniales puis les guerres de libération».26 Pour l’historien Marc Ferro, il s’agit là d’«une ultime exigence d’orgueil, la mémoire historique européenne s’est assurée un dernier privilège, celui de parler en noir de ses propres méfaits, de les évaluer elle-même, avec une intransigeance inégalée».27 Pathologiquement vôtre.
Mais c’est bien Pascal
Bruckner qui a poussé le plus loin l’analyse de ce phénomène de
psychologie collective et a reconnu tout ce qui avait de
faux-semblant ou d’ethnocentrique dans cette attitude à l’origine
du politically
correctness de
la fin du XXe siècle. «Écrasés
sous le poids de ces souvenirs infaments, nous avons été amenés à
regarder notre civilisation comme la pire après que nos pères se
sont crus les meilleurs».28
La commisération masochiste poursuivait finalement la vantardise des
ancêtres en fermant la boucle à l’accusation portée jadis sur la
personne de Colomb, puis des conquistadores.
Elle a
prise à sa charge la damnation jetée jadis sur l’Espagne et le
Portugal affaiblis eux-mêmes par l’inflation et l’absence de
prévoyance économique consécutives aux afflux des métaux précieux
et des épices des Caraïbes ou des Indes orientales. Et, en un temps
où la démocratie rend chaque citoyen solidaire de sa civilisation,
c’est dans sa responsabilité propre que la «légende noire»
l’atteint désormais et non plus seulement dans la personne de son
Souverain ou de son État-Nation. Voilà comment s'explique mon
auto-censure devant ma voisine espagnole. Ainsi, une représentation
sociale complexe, structurante de la civilisation occidentale, s’est
élaborée qui pose la découverte de l’Amérique comme une
agressivité aux conséquences irréversibles pour ceux qui en ont
été victimes, agression qui se paie de la fracture interne de
l’Occident; de la malédiction jetée sur le sens
de l’unité
entre une civilisation occidentale et une civilisation
extrême-occidentale opposant aujourd'hui l'Europe unie à l'Amérique
du Nord.
Notes
1
Las Casas, cité in A. J. Toynbee. Le
monde et l’Occident, Paris,
Gonthier, Col. Médiations, # 15, s.d., p. 122.
3
M. Duchet. Anthropologie
et Histoire au Siècle des Lumières,
Paris, Maspéro, Col. Bibliothèque d’Anthropologie, 1971, p. 194.
4
M. Duchet. ibid. p. 208.
5
P. Chaunu. L’Amérique
et les Amériques, Paris, Armand
Colin, Col. Destins du Monde, 1964, p. 61. Les italiques sont de
moi, j.-p. c.
7
S. Vincent et B. Arcand. L’image
de l’Amérindien dans les manuels scolaires du Québec,
Ville LaSalle, Hurtubise HMH, Col. Cahiers du Québec, # 51, 1979,
p. 320.
8
H.-H. Houben. Christophe Colomb, Paris,
Payot, Col. Bibliothèque historique, 1935, pp. 17-18.
9
H.-H. Houden. Ibid. p. 19.
10
A. J. Toynbee. op. cit. p. 7.
13
S. de Madariaga. Hernan
Cortés, Paris, Livre de poche,
Col. Historiques, # 1184-1185-1186, 1953, p. 95.
14
C. Bernand et S. Gruzinski. Histoire
du Nouveau Monde, t.1 : De la découverte à la conquête,
Paris, Fayard, 1991, p. 605.
15
J. Favier. Les
grandes découvertes, Paris,
Fayard, réed. Livre de poche, Col. Références, # 2934, 1991, p.
605.
16
C. Bernand et S. Gruzinski. op. cit. p. 10.
17
S. Gruzinski. Les
quatre parties du monde, Paris,
Seuil, Col. Points-Histoire, # H358, 2006, p. 345.
18
Cité in F. A. Kirkpatrick. Les
conquistadors espagnols, Paris,
Payot, Col. Histoire, # hp25, 1935, p. 26.
19
C. Bernand et S. Gruzinski. op. cit. p. 238.
21
S. de Madariaga.
Le déclin de l’empire espagnol d’Amérique,
Paris, Albin Michel, 1958, pp. 13-14.
22
J.-P. Roux. Les
explorateurs au Moyen Age, Paris,
Seuil, Col. Le Temps qui court, # 25, 1967, p. 7.
24
A. Toynbee. op. cit. 1975, p. 419.
28
P. Bruckner. op. cit. p. 12.
La poursuite du soleil, vol. 1.
Historicité
Historicité
La guerre du Roi Philip, extermination des Péquots 1675-1676
en Nouvelle-Angleterre
SIGNIFICATION
Le viol reste un acte érotique malgré tout l’aspect unilatéral de sa violence. Un accouplement dominé par la mort. Dans le cas de la transplantation par bouture, l’extermination puis l’exil intérieur des Amérindiens témoignent de la portée morbide du viol. Là où la transplantation s’est effectuée par greffe, un monde hybride, métissé, a surgi du viol, mais laissé les autochtones au rang social le plus inférieur de la hiérarchie. Le métis hispanophone est surgi comme un enfant non désiré et a donné racine à la représentation de soi comme bâtard, représentation dont le sens retient tout l’hypothèque du viol : «Car même pour qui s’était rallié aux Espagnols puis au christianisme, les ravages provoqués par la guerre et les épidémies imposaient l’omniprésence de la mort. Le monde chaotique dans lequel ces enfants apprenaient à s’orienter avait déjà pour leurs parents perdu une partie de son sens et beaucoup de sa stabilité. Il y aurait désormais un Avant et un Après, comme il y a chez nous un avant- et un après-guerre. La génération antérieure appartenait à un monde à jamais révolu…».5 L’hypothèque demeure parce que la Conquista des âmes reproduit dans la psychologie collective le viol physique opéré par la prise du territoire, le génocide microbien et les massacres guerriers. Dans le cas des sociétés qui ont érigé une Frontière de peuplement entre la colonie et le monde sauvage, le viol en est resté au stade pur de la fantasmatique sexuelle mais sans jamais à parvenir à rien d’autre qu’à la profanation. Les Européens, puis les Nord-Américains en vinrent à sublimer dans le délire érotique une vision du Sauvage qui reprenait à son compte les désirs violents qui avaient animé les premiers conquérants esseulés de femmes européennes et incapables d’inhiber une sexualité exacerbée par l’environnement aux mœurs ouvertes des peuples autochtones. Leslie Fiedler rappelle que «cette image [de femmes à la poitrine dénudée, attachées à un poteau autour duquel tourne la horde sauvage des Indiens], que l’on a si souvent vue reproduite en couverture des romans populaires, flatte le désir enfoui qu’a le mâle blanc de violer la femme (ici, par personne interposée) tandis que publiquement il condamne hautement cet acte de sauvagerie et, au fil des générations, ce viol a été le fait de “sauvages” de couleurs diverses: rouges, comme les Indiens; jaunes, comme le fourbe docteur chinois Fu Manchu; noirs, comme les lubriques Africains d’Edgar Rice Burroughs dans Tarzan; ou encore, violets et verts, comme les Martiens de la science-fiction de série B».6
Mais l’impact social du viol s’arrêtait là, entre l’extermination et l’exclusion. Il suffisait d’attendre la folklorisation de la culture autochtone et l’extinction des populations obstinées pour que l’Amérique du Nord trace un trait sur le résidu de la «préhistoire» de l’Amérique. Dans le cas de l’Amérique ibérique, le viol physique s’est doublé d’un viol moral longtemps dénoncé comme aliénation culturelle ou acculturation. Tout un destin nouveau, ni indien ni européen, s’esquissait à travers la nouvelle société à mesure que proliféraient les bâtards au point d’occuper une véritable strate sociale : «Ces premiers métis de père espagnol et de mère indienne n’avaient ni foyer, ni place définie dans la société de leur temps. […] S’ils furent en leur principe, enfants du viol de l’Amérique par l’Européen, hijas de la changada, les métis ne tardèrent pas à se compliquer de nuances nouvelles, sous l’effet notamment de l’apport négroïde dû à l’introduction d’esclaves africains dans le pays».7 Parallèlement, le viol moral se réalisa sous la forme de la conversion religieuse : «Concentration du capital religieux aux mains des missionnaires, dépossession corrélative des convertis. La stratégie de conversion des missionnaires visait à évacuer toute identité chez l’Amérindien. En effet, “l’être soi” fait place à l’identification, à “l’être comme”. C’est du regard de spécialiste du culte que le converti allait recevoir son identité, regard à la fois structurant et anéantissant…».8 Les conséquences devaient s’avérer désastreuses et ajouter au bilan du génocide.
Pour comprendre l’ampleur de la réaction aux viols physiques et psychiques de la Conquête, il faut s’arrêter à l’état antérieur de la cosmologie amérindienne avant l’intrusion des étrangers. L’Amérique n’était pas un univers de peuples plus pacifiques que ceux que l’on trouvait ailleurs dans le monde à la même époque. La domination des Aztèques sur les peuples mexicains n’était pas particulièrement douce. Beaucoup de rites religieux, en particulier les rites de passage ou les rites de catharsis, recouraient à des mutilations corporelles. Lorsque Pizarro pénétra dans les hauteurs andines, le pouvoir inca sombrait en pleine crise dynastique que su utiliser le Conquistador pour parvenir à ses fins. Partout, de la Terre de Feu à la Terre de Baffin, aucun peuple amérindien ne pouvait s’imaginer que cet état de chose allait changer de manière si brusque, c’est-à-dire que l’intrusion d’une force extérieure allait bouleverser jusqu’à l’anéantissement le monde qu’ils s’étaient aménagés dans leur représentation sociale de leur environnement, et ne laisser que des résidus de peuples subir les «conversions» imposées par les visiteurs étrangers : «À la veille de l’arrivée de Christophe Colomb, les Indiens auraient pu croire que rien ne devait changer et entraver leur mode de vie et que les barrières qui les protégeaient demeureraient infranchissables, mais aucune barrière ne devait résister à l’énergie farouche des colons, aucun obstacle naturel ne devait arrêter les Blancs dès qu’ils se seraient assuré un rivage du Nouveau Monde. Ils allaient forcer les Indiens à reculer toujours plus vers l’ouest et faire leur la terre d’Amérique».9 Ils furent donc pris par surprise et bon nombre des réactions variées de la part de ces peuples autochtones témoignent de ce désarroi psychologique face à l’état de viol qu’ils subirent : «L’Amérique s’est laissée prendre plus qu’elle ne s’est défendue; ce phénomène, qu’on appelle au Mexique le “malinchismo”, est frappant. De même que les Cempoaltèques et les Tlaxcaltèques ont préféré se livrer, pour nuire aux Aztèques, et de même que les Indiens préféraient les colons espagnols à leurs anciens caciques, les femmes indiennes suivaient de leur plein gré les vainqueurs en délaissant leurs époux indiens…».10
Depuis les premiers comptes-rendus de l’attitude des Aztèques devant la prise de Mexico-Tenochtitlán jusqu’aux écrits de Jacques Soustelle et d’Octavio Paz, la résignation avec laquelle fut reçue l’inéluctable conquête ne laisse d’étonner. Même chose chez les peuples péruviens : «Les Indiens paraissaient frappés d’une sorte de stupeur, comme s’ils ne parvenaient plus à comprendre l’événement, comme si celui-ci faisait éclater leur univers mental».11 La confrontation de la corrida trouve ici tout son sens tragique lorsqu’appliquée à un affrontement de deux virilités. Le symbole viril et fécond ici, c’est le soleil, c’est lui qui se fait castrer par l’épée froide d’acier trempé du conquérant : «Images de la chute et de la brisure du Soleil, source de toute vie; thèmes de l’agression et de la castration; évidence de la mort des dieux et de la mort des Indiens : la “révolution” des temps est vécue comme une catastrophe absolue. En ce sens, on peut dire que la Conquête provoque un véritable traumatisme collectif. Ne survit que le souvenir de la civilisation perdue : le traumatisme se prolonge, au lendemain de la Conquête, dans le regret des coutumes abandonnées…».12 Nathan Wachtel reconnaît explicitement cette castration symbolique lorsqu’il suppose, en plus : «Sans doute ce traumatisme pourrait-il être défini en termes plus rigoureusement psychanalytiques. Les thèmes de la castration du soleil, de l’abandon par le père, du deuil et de la solitude nous engagent sur une telle voie».13 Au Mexique, c’est toute la société traditionnelle dans ses liens familiaux et interpersonnels qui se trouve déstructurée devant l’ampleur du viol : «Le véritable “traumatisme” fut l’effondrement de l’organisation sociale traditionnelle et l’éradication des croyances religieuses qui en étaient le fondement. Le pillage du trésor d’Axayacatl par les compagnons de Cortès, la distribution (repartimiento) des gens du peuple (macehuales) à des maîtres (encomenderos) espagnols, furent la conséquence immédiate pour les individus, de la conquête espagnole. L’image de l’Apocalypse s’impose d’autant plus que les Indiens croyaient à de grandes catastrophes périodiques où l’humanité s’abîmait soudainement; l’année 1519 coïncida justement avec le terme d’une ère ou “Soleil”».14 Démoralisation parfaitement résumée de la vision des vaincus en 1521 par un poète :
Une véritable schizophrénie s’empara des sociétés où les membres se retrouvèrent divisés dans des tiraillements insolubles : «Une fois de plus, après le Mexique et le Pérou, les antagonismes engendrés ou exacerbés par la pénétration occidentale traversaient les familles et défaisaient les réseaux d’alliance. Le jésuite Anchieta s’émerveille de constater la désagrégation des liens les plus forts : “Ils se battaient à coup de flèches frères contre frères, cousins contre cousins, oncles contre neveux, et, mieux encore, deux fils qui étaient chrétiens étaient à nos côtés contre leur père”. Pour le disciple de saint Ignace cette perversion généralisée des rapports humains et de la sociabilité la plus élémentaire était l’ouvrage incontestable de la “main de Dieu” puisqu’elle secondait les desseins de la Compagnie».16 En effet, comment les Occidentaux auraient-il pu comprendre, vue cette déstructuration sociale et interpersonnelle, que la mort puisse être préférable à la conversion chrétienne et à la fidélité à l'Aztèque? «Suicides collectifs, infanticides, refus conscients de procréer sont signalés à plusieurs reprises par les chroniqueurs et témoignent d’un dégoût de la vie qui écrase la natalité au moment même où les cadavres s’accumulent. Peu importe les chiffres, sur lesquels on discute encore».17 Les différents récits et les recommandations officielles ne cessaient de déplorer les effets de cette démoralisation qui conduit à la pure négation de la vie : «Entre autres textes, citons une cédule datée de 1582, adressée à l’archevêque de Lima, où le roi s’alarme de la condition indigène. Ce document nous montre les Indiens poussés au suicide par désespoir et pour échapper aux mauvais traitements : les uns se pendent; certains se laissent mourir de faim; d’autres absorbes des herbes vénéneuses; des femmes enfin tuent leurs enfants à leur naissance, “pour les libérer des tourments dont elles souffrent”».18 L’état psychologique est donc le même partout où la Conquête a déstructuré les anciennes collectivités autochtones. Comme la Lucrèce de l’antiquité romaine, le suicide par déshonneur ou l’infanticide par compassion témoignent d'un fort sentiment de culpabilité ne parvenant pas à refouler le viol dans l’inconscient collectif. De telles cédules accusent encore de nos jours la conscience morale des Européens. Si les récits épiques donnaient souvent l’impression qu’à travers les marches de Cortés, de Balboa, de Pizarro, de Ponce de Léon et de Hernando de Soto, le Paradis terrestre découvert par Colomb se transformait en jardin des supplices, c'étaient d’abord pour les Amérindiens que leur territoire ancestral jadis paradisiaque s’était dérobé pour devenir un véritable enfer d’où il fallait s’enfuir par n’importe quel moyen, y compris la mort volontaire. La souillure du viol demeure imprimée, à la fois dans la résistance des Indiens à accueillir la civilisation occidentale et dans le métissage ethnique et culturel qui déborde, et du côté créole et du côté indigène, comme une bâtardisation commune, pilier de toute américanité. Il sera toujours possible à une moralisation de l’histoire d’élaborer des jugements rationnels et des justifications (essentiellement a posteriori) au viol de la Conquête et permettre à la conscience historique de «se faire à l’idée», mais une gêne viscérale est là pour rester, tant le viol de l’Amérique restera toujours visible par cette cicatrice symbolique d’une flore et d’une faune luxuriante aujourd'hui mutilée par les plantations commerciales et industrielles des Monsanto et compagnies, décor exotique d’un véritable jardin des supplices pour tous.
en Nouvelle-Angleterre
SIGNIFICATION
IV.1
LE VIOL
Située entre la timide
réciprocité et la paranoïa exacerbée, les premiers découvreurs
reçurent assez bien les premiers contacts pris avec le territoire et
les populations amérindiennes. Sans doute, le fait que les deux
parties ne communiquant pas vraiment, chacun crut reconnaître dans
ce que l’autre lui disait les attentes qu’il éprouvait
secrètement. Mais dès que la communication fut établie, les
premiers contacts s’orientèrent très vite vers la violence. Un
philosophe aussi perspicace que Montaigne le ressentait déjà en son
temps, et cela sans jamais avoir posé le pied en Amérique. Dans son
chapitre des Essais
sur les cannibales, il reconnaît que la seule violence qui s’exerce
dans la conquête de l’Amérique repose sur la responsabilité des
envahisseurs : «Je
ne suis pas marri que nous remarquons l’horreur barbaresque qu’il
y a en une telle action, mais oui bien de quoi, jugeant bien de leurs
fautes, nous soyons si aveugles aux nôtres. Je pense qu’il y a
plus de barbarie à manger un homme vivant qu’à le manger mort, à
déchirer par tourments et par gênes, un corps encore plein de
sentiment, le faire rôtir par le menu, le faire mordre et meurtrir
aux chiens et aux pourceaux (comme nous l’avons non seulement lu,
mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais
entre des voisins et concitoyens, et qui pis est, sous prétexte de
piété et de religion), que de le rôtir et manger après qu’il
est trépassé».1
Montaigne
faisant bien sûr allusion ici aux guerres récentes de religion en
France.
À peine découverte, une
île, une terre se voit l’objet d’une prise
de possession
suivie de l’invasion des conquérants, des soldats, des colons puis
des esclaves noirs. Le baiser se transforme en morsure qui déchire
les lèvres - d’une bouche? d’un vagin? d’une plaie? - de
l’Amérique, et «l’Europe
l’étouffera bientôt dans cet embrassement mortel qui détruit ou
réduit tout à sa propre ressemblance».2
Louis Dermigny rappelle, dans le prolongement de cette métaphore,
que la symbolique universelle considère que «la
terre est essentiellement féminine, dont la possession a été rapt
et viol. Et le thème du viol demeure, pour cette raison et pour
d’autres, inhérent au roman américain».3
Aucun auteur qui traite sérieusement du destin de l’Amérique ne
peut aujourd’hui échapper à cette métaphore symbolique. Le
passage de la découverte à la Conquête, par la voie ambiguë mais
chargée de l'unheimlich,
ne peut que se ramener à l’image outrageante du viol : «Plusieurs
blessures profondes ont marqué la relation entre l’Espagne et
l’Amérique espagnole. La première, bien sûr, fut la Conquête
elle-même. Nous avons terriblement conscience d’avoir assisté à
notre propre création, d’avoir été les observateurs de notre
propre viol, mais aussi de ce mélange de cruauté et de tendresse
qui ont entouré notre conception. On ne peut comprendre les
Hispano-Américains sans la reconnaissance de cette conscience aiguë
du moment où nous fûmes conçus, fils d’une mère sans nom,
nous-mêmes anonymes, mais sachant très bien le nom de nos pères.
Une douleur somptueuse, en quelque sorte, scelle l’union de
l’Ibérie et du Nouveau Monde; une naissance a lieu au fur et à
mesure que nous prenons conscience de tout ce qui a dû mourir
pendant que nous voyions le jour : la splendeur des anciennes
civilisations indiennes».4
Le viol reste un acte érotique malgré tout l’aspect unilatéral de sa violence. Un accouplement dominé par la mort. Dans le cas de la transplantation par bouture, l’extermination puis l’exil intérieur des Amérindiens témoignent de la portée morbide du viol. Là où la transplantation s’est effectuée par greffe, un monde hybride, métissé, a surgi du viol, mais laissé les autochtones au rang social le plus inférieur de la hiérarchie. Le métis hispanophone est surgi comme un enfant non désiré et a donné racine à la représentation de soi comme bâtard, représentation dont le sens retient tout l’hypothèque du viol : «Car même pour qui s’était rallié aux Espagnols puis au christianisme, les ravages provoqués par la guerre et les épidémies imposaient l’omniprésence de la mort. Le monde chaotique dans lequel ces enfants apprenaient à s’orienter avait déjà pour leurs parents perdu une partie de son sens et beaucoup de sa stabilité. Il y aurait désormais un Avant et un Après, comme il y a chez nous un avant- et un après-guerre. La génération antérieure appartenait à un monde à jamais révolu…».5 L’hypothèque demeure parce que la Conquista des âmes reproduit dans la psychologie collective le viol physique opéré par la prise du territoire, le génocide microbien et les massacres guerriers. Dans le cas des sociétés qui ont érigé une Frontière de peuplement entre la colonie et le monde sauvage, le viol en est resté au stade pur de la fantasmatique sexuelle mais sans jamais à parvenir à rien d’autre qu’à la profanation. Les Européens, puis les Nord-Américains en vinrent à sublimer dans le délire érotique une vision du Sauvage qui reprenait à son compte les désirs violents qui avaient animé les premiers conquérants esseulés de femmes européennes et incapables d’inhiber une sexualité exacerbée par l’environnement aux mœurs ouvertes des peuples autochtones. Leslie Fiedler rappelle que «cette image [de femmes à la poitrine dénudée, attachées à un poteau autour duquel tourne la horde sauvage des Indiens], que l’on a si souvent vue reproduite en couverture des romans populaires, flatte le désir enfoui qu’a le mâle blanc de violer la femme (ici, par personne interposée) tandis que publiquement il condamne hautement cet acte de sauvagerie et, au fil des générations, ce viol a été le fait de “sauvages” de couleurs diverses: rouges, comme les Indiens; jaunes, comme le fourbe docteur chinois Fu Manchu; noirs, comme les lubriques Africains d’Edgar Rice Burroughs dans Tarzan; ou encore, violets et verts, comme les Martiens de la science-fiction de série B».6
Mais l’impact social du viol s’arrêtait là, entre l’extermination et l’exclusion. Il suffisait d’attendre la folklorisation de la culture autochtone et l’extinction des populations obstinées pour que l’Amérique du Nord trace un trait sur le résidu de la «préhistoire» de l’Amérique. Dans le cas de l’Amérique ibérique, le viol physique s’est doublé d’un viol moral longtemps dénoncé comme aliénation culturelle ou acculturation. Tout un destin nouveau, ni indien ni européen, s’esquissait à travers la nouvelle société à mesure que proliféraient les bâtards au point d’occuper une véritable strate sociale : «Ces premiers métis de père espagnol et de mère indienne n’avaient ni foyer, ni place définie dans la société de leur temps. […] S’ils furent en leur principe, enfants du viol de l’Amérique par l’Européen, hijas de la changada, les métis ne tardèrent pas à se compliquer de nuances nouvelles, sous l’effet notamment de l’apport négroïde dû à l’introduction d’esclaves africains dans le pays».7 Parallèlement, le viol moral se réalisa sous la forme de la conversion religieuse : «Concentration du capital religieux aux mains des missionnaires, dépossession corrélative des convertis. La stratégie de conversion des missionnaires visait à évacuer toute identité chez l’Amérindien. En effet, “l’être soi” fait place à l’identification, à “l’être comme”. C’est du regard de spécialiste du culte que le converti allait recevoir son identité, regard à la fois structurant et anéantissant…».8 Les conséquences devaient s’avérer désastreuses et ajouter au bilan du génocide.
Pour comprendre l’ampleur de la réaction aux viols physiques et psychiques de la Conquête, il faut s’arrêter à l’état antérieur de la cosmologie amérindienne avant l’intrusion des étrangers. L’Amérique n’était pas un univers de peuples plus pacifiques que ceux que l’on trouvait ailleurs dans le monde à la même époque. La domination des Aztèques sur les peuples mexicains n’était pas particulièrement douce. Beaucoup de rites religieux, en particulier les rites de passage ou les rites de catharsis, recouraient à des mutilations corporelles. Lorsque Pizarro pénétra dans les hauteurs andines, le pouvoir inca sombrait en pleine crise dynastique que su utiliser le Conquistador pour parvenir à ses fins. Partout, de la Terre de Feu à la Terre de Baffin, aucun peuple amérindien ne pouvait s’imaginer que cet état de chose allait changer de manière si brusque, c’est-à-dire que l’intrusion d’une force extérieure allait bouleverser jusqu’à l’anéantissement le monde qu’ils s’étaient aménagés dans leur représentation sociale de leur environnement, et ne laisser que des résidus de peuples subir les «conversions» imposées par les visiteurs étrangers : «À la veille de l’arrivée de Christophe Colomb, les Indiens auraient pu croire que rien ne devait changer et entraver leur mode de vie et que les barrières qui les protégeaient demeureraient infranchissables, mais aucune barrière ne devait résister à l’énergie farouche des colons, aucun obstacle naturel ne devait arrêter les Blancs dès qu’ils se seraient assuré un rivage du Nouveau Monde. Ils allaient forcer les Indiens à reculer toujours plus vers l’ouest et faire leur la terre d’Amérique».9 Ils furent donc pris par surprise et bon nombre des réactions variées de la part de ces peuples autochtones témoignent de ce désarroi psychologique face à l’état de viol qu’ils subirent : «L’Amérique s’est laissée prendre plus qu’elle ne s’est défendue; ce phénomène, qu’on appelle au Mexique le “malinchismo”, est frappant. De même que les Cempoaltèques et les Tlaxcaltèques ont préféré se livrer, pour nuire aux Aztèques, et de même que les Indiens préféraient les colons espagnols à leurs anciens caciques, les femmes indiennes suivaient de leur plein gré les vainqueurs en délaissant leurs époux indiens…».10
Depuis les premiers comptes-rendus de l’attitude des Aztèques devant la prise de Mexico-Tenochtitlán jusqu’aux écrits de Jacques Soustelle et d’Octavio Paz, la résignation avec laquelle fut reçue l’inéluctable conquête ne laisse d’étonner. Même chose chez les peuples péruviens : «Les Indiens paraissaient frappés d’une sorte de stupeur, comme s’ils ne parvenaient plus à comprendre l’événement, comme si celui-ci faisait éclater leur univers mental».11 La confrontation de la corrida trouve ici tout son sens tragique lorsqu’appliquée à un affrontement de deux virilités. Le symbole viril et fécond ici, c’est le soleil, c’est lui qui se fait castrer par l’épée froide d’acier trempé du conquérant : «Images de la chute et de la brisure du Soleil, source de toute vie; thèmes de l’agression et de la castration; évidence de la mort des dieux et de la mort des Indiens : la “révolution” des temps est vécue comme une catastrophe absolue. En ce sens, on peut dire que la Conquête provoque un véritable traumatisme collectif. Ne survit que le souvenir de la civilisation perdue : le traumatisme se prolonge, au lendemain de la Conquête, dans le regret des coutumes abandonnées…».12 Nathan Wachtel reconnaît explicitement cette castration symbolique lorsqu’il suppose, en plus : «Sans doute ce traumatisme pourrait-il être défini en termes plus rigoureusement psychanalytiques. Les thèmes de la castration du soleil, de l’abandon par le père, du deuil et de la solitude nous engagent sur une telle voie».13 Au Mexique, c’est toute la société traditionnelle dans ses liens familiaux et interpersonnels qui se trouve déstructurée devant l’ampleur du viol : «Le véritable “traumatisme” fut l’effondrement de l’organisation sociale traditionnelle et l’éradication des croyances religieuses qui en étaient le fondement. Le pillage du trésor d’Axayacatl par les compagnons de Cortès, la distribution (repartimiento) des gens du peuple (macehuales) à des maîtres (encomenderos) espagnols, furent la conséquence immédiate pour les individus, de la conquête espagnole. L’image de l’Apocalypse s’impose d’autant plus que les Indiens croyaient à de grandes catastrophes périodiques où l’humanité s’abîmait soudainement; l’année 1519 coïncida justement avec le terme d’une ère ou “Soleil”».14 Démoralisation parfaitement résumée de la vision des vaincus en 1521 par un poète :
Sur
les chemins gisent des dards brisés,
les
chevelures sont éparpillées.
Les
maisons n’ont plus de toit,
leurs
murs sont pourpres.
Des
vers pullulent dans les rues, sur les places,
les
cervelles ont maculé les murs.
Rouges
sont les eaux que l’on dirait teintes, et quand
nous
les buvons, c’est comme si nous buvions de l’eau de salpêtre.
Nous
frappions pendant ce temps les murs de torchis,
mais
notre héritage était un filet plein de trous.
Les
écus furent sa seule défense, mais
même
les écus ne peuvent soutenir pareille solitude.
Nous
avons mangé du bois d'érythrine,
nous
avons mâché du chiendent imprégné de salpêtre,
des
mottes d’argile, des lézards, des rats, de la terre
poudreuse,
des vers […]. 15
Conquérants
et missionnaires s’entendirent pour s’inquiéter de la proportion
prise par cette démoralisation collective, toutefois sans saisir
exactement toute leur responsabilité, preuve que le sociocenrisme
n’était pas parvenu à un décentrement des égoïsmes occidentaux
qui refusaient d’admettre qu’on ne puisse pas tenir la vérité
du christianisme et l’autorité du Saint Empereur pour supérieurs
aux superstition ancestrales et à un empereur sanguinaire!
Une véritable schizophrénie s’empara des sociétés où les membres se retrouvèrent divisés dans des tiraillements insolubles : «Une fois de plus, après le Mexique et le Pérou, les antagonismes engendrés ou exacerbés par la pénétration occidentale traversaient les familles et défaisaient les réseaux d’alliance. Le jésuite Anchieta s’émerveille de constater la désagrégation des liens les plus forts : “Ils se battaient à coup de flèches frères contre frères, cousins contre cousins, oncles contre neveux, et, mieux encore, deux fils qui étaient chrétiens étaient à nos côtés contre leur père”. Pour le disciple de saint Ignace cette perversion généralisée des rapports humains et de la sociabilité la plus élémentaire était l’ouvrage incontestable de la “main de Dieu” puisqu’elle secondait les desseins de la Compagnie».16 En effet, comment les Occidentaux auraient-il pu comprendre, vue cette déstructuration sociale et interpersonnelle, que la mort puisse être préférable à la conversion chrétienne et à la fidélité à l'Aztèque? «Suicides collectifs, infanticides, refus conscients de procréer sont signalés à plusieurs reprises par les chroniqueurs et témoignent d’un dégoût de la vie qui écrase la natalité au moment même où les cadavres s’accumulent. Peu importe les chiffres, sur lesquels on discute encore».17 Les différents récits et les recommandations officielles ne cessaient de déplorer les effets de cette démoralisation qui conduit à la pure négation de la vie : «Entre autres textes, citons une cédule datée de 1582, adressée à l’archevêque de Lima, où le roi s’alarme de la condition indigène. Ce document nous montre les Indiens poussés au suicide par désespoir et pour échapper aux mauvais traitements : les uns se pendent; certains se laissent mourir de faim; d’autres absorbes des herbes vénéneuses; des femmes enfin tuent leurs enfants à leur naissance, “pour les libérer des tourments dont elles souffrent”».18 L’état psychologique est donc le même partout où la Conquête a déstructuré les anciennes collectivités autochtones. Comme la Lucrèce de l’antiquité romaine, le suicide par déshonneur ou l’infanticide par compassion témoignent d'un fort sentiment de culpabilité ne parvenant pas à refouler le viol dans l’inconscient collectif. De telles cédules accusent encore de nos jours la conscience morale des Européens. Si les récits épiques donnaient souvent l’impression qu’à travers les marches de Cortés, de Balboa, de Pizarro, de Ponce de Léon et de Hernando de Soto, le Paradis terrestre découvert par Colomb se transformait en jardin des supplices, c'étaient d’abord pour les Amérindiens que leur territoire ancestral jadis paradisiaque s’était dérobé pour devenir un véritable enfer d’où il fallait s’enfuir par n’importe quel moyen, y compris la mort volontaire. La souillure du viol demeure imprimée, à la fois dans la résistance des Indiens à accueillir la civilisation occidentale et dans le métissage ethnique et culturel qui déborde, et du côté créole et du côté indigène, comme une bâtardisation commune, pilier de toute américanité. Il sera toujours possible à une moralisation de l’histoire d’élaborer des jugements rationnels et des justifications (essentiellement a posteriori) au viol de la Conquête et permettre à la conscience historique de «se faire à l’idée», mais une gêne viscérale est là pour rester, tant le viol de l’Amérique restera toujours visible par cette cicatrice symbolique d’une flore et d’une faune luxuriante aujourd'hui mutilée par les plantations commerciales et industrielles des Monsanto et compagnies, décor exotique d’un véritable jardin des supplices pour tous.
Notes
1
Cité in J. Poirier (éd.) op. cit. p. 463.
2
R. Luraghi. op. cit. p. 52.
3
L. Dermigny. op. cit. p. 56, n. 13.
4
C. Fuentes. op. cit. p. 18.
5
C. Bernand et S. Gruzinski. op. cit. t. 2, p.
110.
6
L. Fiedler. op. cit. pp. 86-87.
7
J. Lafaye. op. cit. 1974, p. 26.
8
D. Delâge. op. cit. pp. 201-202.
9
R. B. Morris, in H. R. Graff (éd.) op. cit.
p. 15.
10
J. Lafaye. op. cit. 1964, p. 36.
11
N. Wachtel. op. cit. p. 37.
12
N. Wachtel. ibid. p. 59.
13
N. Wachtel. ibid. p. 63.
14
J. Lafaye. op. cit. 1974, p. 29.
16
C. Bernand et S. Gruzinski. op. cit. t. 2, p.
426.
17
F. Weymüller. op. cit. p. 82.
18
N. Wachtel. op. cit. pp. 145-146.
Jean-Paul Coupal.
La poursuite du soleil, vol. 2.
La Signification
La Signification
L'intendant Talon rendant visite à une famille de colons de
la Nouvelle-France (±1670)
la Nouvelle-France (±1670)
MORALISATION
Sans le présager, les colons espagnols devenaient créoles le jour où ils acceptaient de faire le deuil de la promotion sociale métropolitaine, ces purs hidalgos se voyant poussés au métissage qui contenait déjà en lui les promesses de la future indépendance : «L’Espagne était surtout, à leurs yeux, un pays de noblesse fermée, d’esprit peu ouvert (en tant qu’esprit de caste s’entend), mal disposé à reconnaître leur noblesse et à leur confier les hautes fonctions auxquelles un double héritage leur permettait de prétendre dans leur patrie américaine. Le métissage, sous toutes ses formes, portait en germes (et même déjà en tige) l’indépendance future des colonies américaines de l’Espagne et promettait l’avènement d’une civilisation originale».3 Cette civilisation naîtra surtout du conflit qui très tôt va opposer les créoles et les nouveaux envois de gachupines et de chapetones qui se pointaient pour administrer les colonies au nom du Roi d’Espagne : «Comment ne pas comprendre alors la déception des conquistadores qui virent des fonctionnaires fraîchement arrivés d’Espagne occuper progressivement les postes administratifs les plus importants dans les terres qu’ils avaient conquises, et de l’autorité desquels on les frustrait. Il n’est pas un seul état où l’on ne puisse apercevoir une rupture interne; pays “réel” et pays “légal” sont les expressions dont on se sert le plus souvent pour expliquer cette cassure. Or, en Amérique ibérique, cette rupture atteint des proportions extraordinaires…».4 Les créoles s'inspirèrent du régime seigneurial européen pour s’opposer à l’ingérence métropolitaine dans les affaires américaines. «Nous voudrions simplement souligner ceci, écrit M. Brickel : au XVIe siècle, le néo-féodalisme de nombreux conquérants et encomenderos a contribué à distendre les liens avec le suzerain, c’est-à-dire en définitive avec le roi d’Espagne, même si souvent on en appelait à la Couronne (lointaine) pour mieux résister aux vice-rois et Audiences (proches, relativement). C’est en ce sens, croyons-nous, qu’un certain regain d’esprit féodal, en ajoutant à l’éloignement géographique une distance morale et politique a pu favoriser la gestation de particularismes, de spécificités et, à la longue, d’une conscience nationale».5 Fernand Braudel nuance l’explication par la vastitude du territoire occupé par l’Espagne et le Portugal et la variété d’économies qui y proliférèrent : «Des régimes seigneuriaux spontanés prospèrent dans les zones d’élevage, comme le Venezuela ou l’intérieur brésilien. Des régimes féodaux échouent à travers l’Amérique espagnole à forte population indigène. Les paysans indiens sont bien concédés à des seigneurs espagnols, mais les encomiendas, données à titre viager, sont des bénéfices plutôt que des fiefs : le gouvernement espagnol n’a pas voulu transformer en féodalité le monde revendicateur des encomenderos, il y a longtemps tenu la main».6 Pour Braudel, les plantations relevaient par contre du «second servage», renforcement de la féodalité que le capitalisme naissant occasionnait dans les pays d’Europe de l’Est, sous le joug d’une nouvelle colonisation économique pour les intérêts de l’Europe occidentale. Quoi qu’il en soit, la variété de ces développements socio-économiques engagea les créoles d’Amérique à se distinguer nettement des métropolitains d’Espagne au point qu’il devint clair qu’ils formaient une société toute différente.
À l’opposé, les Indiens restèrent la lie de la civilisation, comme les gachupines et les chapetones apparaissaient comme une tête grotesque d’un corps dont les Indiens seraient les pieds boueux. Mais s’il s’avérait possible de changer de tête, c’était plus difficile de nettoyer les pieds. Vexations, exploitations, dégradations morales étaient leur lot quotidien comme du temps des conquistadores, à tel point que certains dignitaires du haut clergé espagnol n’hésitèrent pas à exprimer les inquiétudes face aux conséquences de l’exploitation indigène si celle-ci n’était pas réformée : «Un Informe sobre Immunidades del Clero, patronné par l’évêque de Michoacán, Antonio de San Miguel, mais écrit par son coadjuteur Manuel abad y Queipo, analyse les défauts et les abus du système social et propose un certain nombre de réformes. Il est significatif de trouver parmi les défauts du système la distance qui tenaient les “Espagnols”, à la fois les Créoles et les Européens, éloignés des Indiens, et les castes. Le principal mal, aux yeux de l’évêque, était ce qui est encore le mal de la plupart des pays capitalistes : un dixième de riches détenaient la plus grande part des richesses. Mais la différence de couleur rendait les choses pires. Les privilèges que les lois des Indes accordaient aux indigènes agissaient en pratique contre eux et devaient être supprimés. L’évêque proposait l’abolition du tribut, et de l’”infamie légale” impliquée dans l’existence d’une législation différente pour les peuples de couleur; qu’ils soient déclarés aptes à toutes les charges civiles qui n’exigeaient pas des titres de noblesse; la distribution de terres de la Couronne aux Indiens; une loi agraire semblable à celle qui dans les Asturies et la Galice accordait aux paysans le droit de cultiver toute terre laissée en friche par ses propriétaires; enfin d’autres réformes similaires. Si cela n’était pas fait, déclarait carrément l’évêque, même l’autorité du clergé ne suffirait pas pour maintenir le peuple fidèle à son souverain».10 Évidemment, rien ne fut fait, et des Indiens provint ce dynamisme révolutionnaire qui faisait défaut aux Créoles et conduisit l’ensemble des colonies à l’Indépendance. Comme le note Octavio Paz, «la guerre d’Indépendance fut une guerre de classes, et l’on en comprendrait mal le caractère si l’on oubliait que, contrairement à ce qui se passa en Amérique du Sud, notre Indépendance [mexicaine] fut une révolution agraire en gestation».11 Comme toujours, la révolution des curés Morelos et Hidalgo fut spoliée par les intérêts créoles qui en profitèrent pour se débarrasser des gachupines, mais les intérêts pour les réformes agraires poursuivies par les Indiens furent récupérés et leur condition resta sensiblement la même que du temps de la Nouvelle-Espagne. La guerre d’Indépendance resta une révolution inachevée qui devait éclater - et combien plus violemment - un siècle plus tard.
Notes
VII.5
MORCELLEMENT ET MULTIPLICATION DES ANTAGONISMES SOCIAUX
Pour poussée que fut
l’utopie des reducciones,
elle n’en
resta pas moins marginale. Le reste des grandes institutions ne
manifesta jamais un aussi grand intérêt pour la conversion. Par
contre, elles contribuèrent à morceller la société en suivant les
frontières raciales pour spécifier chaque groupe d’appartenance :
«Les
Espagnols d’Amérique
(Española
americanas)
ou créoles
(criollos),
ainsi appelés par opposition aux Espagnols d’Espagne, se sont
considérés eux-mêmes comme différents et liés entre eux par leur
commune patrie américaine. À leur fierté répondait le dédain de
leurs compatriotes de la Péninsule, qui les appelaient les
“Indianins”
(en
espagnol Indiano,
tandis qu’Indien se dit Indio).
À leur tour, les créoles surnommaient les Espagnols fraîchement
débarqués en Amérique, les “bleus” (bozal),
terme appliqué originellement aux esclaves razziés sur les côtes
de Guinée et encore inhabiles aux travaux de l’esclavage). Au
Mexique, les Espagnols nouveaux venus étaient appelés gachupines,
mot d’origine apparemment nahuatl, et au Pérou chapetones.
L’expression “Mort aux gachupines!” fut un des slogans des
guerres de l’Indépendance au XIXe siècle, et leur a survécu».1
Chaque groupe, gachupines
ou chapetones,
créoles, métis, indiens et noirs eut son développement
particulier, mais toujours défini par le jeu des relations qui
animaient la société locale. Gachupines
et chapetones
restèrent essentiellement les fonctionnaires de l’État espagnol,
c’est-à-dire des colons de
passage. Aussi
«n’habitaient-ils»
pas l’Amérique mais y faisaient respecter et y exerçaient les
prérogatives de la Métropole. Lorsqu’ils s’établissaient
définitivement en Amérique, ils devenaient des créoles et le sens
de leurs intérêts changeait. Cette évolution fut celle qui mena
des premiers conquistadores
qui, de
pilleurs et de prédateurs, se transformèrent en encomienderos.
La
frustration de ne pouvoir s’élever dans la haute noblesse
espagnole les poussait à former une nouvelle hiérarchie proprement
américaine. Comme l’écrit J. Perez : «On
est passé sans transition du conquistador au créole, car le créole
se définit par un état d’esprit au moins autant que par son lieu
de naissance et cet état d’esprit est un curieux mélange
d’orgueil et de frustration. Les conquistadores,
vite devenus des créoles, se croient victimes d’une injustice : on
leur a volé les fruits de leur conquête, les encomiendas,
d’abord, les situations lucratives ensuite. C’est un sentiment
qui comptera beaucoup dans la formation de la conscience créole
[…]; dans
ces pays qui passent pour fabuleusement riches et qui sont en effet
les plus gros producteurs d’argent du monde, la majorité des
blancs mènent une existence plutôt médiocre
[…]. D’où
le ressentiment contre la mère-patrie et ses fonctionnaires et le
repli sur une terre qu’on est bien décidé à ne plus quitter et
qu’on se met à défendre contre les préjugés et les accusations
malveillantes».2
Sans le présager, les colons espagnols devenaient créoles le jour où ils acceptaient de faire le deuil de la promotion sociale métropolitaine, ces purs hidalgos se voyant poussés au métissage qui contenait déjà en lui les promesses de la future indépendance : «L’Espagne était surtout, à leurs yeux, un pays de noblesse fermée, d’esprit peu ouvert (en tant qu’esprit de caste s’entend), mal disposé à reconnaître leur noblesse et à leur confier les hautes fonctions auxquelles un double héritage leur permettait de prétendre dans leur patrie américaine. Le métissage, sous toutes ses formes, portait en germes (et même déjà en tige) l’indépendance future des colonies américaines de l’Espagne et promettait l’avènement d’une civilisation originale».3 Cette civilisation naîtra surtout du conflit qui très tôt va opposer les créoles et les nouveaux envois de gachupines et de chapetones qui se pointaient pour administrer les colonies au nom du Roi d’Espagne : «Comment ne pas comprendre alors la déception des conquistadores qui virent des fonctionnaires fraîchement arrivés d’Espagne occuper progressivement les postes administratifs les plus importants dans les terres qu’ils avaient conquises, et de l’autorité desquels on les frustrait. Il n’est pas un seul état où l’on ne puisse apercevoir une rupture interne; pays “réel” et pays “légal” sont les expressions dont on se sert le plus souvent pour expliquer cette cassure. Or, en Amérique ibérique, cette rupture atteint des proportions extraordinaires…».4 Les créoles s'inspirèrent du régime seigneurial européen pour s’opposer à l’ingérence métropolitaine dans les affaires américaines. «Nous voudrions simplement souligner ceci, écrit M. Brickel : au XVIe siècle, le néo-féodalisme de nombreux conquérants et encomenderos a contribué à distendre les liens avec le suzerain, c’est-à-dire en définitive avec le roi d’Espagne, même si souvent on en appelait à la Couronne (lointaine) pour mieux résister aux vice-rois et Audiences (proches, relativement). C’est en ce sens, croyons-nous, qu’un certain regain d’esprit féodal, en ajoutant à l’éloignement géographique une distance morale et politique a pu favoriser la gestation de particularismes, de spécificités et, à la longue, d’une conscience nationale».5 Fernand Braudel nuance l’explication par la vastitude du territoire occupé par l’Espagne et le Portugal et la variété d’économies qui y proliférèrent : «Des régimes seigneuriaux spontanés prospèrent dans les zones d’élevage, comme le Venezuela ou l’intérieur brésilien. Des régimes féodaux échouent à travers l’Amérique espagnole à forte population indigène. Les paysans indiens sont bien concédés à des seigneurs espagnols, mais les encomiendas, données à titre viager, sont des bénéfices plutôt que des fiefs : le gouvernement espagnol n’a pas voulu transformer en féodalité le monde revendicateur des encomenderos, il y a longtemps tenu la main».6 Pour Braudel, les plantations relevaient par contre du «second servage», renforcement de la féodalité que le capitalisme naissant occasionnait dans les pays d’Europe de l’Est, sous le joug d’une nouvelle colonisation économique pour les intérêts de l’Europe occidentale. Quoi qu’il en soit, la variété de ces développements socio-économiques engagea les créoles d’Amérique à se distinguer nettement des métropolitains d’Espagne au point qu’il devint clair qu’ils formaient une société toute différente.
L’écart ne cessa de
s’élargir lorsque l’enrichissement des Espagnols d’Amérique
coïncida avec la rapide dégradation des Espagnols d’Europe qui,
d’un roi l’autre, d’une dynastie à une autre, en deux siècles,
devinrent des colonisés en terre européenne. Au XVIIIe siècle,
alors que l’Espagne passait sous la tutelle des Bourbons, dont
certains membres, si l’on en croit le célèbre tableau de Goya,
Charles IV
et sa famille, étaient
proprement des arriérés mentaux, les riches Espagnols d’Amérique
revenaient de la Métropole avec «le
sentiment de déception et d’humiliation qu’ils éprouvèrent en
découvrant que l’Espagne n’était pas assez confortable, riche,
propre et active pour prétendre à être la métropole de villes
telles que Mexico et Lima. Nous ne devons pas sous-estimer ces
raisons, quoiqu’à première vue elles apparaissent superficielles.
Le riche Créole qui avait visité Rome, Paris et Londres, pouvait
malaisément supporter de se considérer comme le sujet d’un roi
dont la cour ne pouvait se comparer, pour la propreté, la dignité,
et, comme Cortés l’aurait formulé, la noblesse, avec les cours de
deux vice-rois des Indes
[…]. Nous
savons que cette mésentente entre Créoles et Européens fut
alimentée par la rivalité au sujet des honneurs et des charges
civiles et ecclésiastiques…».7
Et, de poursuivre notre historien : «L’orgueil
du Créole était blessé lorsqu’il constatait qu’on accordait le
poste qu’il convoitait à un Espagnol d’Europe d’un rang
inférieur ou de mérites moindres. Par une sorte de compensation, il
se développait en lui la tendance à voir dans l’Espagne,
lorsqu’on la comparait non seulement aux autres nations européennes
mais même aux grands royaumes des Indes, un pays arriéré».8
Un tel état de désenchantement suffisait à élargir le fossé
entre colonies et Métropole espagnoles, aussi, comme M. de Madariaga
le souligne encore : «Un
tel état d’esprit eut deux conséquences. La première fut que les
Créoles changèrent le nom qu’ils s’étaient donné. Pendant
près de trois siècles, il avaient été des “Espagnols”, en
accordant une telle valeur au terme qu’ils se le réservaient, et
appelaient “Européens” les véritables Espagnols. Nous savons
aussi que ce ressort psychologique fut contrebalancé par une force
qui attirait les Créoles vers leur terre. Nous découvrons
maintenant que, grâce à cette sous-estimation de l’Espagne et à
cette surestimation d’eux-mêmes, une nouvelle force s’élevait,
qui devait fortifier l’aimant qu’était la terre aux dépens de
l’aspiration à la blancheur. Le résultat de tout cela fut que les
Créoles cessèrent de se nommer “Espagnols” et devinrent des
“Américains”… L’autre effet de ce changement d’attitude
fut aussi noté par Humboldt. “Ils préfèrent les étrangers des
autres pays aux Espagnols”; un trait qui, jusqu’aujourd’hui,
est demeuré implanté dans l’esprit de nombreux Américains
espagnols…».9
À l’opposé, les Indiens restèrent la lie de la civilisation, comme les gachupines et les chapetones apparaissaient comme une tête grotesque d’un corps dont les Indiens seraient les pieds boueux. Mais s’il s’avérait possible de changer de tête, c’était plus difficile de nettoyer les pieds. Vexations, exploitations, dégradations morales étaient leur lot quotidien comme du temps des conquistadores, à tel point que certains dignitaires du haut clergé espagnol n’hésitèrent pas à exprimer les inquiétudes face aux conséquences de l’exploitation indigène si celle-ci n’était pas réformée : «Un Informe sobre Immunidades del Clero, patronné par l’évêque de Michoacán, Antonio de San Miguel, mais écrit par son coadjuteur Manuel abad y Queipo, analyse les défauts et les abus du système social et propose un certain nombre de réformes. Il est significatif de trouver parmi les défauts du système la distance qui tenaient les “Espagnols”, à la fois les Créoles et les Européens, éloignés des Indiens, et les castes. Le principal mal, aux yeux de l’évêque, était ce qui est encore le mal de la plupart des pays capitalistes : un dixième de riches détenaient la plus grande part des richesses. Mais la différence de couleur rendait les choses pires. Les privilèges que les lois des Indes accordaient aux indigènes agissaient en pratique contre eux et devaient être supprimés. L’évêque proposait l’abolition du tribut, et de l’”infamie légale” impliquée dans l’existence d’une législation différente pour les peuples de couleur; qu’ils soient déclarés aptes à toutes les charges civiles qui n’exigeaient pas des titres de noblesse; la distribution de terres de la Couronne aux Indiens; une loi agraire semblable à celle qui dans les Asturies et la Galice accordait aux paysans le droit de cultiver toute terre laissée en friche par ses propriétaires; enfin d’autres réformes similaires. Si cela n’était pas fait, déclarait carrément l’évêque, même l’autorité du clergé ne suffirait pas pour maintenir le peuple fidèle à son souverain».10 Évidemment, rien ne fut fait, et des Indiens provint ce dynamisme révolutionnaire qui faisait défaut aux Créoles et conduisit l’ensemble des colonies à l’Indépendance. Comme le note Octavio Paz, «la guerre d’Indépendance fut une guerre de classes, et l’on en comprendrait mal le caractère si l’on oubliait que, contrairement à ce qui se passa en Amérique du Sud, notre Indépendance [mexicaine] fut une révolution agraire en gestation».11 Comme toujours, la révolution des curés Morelos et Hidalgo fut spoliée par les intérêts créoles qui en profitèrent pour se débarrasser des gachupines, mais les intérêts pour les réformes agraires poursuivies par les Indiens furent récupérés et leur condition resta sensiblement la même que du temps de la Nouvelle-Espagne. La guerre d’Indépendance resta une révolution inachevée qui devait éclater - et combien plus violemment - un siècle plus tard.
Entre les deux extrêmes,
et si nous omettons les esclaves noirs ou mulâtres qui se fondirent
bientôt dans la population métissée, restaient les Métis dont la
première génération qui suivit la Conquête, celle des fils des
conquistadores
et des
princesses indiennes, revendiquaient la valeur d’un certain sang
aristocratique. Ces premiers métis furent vite assimilés à la
noblesse créole du temps : «Pomar,
Muñoz, Camargo et Alva Ixtlilxóchitl incarnent ces notables au sang
mêlé qui frôlent la noblesse créole et n’ont absolument rien de
commun avec les métis sans fortune et sans passé que l’opinion et
les autorités vouaient à l’abjection. Pour toutes ces raisons, on
chercherait en vain sous ces plumes métisses l’aveu d’une
conscience écartelée, ou une réflexion sur le métissage».12
En effet, tous les Métis ne pouvaient revendiquer un quelconque
titre aristocratique aztèque ou inca ou de pères conquistadores
heureusement
enrichis. Très vite, le nombre se mit à croître de métis de basse
extraction qui vinrent gonfler le flot des travailleurs inféodés à
l’encomiendas
:
«Quantité
de handicaps et d’exclusions frappaient alors les sang-mêlé sans
ressources et souillés du péché de la bâtardise : encomiendas,
repartimientos,
cacicats,
études universitaires, sacerdoce, port d’armes leur étaient
refusés. Certaines de ces interdictions étaient contemporaines que
celles de Philippe II avaient prises en Espagne contre les morisques
dans les années 1560.. Les métis illégitimes ou adultérins ne
pouvaient occuper aucune charge, fût-elle mineure, dans
l’administration. On leur interdisait même de s’entourer de
serviteurs indigènes.
[…] le
temps jouait contre les métis qui ne parvenaient pas à trouver un
conjoint ou une compagne européenne. Chaque génération les
rapprochait alors des Noirs et des mulâtres qui portaient les
stigmates de leur origine servile tandis que leurs racines espagnoles
se diluaient dans l’oubli : ils cessaient de côtoyer, comme
l’avaient fait leurs parents, des pères ou des aïeuls européens
parés du prestige des armes et de la victoire. Leur ombre
protectrice s’estompait. En fait, ce n’était pas le mélange des
ethnies mais la naissance illégitime, l’obscurité et la pauvreté
qui constituaient la source de leur déshonneur et rendaient ces
métis socialement irrécupérables».13
Et cette dégradation s’embraya très vite : «Les
métis d’occasion, si l’on ose s’exprimer ainsi, c’est-à-dire
la majorité des enfants nés d’unions fugitives, étaient de plus
en plus nombreux… orphelins abandonnés, misérables qui
s’engageaient dans l’armée; ils devinrent rapidement si nombreux
- au Pérou, environ 100,000 contre 38,000 Blancs vers 1570 - qu’on
leur interdit les armes européennes, les chevaux et l’accès au
sacerdoce. Ils furent bientôt rejetés à la fois par les créoles
et par les Indiens… Le taux d’enfants illégitimes déclarés
atteignait 40% au XVIe siècle, et montait jusqu’à 69% entre 1640
et 1649, pour les Noirs et les mulâtres».14
Et la dégradation de leur condition se réalisa des deux côtés,
car les Métis subirent le poids des exactions créoles d’une part
et la ségrégation des populations indiennes de l’autre : «Craints
et rejetés par les Espagnols, les métis n’en sont pas moins
méprisés par les Indiens, comme en témoigne Poma de Alaya : il les
considère comme une “race maudite”, chargée de tous les vices
et propose de les obliger à résider dans les villes ou de les
exiler au Chili, pour protéger les Indiens. Finalement, afin
d’éviter la multiplication des sang-mêlés, il préconise la
ségrégation des races».15
L’Amérique ibérique était bien le continent des Bâtards.
Il n’y a donc pas à
s’étonner que la pression des frustrations sociales, se
manifestant de tous côtés à la fois, stimula cette extraordinaire
violence que les Métis apportèrent durant les deux derniers siècles
aux révolutions et aux guerres civiles, guerres de libérations et
pronunciamiento
caudillos.
Unis dans la guerre d’Indépendance, les classes et les castes
étaient là pour demeurer une fois l’Indépendance acquise et
leurs luttes se poursuivirent malgré l’ordre métropolitain levé.
1
J. Lafaye. op. cit. 1964, p. 5.
2
J. Perez, in J. Pérez et al. op. cit. p. 5.
3
J. Lafaye. op. cit. 1964, p. 130.
4
R. Romano. op. cit. p. 64.
5
G. Birckel, in J. Pérez et al. op. cit. p.
65, n. 78.
6
F. Braudel. op. cit. t. 2, 1979, pp. 317-318.
7
S. de Madariaga. op. cit. 1958, p. 231
8
S. de Madariaga. Ibid. p. 233.
9
S. de Madariaga. ibid. pp. 234-235.
10
S. de Madariaga. ibid. pp. 236-237.
11
O. Paz. op. cit. p. 117.
12
C. Bernand et S. Gruzinski. op. cit. t. 2, p.
168.
13
C. Bernand et S. Gruzinski. ibid. pp. 149-150.
14
M. Ferro. op. cit. p. 163.
15
N. Wachtel. op. cit. pp.214-215.
16
B. et L. Bennassar. op. cit. p. 144.
Jean-Paul Coupal.
La poursuite du soleil, vol. 3.
Moralisation
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