ANNEXE À LA TOURMENTE RÉVOLUTIONNAIRE:
DES RÉBELLIONS DU BAS-CANADA DE 1837-1838
COMME EXEMPLES DE RÉVOLUTIONS AVORTÉES(extraits)
(Texte non définitif)
COMME EXEMPLES DE RÉVOLUTIONS AVORTÉES(extraits)
(Texte non définitif)

ANNEXE
DES
RÉBELLIONS DU BAS-CANADA DE 1837-1838 COMME EXEMPLE DE RÉVOLUTIONS
AVORTÉES
HISTORICITÉ
I. Une
historicité insaisissable, symptôme d’une révolution avortée
II. Logiques
de la Rébellion
II.1
La logique des nécessités
II.2
La logique des contingences
II.3
Logique révolutionnaire de la Contre-Révolution
III. Dysfonctions
bas-canadiennes
IV. Perte
et restauration du sens de l’unité
SIGNIFICATION
I. La
problématique symbolique des rébellions bas-canadiennes
II. Le
conflit des imagos familiales
II.1
Père et Mère honoreras
II.2
Les Canadiens errants…
III. Toute
angoisse prélude à la catastrophe
IV. Archaïsme
et futurisme
MORALISATION
I. Le
Bas-Canada entre américanité et européanité
II. La
morale activiste contre les structures sociales
III. La
praxis
idéologique
entre réminiscences américaines et méfiances françaises
IV L’utopie
idéologique bas-canadienne
Bibliographie
de l’annexe
I.
UNE HISTORICITÉ INSAISISSABLE, SYMPTÔME D’UNE RÉVOLUTION AVORTÉE
L’indice le plus tangible
de se trouver en présence d’une révolution avortée,
c’est l’aspect insaisissable de son historicité héritée des
effets de la guerre civile et de sa répression qui en sont issues.
Le cas des rébellions du Bas-Canada de 1837 et de 1838 en donne un
exemple assez remarquable. Doit-on s’étonner qu’en deux pages où
il énumère les grandes révolutions occidentales des XVIIIe et XIXe
siècles, l’historien britannique Hobsbawm omet celles du Canada?1
Cette indifférence des historiens européens ou américains n’est
pas étrangère à l’attitude des historiens canadiens eux-mêmes,
car pourquoi les rébellions de 37-38 seraient-elles une affaire
moins
mondiale
que les soulèvements d’Irlande ou de Hongrie? Nos historiens sont
les premiers responsables du peu de rayonnement que l’histoire
canadienne occupe dans l’ensemble de la Weltgeschichte
de
l’Occident. Comme c’est une faute impardonnable - et ici, je
parlerai du Québec seul - qui mérite l’exclusion de tout
historien de la reconnaissance de ses pairs et de son droit de
figurer en bonne place dans une anthologie de l’historiographie
québécoise s'il s’intéresse à une histoire autre que celle du
Québec. L’histoire du Québec (et celle du Canada dans son
ensemble), comme son fromage, est une histoire juste bonne pour les
Québécois. C’est une historiographie pour consommation interne.
Dans ce confort de mutuelles ignorances que l’on dissimule sous les
échanges multi- ou interdisciplinaires entre spécialistes
internationaux; de ces invitations à l’étranger de nos historiens
et de ces réceptions de professeurs vedettes invités à venir
enseigner dans nos universités, il ne sort rien. Rien sinon un
intérêt corporatiste qui ne cesse de pourrir notre conscience
historique. Lorsque les soubresauts du débat Rudin/Linteau ont
débordé des murs des institutions pour se retrouver étaler en
première page d’un cahier week-end de La
Presse,
beaucoup de lecteurs ont dû se demander comment c'était tombé là?
Ce débat, en effet, avait quelque chose de faux. Chicanne interne
entre départements-frères universitaires, il refoulait en vérité
un non-dit qui, lui, releve bien de l’intérêt public. La grande
réussite de l’école
révisionniste, c’est
la modernisation méthodologique de l’historiographie québécoise;
sa grande faillite, son incapacité à l’ouvrir (mais en eût-elle
vraiment la volonté?)
à l’ensemble de l’histoire occidentale. Faire
advenir l’histoire du Québec (ou l’histoire du Canada) dans
l’ensemble de l’histoire de la civilisation occidentale, voilà
le grand défi de l’historiographie nationale.
Les historiens de l’école
révisionniste, plus
que leurs prédécesseurs, n’ont pas su reconnaître la différence
entre une synthèse et un manuel scolaire, si parfait soit-il. Cette
faillite de l’œuvre de synthèse est en soi un aveu de
l’impuissance
à saisir le sens de l’unité et révèle un défaut chronique
d’historicité. Leur épistémologie s’insère bien dans la
mouvance mondiale de la recherche, mais celle-ci sert avant tout à
faire la promotion quasi exclusive des institutions. Cette
épistémologie privilégie un parti-pris idéologique qui, aux
anciennes causes politiques nationales qui empoisonnaient les travaux
de l'École de Montréal en son temps, lui substitue le nouveau
monopole universitaire du discours historien des économistes et des
syndicalistes. Elle est soustraite à la parole démocratique des
gens
cultivés
pour le bénéfice d'inventaire des experts. Bref, la doxa
épistémologique remplace l’ancien dogme théologique de l'Église
catholique et du nationalisme canadien-français (devenu québécois).
Le résultat à long terme pour ces historiens, on le devine, sera
assez triste : à vouloir prôner le travail en laboratoire
d'aucuns se souviendront certainement de l’école
révisionniste,
mais ne pourront dégager une seule pensée historienne marquante.
Aucun nom ne s'inscrira à la liste des Garneau, Chapais, Groulx, et
même Ouellet, qui aura poussé la réflexion historique au-delà de
sa compétence d'expert. Michel Brunet était un historien exécrable
mais pour le grand public qui le voyait couramment sur ses écrans de
télévision, il représentait l'expression de sa conscience
historique. Alors qu’il fallait procéder à la maïeutique
universelle de cette conscience historique strictement nationale,
l’école
révisionniste
n'aira été que la sage-femme d’une production de thèses ayant
l’histoire pour centre d’intérêt. Beaucoup (d’excellents)
cuisiniers sans doute, mais une historiographie à la carte, tantôt
pour petits estomacs libéraux fragiles, tantôt pour grands
carnassiers marxistes, tous unis dans un même syndicat corporatif et
protecteur partageant les mêmes objectifs professionnels d’ériger
des enclosures
intellectuelles autour de leurs domaines propres. Avec l'entrée dans
le XXIe siècle, nous anticipons, comme en France présentement,
l'esprit de la discipline réduite à une collection de dadas pour
nouvelles tribus – recours à la méthode astrologique y compris.
On ne peut nier les grands bénéfices que tire la connaissance
historique du Québec du passage de l’école
révisionniste,
mais on ne peut que déplorer la pire des pertes pour toute
historiographie vivante : son rayonnement sur la société dans son
ensemble et sur la conscience historique des Québécois. Panne de
conscience que, là encore, elle partage avec le reste des cultures
occidentales, se rabattant dans la consommation sentimentale du roman
historique repris par les feuilletons télé aux vastes séries mélo2
- quand ce ne sont pas par les clips
du
«moment du pogne-le-moine»
de
Robert-Guy Scully, ce Guy Laviolette laïcisé, universitarisé,
qui n’a rien perdu de ce pompiérisme dans lequel baignait
l’historiographie cléricalo-nationaliste du premier XXe siècle.
Tout cela décrit certes un avortement. Et comment ne pas penser que
cet avortement-ci soit totalement étranger à celui de 1837-1838?
Longtemps, à la suite de
Tocqueville, c’est l’image de la société canadienne-française,
pétrifiée dans son passé d’Ancien Régime - le Régime français
(1534-1760) -, qui s’est incrustée dans la représentation
nationale. «On
voit bien vite, en la visitant, qu’elle n’a pas fait son 1789»,3
déclare André Siegfried en 1906! Bien sûr, 1789 est resté
longtemps tabou dans la société canadienne-française - «Le
lobby ultramontain et épiscopal est tel en 1889 que le Canada, comme
quelques autres monarchies, décide de ne pas participer à
l’Exposition universelle de Paris, célébration par trop évidente,
selon certains, de 1789»4
-, et l’omission des Rébellions apparaît structurellement liée à
la cassure de 1789 chez les intellectuels canadiens. Le cas est
suffisamment remarquable pour que Jean-Pierre Wallot le relève : «Le
Canada, en effet, n’a pas vécu de révolution réussie dans toute
son histoire. En outre, les historiens n’ont guère consacré de
travaux fouillés à ces interrogations. Ces constats, éloquents par
eux-mêmes, se conjuguent à une absence quasi totale - et suspecte?
- de la Révolution française dans notre historiographie».5
Fernand Ouellet retient «l’impression
de la période en est plutôt une de calme, de concorde, de
bien-être, mais aussi de crainte puérile face aux dangers
extérieurs»,6
ce qui répond assez bien au propos de Wallot. Enfin, le critique
Réginald Hamel de s’exclamer : «1789,
allons donc! Il n’y a jamais eut ici plus d’un millier
d’essayistes qui aient entièrement compris ce dont il
s’agissait».7
Pourquoi reprocher à Siegfried, au nom d’un européocentrisme
borné, son commentaire de 1906, alors que Réginald Hamel le
reproduit encore en 1989? On le voit, la chose est d’importance, et
on y reviendra.
En tout cas, la conséquence
est claire : la solution révolutionnaire est barrée de la
conscience historique canadienne : «Dois-je
avouer ma déception devant l’échec des rébellions de 1837? Il
aurait mieux valu pour nous que les Canadiens aient un peu plus de
sang révolutionnaire dans les veines»,8
se résigne Frank Underhill. Et quelques décennies plus tard, Daniel
Francis note, non sans le déplorer à son tour, que «Canada
is a country without an independane day. Our history reveals no
single moment at which the country gained its autonomy. “We cannot
find our beginning,” Robert Kroetsch writes. “There is no
Declaration of Independance, no Magna Carta, no Bastille Day.”
Canada began as a colection of separate colonies belonging to Great
Britain, then evolved by stages into an independant nation. […]
Canada accepted its autonomy as a country gradually, almost
tentatively, as opposed to many others countries which seized it
enthusiastically and proclaimed it defiantly. As a result, we have no
myth of creation, no narrative wich celebrates the birth of the
nation, not even a central image like Uncle Sam or John Bull to
personify the community and sum up what it stands for. We have no
Founders, at least none whom we celebrate».9
Souveraineté concédée n’est qu’à moitié acquise : tel est le
diagnostic du malaise canadien qui comprend tout aussi bien celui du
Québec. Si la révolution ne parvient pas à faire un consensus
historique suffisamment large, la mémoire en reste pour sa part
fragmentée, comme le note Jean-Paul Bernard : «Encore
qu’il faudrait plutôt parler de publics au pluriel et de
sensibilités plurielles à dominante soit nationaliste, soit
démocrate, soit socialiste. Sans oublier l’autre division, celle
des attitudes radicales ou “modérées”.
[…] On a
donc des patriotes au goût du jour et au goût de chacun».10
Un rapport dialectique malsain s’est donc établi dans la
conscience historique québécoise entre la pétrification
d’Ancien
Régime et la fragmentation de l’historicité : les rébellions
avortées renverraient à cet arrêt
de développement que
souligne Paul-Laurent Assoun à propos du cas allemand et que nous
devons rappeler ici intégralement tant il projette un certain
éclairage sur le cas canadien : «le
“cas allemand” est remarquable à ce double titre : d’une part,
l’évolution particulière qui le définit est en retard sur
l’évolution générale; d’autre part - et surtout - l’évolution
particulière est aberrante par rapport au schéma de l’évolution
générale : notamment, le cycle universel ancien régime -
révolution - restauration devient le cycle absurde ancien-régime -
restauration; la phase révolutionnaire est purement et simplement
gommée. L’Allemagne est donc bien un monstre historique, à la
fois parce qu’elle est frappée d’un véritable
arrêt
de développement
(au
sens où on emploie le terme en embryologie), et parce qu’elle se
développe néanmoins à partir de ce principe pathologique.
Plaçons-nous donc en 1843, c’est-à-dire à la pointe du processus
historique qui définit l’actualité d’où Marx se place
lui-même. Le développement général de l’Europe est
disharmonique par rapport au développement particulier de
l’Allemagne, qui est marginalisé par rapport au processus global.
Mais il y a une temporalité commune aux deux niveaux du processus
(universel-européen et particulier-allemand). En conséquence, le
présent allemand correspond au passé européen : c’est dire que
le processus évolutif européen à ce stade dépassé qui est
l’“ancien régime”. En conséquence, le régime allemand
correspond au maintien, au sein du présent, d’une phase passée.
C’est dire que, à travers le cas allemand, c’est son propre
passé qui vient hanter le présent : “Le statu
quo
allemand
est la forme achevée et franche de l’ancien régime, et l’ancien
régime est le défaut caché de l’État moderne. La lutte contre
le présent politique allemand, c’est la lutte contre le passé des
peuples modernes, et ceux-ci sont encore et toujours importunés par
les réminiscences de ce passé”».11
Il en va ainsi pour le Canada et, a
fortiori, pour
le Québec, le nom donné aujourd’hui à ce qui n’était alors
que le massif laurentien et la plaine du Saint-Laurent connus comme
étant le Bas-Canada en 1837.
Souveraineté concédée
n’est qu’à moitié acquise. Telle est donc la maxime qui traduit
assez bien le malaise canadien, en elle se confond la persistance
de l’Ancien Régime et
la restauration monarchico-cléricale à partir de 1840. Le processus
actuel entreprit par le Parti Québécois en vue de faire accéder le
Québec à la souveraineté en l’imposant à un Canada résigné
mais conciliant procède également de cette maxime et en reproduit
tous les effets pervers. C’est le produit des concessions
britanniques au Canada suite à l’échec des Rébellions; ce
compromis qui est à l’origine des regrets d’Underhill et de la
mélancolie de Francis. L’avortement de la révolution, au Canada,
a créé l’idée de rebellions.
L’utilisation du pluriel ici a pour but de souligner le
fractionnement conséquent du singulier là. Hannah Arendt a établi
une distinction fondamentale lorsqu’elle écrit que «le
but de la rébellion est la Libération, tandis que celui de la
révolution est la fondation de la liberté, l’expert en sciences
politiques saura au moins éviter le piège où tombe l’historien
qui a tendance à mettre l’accent sur la première étape, l’étape
violente (rébellion et libération), sur la révolte contre la
tyrannie, au détriment de la seconde étape plus calme, (révolution
et constitution), et ce parce que tous les aspects dramatiques de son
récit semblent être contenus dans la première étape, et peut-être
aussi parce que la tourmente de la libération a si souvent condamné
la révolution à l’échec.
[…] Le
malentendu fondamental réside dans l’incapacité à faire la
distinction entre libération et liberté; rien n’est plus futile
que rébellion et libération si elles ne sont pas suivies par la
constitution de la liberté nouvellement gagnée».12
Or, en Canada, la constitution de la liberté, par voie de
concessions successives impériales, s’est érigée sur les
dépouilles mêmes de l’entreprise de libération. Pour sa part,
Michel Foucault distingue, sur un mode davantage vitaliste,
la rébellion destrudo13
de la
révolution libido
:
«L’anthropologie
semble nous donner les moyens de différencier la vraie révolution,
toujours féconde et utile, de l’émeute, de la rébellion, qui
demeure toujours stérile».14
Le Canada n’a pas fondé
sa liberté, n'a pas forgé
sa propre constitution : 1840 et 1867, l’Acte d’Union et la
Confédération, sont des lois coloniales anglaises que le Canada
considéra longtemps comme sa Constitution propre; parce que 1840 a
été imposé par le Parlement britannique sur les cadavres des
rebelles de 37-38 et que 1867 a été négocié par les politiciens
vaincus avec le gouvernement vainqueur, elles n'ont été que des
constitutions concédées par une puissance tutélaire.15
La
constitution nouvelle de la liberté se
dresse donc comme un «réussite» irréconciliable avec l’action
violente à la base de toute lutte de libération. Pour Hannah
Arendt, la rébellion se limite à l’indépendance vis-à-vis cette
tutrice par des moyens violents, qui, pour Foucault, ne sont que des
moyens stériles. On le voit, si la critique est un préalable à la
révolution; si elle vient à échouer, comme elle aurait pu échouer
aux États-Unis en 1774, en 1775, ou encore à la suite d'une défaite
à Saratoga ou à Yorktown, il n’y aurait pas alors de «Révolution
américaine», mais des rébellions
américaines.
Le cas canadien éclaire rétrospectivement tout le processus
révolutionnaire occidental à partir du moment où il est possible
de considérer une révolution comme avortée en rébellions, ou
encore quand la révolution, par souci pragmatique (bourgeois), se
rétrécit aux dimensions d’une rébellion qui est réprimée avant
même qu’elle ne dégénère en guerre civile. La rébellion est
l’avorton de la révolution : en ce sens, la rébellion est bien,
comme le pense Foucault, destrudo.
Elle n’a
pas besoin d’échouer ou d’être réprimée, sa nature même
réside dans son incomplétude en tant que processus révolutionnaire.
Le rebelle devient un homme révolté pusillanime qui mesure sa
critique à l’aune de sa sécurité immédiate. Si la libération
ne conduit pas à une véritable émancipation, à la constitution de
sa propre liberté, elle ne peut être considérée comme une
maturation achevée mais rien qu’une solution mitoyenne à une
problématique ponctuelle qui risque de s’acheminer vers l’éloge
de la fuite
: si tu n’as pas la force nécessaire pour affronter un adversaire,
le sens
commun
conseille alors de fuir plutôt que de te faire mettre en pièces…
D’où que Jocelyn Létourneau considère qu’«il
est important de saisir l’importance de ces deux (p)références
dans l’imaginaire et l’identitaire franco-québécois.* La
révolution tranquille comme la rébellion ne sont en effet désir ni
de rupture ni de détachement, ni de rejet total ni de
recommencement. L’une et l’autre catégories légitiment plutôt
une démarche d’opposition, de réaction, d’insubordination,
parfois de soulèvement, voire d’insurrection, qui n’a pas pour
finalité de bouleverser, de renverser ou de faire
tabula
rasa
du
monde, mais de rétablir, sur de nouvelles bases, un rapport de force
défavorable, en situation de glissement ou bloqué. Contrairement au
révolutionnaire qui vise à abattre et à décapiter, le rebelle est
en effet celui qui regimbe, qui se rebiffe, qui se cabre, qui se
dresse. La rébellion est une forme de résistance contre la dérive,
l’embrigadement, le dérapage, l’affaissement, l’écrasement. À
l’encontre de la révolution qui est renversement ou, inversement,
cassure ou coupure, la rébellion est une démarche politique qui
permet à un groupe de se resituer dans un lieu d’être acceptable
entre des positions extrêmes ou considérées comme telles : par
exemple, dans le cas des Québécois francophones (et avant eux des
Canadiens et des Canadiens français), un lieu d’être se situant
entre le désir de refondation et le statu quo, entre l’assimilation
et la marginalisation, entre le foyer du Québec et de plus vastes
ensembles - l’Empire, le dominion ou le Canada maintenant. La
rébellion n’est pas avant tout un acte de fondation. Elle est
plutôt l’expression d’un refus de trancher une fois pour toutes
entre des possibilités jugées ni complètement bonnes ni
complètement mauvaises - ce qui, on l’admettra, contrevient aux
principes de la logique mais n’est pas incompatible, semble-t-il,
avec la raison politique**».16
…la
raison politique se
confondant ici avec le bon vieux pragmatisme des Québécois qui,
comme le dit si bien Jean Chrétien, ne sont pas des «pelleteux
de nuages».
On en tire donc la conclusion qui s’impose : au Canada et au
Bas-Canada en particulier, la révolution n’a jamais dépassé le
stade de la solution baroque employée par les Pays-Bas et la Bohême
au début du XVIIe siècle ou les révolutions du Brabant et de
Genève dans la décennie qui précéda immédiatement la Grande
Révolution de 1789 et encore, a-t-elle échoué. Les Rébellions de
1837-1838 sont des frondes
dans le
sens où les parlements français utilisèrent la grogne populaire
pour exercer une pression sur le gouvernement royal, utilisant les
armes en dernier recours, au moment où les meneurs se délestaient
de la populace qu’ils avaient préalablement enragée et mobilisée
pour leurs causes personnelles. Les désertions
de
Papineau et de Mackenzie sont du même ordre.
Car les Rébellions
canadiennes, pour être des révolutions avortées inscrites dans une
mentalité encore trop baroque, n’en mobilisèrent pas moins une
grande partie de la population. Comme dans les cas américains et
français, c’est la même couche sociale de sans-culottes
et de
patriotes
que
Wallot voit s’organiser dès les débuts du XIXe siècle, pour
donner l’essentiel des manifestants populaires dans la décennie 30
: «Il
faut attendre les années 1800 avant que ne s’opère à fond
l’articulation indispensable. Mais elle ne relie alors qu’une
partie de la bourgeoisie - les professionnels, petits-marchands,
artisans, habitants à l’aise, intermédiaires canadiens - et le
peuple (agriculteurs surtout et ouvriers, de plus en plus nombreux
après 1805). C’est que la bourgeoisie est divisée contre
elle-même par l’ethnie, obstacle insurmontable à une révolution
bourgeoise. La colonie, en effet, ne présente pas une structuration
sociale normale (aristocratie, bourgeoisie, peuple), mais plutôt une
double structuration sociale ou deux systèmes sociaux ethniquement
différenciés. Les conflits ethniques qui s’ensuivent ne
suppriment pas les affrontements entre classes. Ils engendrent plutôt
des aberrations ou des torsions parfois très prononcées dans ces
relations, tant à l’intérieur d’une même ethnie qu’entre
classes des deux ethnies, avec aggravation des oppositions dans la
mesure où celles-ci se recoupent à plusieurs niveaux (économiques,
social, politique, idéologique, ethnique)».17
Les chiffres recueillis par les historiens sont éloquents sur la
participation de la population bas-canadienne aux Rébellions :
«Après
avoir analysé les dossiers des insurgés de 1837-38, il nous a
semblé impossible de ne pas voir la réalité d’un phénomène
populaire vaste et profond, obéissant à des motivations propres et
différentes dans une large mesure de celles des élites qui dominent
le mouvement. Nous estimons, sans tenir compte des éléments
populaires de Montréal, qu’au moins 5000 personnes furent
directement impliquées dans la première aventure. L’année
suivante, les effectifs dépassent les 5000 hommes mais les
événements se déroulent sur un territoire beaucoup plus restreint.
En 1838, les paroisses populeuses situées au nord de Montréal ne
bougent pas. En jetant un coup d’œil sur les autres régions de la
province, on constate à Nicolet, dans la Beauce, à Kamouraska et
dans Charlevoix l’existence d’une attente parmi la masse».18
Et Allan Greer de constater que «ce
ne sont pas des individus isolés mais plutôt des communautés
entières qui furent impliquées dans la Rébellion».19
Mais pour les raisons soulevées plus haut par Wallot, ces
communautés
entières ne
réussirent pas à forger une majorité consolidée capable de suivre
un but unique, même aux contours imprécis : «la
grande confrontation de 1838 n’a pas eu lieu entre l’armée et
les rebelles. Sur le terrain durant cette semaine du début de
novembre, les rebelles ont été vaincus essentiellement par les
forces mobilisées contre eux dans la population et par
l’intervention active de volontaires armés».20
Les signes avant-coureurs
de l’échec du mouvement insurrectionnel se retrouvent plus d’un
demi-siècle plus tôt dans l’attitude mitigée de la population
face aux deux révolutions - l’américaine et la française -
venues solliciter sa collaboration. L’attitude des deux Frances -
l’ancienne et la nouvelle - se montra fort divergente : pour
reprendre la phrase incisive de Jean-Baptiste Duroselle - «la
France lointaine, non celle qui subsiste repliée sur elle-même aux
bords du Saint-Laurent - devient le premier et unique allié»
des États-Unis.21
On peut juger l’historien français, victime du mythe tocquevillien
de la pétrification qui avait atteint son prédécesseur André
Siegfried. En fait, la sympathie activiste des Canadiens fut plus
grande que ne le laisse croire la remarque de l’historien français.
Dans le cas de la Révolution française, les sympathies, ardentes au
départ, furent vite refroidies par la radicalisation violente de la
Terreur, de sorte que la conscience québécoise, aujourd’hui,
reste partagée entre les volontaires de 1789 et les victimes de 1792
: «Nous
connaissons six personnes qui ont franchi la mer, dont quatre ont été
en faveur de la Révolution et de l’Empire : le fameux Henri
Mézière, le jeune Alexandre-André-Victor Chaussegros de Léry qui
a rejoint en 1800 son frère François-Joseph, général de brigade
de Bonaparte, le fils de Pierre-Amable de Bonne et enfin le brave
habitant de Saint-Constant, Jean-Baptiste Noreau. Parmi les vingt
autres Canadiens qui étaient déjà en France avant 1789 et qui ont
joué un rôle connu dans la Révolution, il faut rappeler les noms
du régicide Bréard, des trois généraux Herbin, d’Hastrel de
Rivedoux et de Léry, ceux des amiraux Bedout et Martin. Contre la
Révolution, nous connaissons trois autres frères Chaussegros de
Léry, les quatre frères Bellot-Ramsay et un d’Estimauville de
Beaumouchel, tous nobles. Enfin, pour compléter la série, cinq
personnes ont été massacrées ou guillotinées entre 1792 et 1794,
fournissant autant de martyrs à la noblesse et au clergé canadiens.
Encore une fois, ces faits ont été connus au Bas-Canada et ont
certes concouru à former l’opinion».22
Rebelles et Chouayens de 37 avaient déjà des ancêtres jacobins et
contre-révolutionnaires!
Si nous quittons le champ
des personnalités pour se porter vers les groupes sociaux, nous ne
pouvons que constater le vite retrait de l’enthousiasme populaire
pour la cause révolutionnaire : Jean-Pierre Wallot parle déjà de
bouillonnement…
avorté :
«Le
bouillonnement social et national (en tout cas antianglais) des
années 1790 a avorté. Là encore, la présence de troupes
britanniques, l’état de guerre, etc., n’éclaircissent pas tout.
D’autre part, les “fureurs” populaires et l’indépendance des
habitants se métamorphosent en loyalisme et en discipline qui
s’incrustent de plus en plus après 1800. Les chefs, encore une
fois, ont manquée en 1793-1797. Ou plutôt, ils se sont
engagés
dans une autre voie. Ce qui revient à poser la question : l’élite
parlementaire et “démocrate” a-t-elle cultivé la tradition
libérale ou même révolutionnaire présente à son origine? Il est
possible et même probable que des individus aient communié
profondément aux idéaux révolutionnaires après 1793. Le public
n’en sut rien, du moins officiellement. La nouvelle élite laïque,
en effet, semble surtout influencée par les Encyclopédistes et les
philosophes anglais, particulièrement dans le domaine politique».23
Un peu plus loin, le même historien insiste sur la brèche causée
par ce retrait abrupte de l’appui moral aux révolutionnaires dans
le cours de l’histoire canadienne : «D’abord,
avant la Révolution française, le cosmopolitisme influe dans
plusieurs sens; par la suite, presque exclusivement dans le sens
conservateur. Cependant, profitant du cosmopolitisme des agents
clandestins français et américains mobilisent les esprits et
parfois des foules. Mais là encore, pas de leadership canadien
susceptible de monter une révolution : les élites en général
n’encouragent pas le tumulte. Un nouveau réseau sémantique se
profile pourtant, sous l’influence des valeurs révolutionnaires
qu’il véhicule. Les idées et le vocabulaire des temps tombent en
sol fertile au Canada et, comme le note Craig, préparent les esprits
à la révolution. Même dans leur forme atténuée et non violente,
les idées nouvelles menacent foncièrement l’ordre établi, sur
les plans politique, économique et social avant 1793, sur le plan
surtout politique par la suite. Il y a eu une sorte de “révolution
des Lumières”».24
Wallot présente ici la rupture
de 1793
comme la première césure qui annonce celle de 1837-1838 entre le
modernité et le conservatisme canadien, mais sûrement pas un
dérapage,
comme si
1793 n’était finalement que la grande répétition générale de
ce que sera l’après 1838. D’un côté, les correspondances d’un
clergé traumatisé instaure l’angoisse de toute action politique
(même pas encore révolutionnaire) : «De
Londres, l’abbé Pierre Gazel gémit avec persévérance sur le
“sort de mon malheureux pays” En France “les émigrés rentrés
sont guillotinés si quelqu’un les dénonce. On pourchasse et
fusille les prêtres.
Quel
heureux sort pour le Canada d’être passé à l’Angleterre.
(1797)».25
De l’autre, l’idée s’installe d’une conquête
providentielle qui
s’inscrira même dans les esprits les plus libéraux : la
«trahison»
d’Étienne Parent, après 1838, s’annonce déjà dans un discours
de 1833 : «Ce
n’est pas un évêque mais Étienne Parent qui écrit, en 1833, que
le peuple canadien “n’a qu’à se féliciter, à remercier la
Providence des événements qui l’ont fait changer de domination;
il croit voir, dans le concours de circonstances qui l’ont amené
où il en est aujourd’hui, un décret bienfaisant de Celui qui
tient entre ses mains le sort des peuples et des empires”».26
Il ne faut donc pas sous-estimer les réactions populaires face aux
événements de 1775 et de 1793 pour comprendre ce que seront les
réactions canadiennes face à l’idée de révolution : «Dès
lors, et pendant près de deux siècles, ce qui subsiste de vaincu va
se trouver à l’écart de la grande scène mondiale. Tandis que le
conflit continue entre la France et l’Angleterre, des rapports
absolument nouveaux vont s’établir entre cette même France et les
colons anglais d’Amérique, à tel point qu’on se demande avec
stupéfaction si le George Washington qui commandait la troupe
responsable de la mort de Jumonville est bien le même que le grand
chef, ami de La Fayette, admiré de toute la France et premier
président des
États-Unis».27
Pierre Savard a raison de dire que «ce
rejet de la Révolution a pour corollaire le refus de la modernité»,28
un rejet qui procède bien de cette
mise à l’écart.
Gérard Bouchard insiste, encore aujourd'hui, sur cette répétition
de 1793
sur 1837 : «Dans
l’ensemble, cette deuxième tentative de rupture et celle qui l’a
précédée dans les années 1779-1790 s’apparentent sur des points
essentiels; il convient néanmoins de les traiter séparément. En
effet, dans les écrits des Patriotes, on trouve peu de références
à leurs prédécesseurs, et rien ne permet donc d’établir ici une
étroite filiation, du moins dans l’état actuel de la recherche.
Il faut rappeler que les Lumières et la Révolution française,
auxquelles la génération de Mesplet s’était identifiée, avaient
bien mauvaise presse au début du XIXe siècle à cause des épisodes
de violence et de terreur (anticléricale, notamment) qui avaient
suivi 1789. Les deux mouvements se distinguent aussi sous d’autres
aspects importants. Le second fut davantage politisé que le premier,
la Chambre d’Assemblée servant d’arène. Les affrontements avec
le pouvoir anglais furent plus intenses, plus organisés, tout comme
les échanges idéologiques. En outre, les Patriotes purent jouir
longtemps d’un fort soutien populaire, comme l’attestent leurs
succès électoraux, y compris celui de 1834 alors que le programme
radical des 92 Résolutions servait de plate-forme au parti. Enfin,
ils formulèrent une pensée continentale très explicite, militant
en faveur d’un espace économique très ouvert en direction de la
baie d’Hudson aussi bien que des États-Unis,
se
référant plus volontiers au modèle étatsunien qu’à la
tradition française et souhaitant l’édification d’une société
plus égale assortie d’institutions qui ne soient pas celles de
l’Europe. De nombreux textes de Papineau étayent cet énoncé.
Ainsi, le 21 janvier 1833, il écrivait dans La Minerve : “Des
institutions qui conviennent à un vieux pays où les lois, les
mœurs, les usages diffèrent des nôtres… ne peuvent convenir à
un pays nouveau.” De son côté, Étienne Parent a fréquemment
dénoncé les vices, la corruption des sociétés européennes, et
souligne les traits distinctifs de l’Amérique».29
Bref,
le rejet quasi-unanime de la Révolution française reporta
l’imaginaire révolutionnaire sur la Révolution américaine seule
et la vocation continentale des Patriotes canadiens.
D’autre part, c’est ici
que la censure exercée sur la mémoire collective opère son rôle
pervers en effaçant les sympathies pro-révolutionnaires pour ne
faire subsister que cette perception de société pétrifiée dans
ses traditions d’Ancien Régime. Pour Gérard Bouchard encore,
«l’ostracisme
le plus étonnant est celui qui a frappé le projet de république
mis de l’avant dans les années 1779-1780 par les intellectuels
activistes de l’après-Conquête».30
Cet ostracisme a joué en 1837, comme le remarque Wallot : «Les
Canadiens n’ont pas fait de “Révolution française” ou
“canadienne-française”. Même les rebelles de 1837-1838 ne
réfèrent que très peu aux événements de 1789-1792».31
Après la répression inouïe des Troubles de 37-38, l’entreprise
d’effacement mental de la Révolution française s’est accélérée
dans la conscience historique canadienne : «Dans
le fameux “Discours préliminaire” à son
Histoire
du Canada,
François-Xavier Garneau écrit, au milieu du XIXe siècle, qu’“Il
fallait la révolution batave, celle d’Angleterre, celle
des
colonies anglaises d’Amérique, et surtout la révolution
française, pour rétablir solidement le lion populaire sur son
piédestal”. Nourri de la pensée de Thierry, de Guizot, de Thiers
et de Michelet première manière, Garneau rappelle ici les grandes
conquêtes du libéralisme bourgeois de l’Occident. Mais, dans le
reste de son histoire, la part de la Révolution française est bien
minime; Garneau y montre plutôt comment les Canadiens ont su
défendre leur identité à l’intérieur des institutions
britanniques».32
L’alzheimer inauguré par l’autocensure de Garneau n'a cessé de
s’étendre depuis, précipitant dans l’abîme de l’oubli
l’image d’un enthousiasme heureux des Canadiens pour les projets
révolutionnaires français. Les rares groupes qui essayèrent de la
réhabiliter eurent à payer le prix de toute transgression d’un
tabou social car, comme le dit F.-M. Gagnon à propos du Mouvement
automatiste en art des années 1950, «réhabiliter
l’image de la Révolution était une entreprise révolutionnaire».33
La soi-disant Révolution
tranquille de
1960 ne changea rien au fond de l’historicité blessée des
Québécois : la concession aux autorités doit l’emporter sur la
violence des critiques. Pierre Boulle remarque ironiquement «la
montée exponentielle de l’historiographie canadienne-française de
1958 à 1968, et son plafonnement à partir de 1968, alors que
l’historiographie anglophone continue sa courbe ascendante»,34
ce qui permit à Jacques Godechot de dire que «le
Québec, restera pratiquement fermé aux travaux de Mathiez et de
Lefebvre jusqu’à la “révolution tranquille” des années 60
[qui] permit
aux intellectuels du pays de se familiariser avec l’historiographie
récente de la Révolution».35
Il est vrai que jusqu’au début des années 1970, seul Gaxotte
était lu parmi le public cultivé québécois. L’enseignement même
de la Révolution demeurait l’objet d’un tabou profondément
ancré : «Lorsqu’en
1973 paraît le nouveau programme d’histoire, suite à la réforme
des programmes entreprise lors de la Révolution dite tranquille, la
Révolution française n’y apparaît plus. Certes, nous savons
pertinemment que quelques professeurs continuèrent à l’enseigner,
mais sans plus. La Révolution française compte-t-elle parmi les
victimes de la Révolution tranquille? Comment expliquer ce silence?
[…] À
quoi pouvons-nous attribuer cet état de choses? Cela tient-il de
nouvelles conceptions de l’enseignement de l’histoire ou de
nouvelles interprétations de l’histoire? On ne saurait répondre
avec précision à ces questions. Peut-être la Révolution
n’est-elle tout simplement plus à la mode»,36
se demande Michel Allard.
La censure pratiquée au
Canada contre la Révolution française nous permet de comprendre
comment celle-ci a peu influé su les agitateurs de 1837. Le rythme
propre aux révolutions inscrit dans leur historicité devient
facilement l’amorce d’une angoisse imprescriptible qui culmine
avec le fantasme de la guillotine érigée au centre de la Place
d’Armes à Montréal ou sur la terrasse Dufferin, devant le Château
Frontenac, à Québec. Au tournant du XIXe siècle déjà, les
manifestations populaires étaient empreintes de cette retenue qui
coûtera leur perte en 1837 : «On
ne saurait toutefois nier certains malaises parmi le peuple, à deux
ou trois reprises. Mais lorsque ce dernier conteste, c’est de façon
anarchique et impulsive, sans programme global ni d’autres
chefs que
les leaders locaux».37
Il y aura bien mobilisation en 1837, mais mobilisation mesurée,
contrôlée par les agitateurs eux-mêmes, des politiciens établis
qui ne voudraient surtout pas perdre les rênes conduisant la bête
humaine : «La
thèse d’un soulèvement spontané du peuple contre l’oppression
anglaise ne s’applique ni au comté des Deux-Montagnes ni aux
paroisses situées au sud de Montréal. Même si certains individus
issus des milieux populaires participent au leadership, l’action
révolutionnaire est dirigée et alimentées par les classes
dirigeantes laïques.
[…] L’insurrection
du 3 novembre 1838, pas davantage que celle de l’année précédente,
n’est le résultat d’une réaction spontanée de la masse. Elle
aussi a son origine dans les douloureuses délibérations des
réfugiés qui n’appartiennent pas aux classes populaires. Après
sa scission avec les radicaux, Papineau devient convaincu qu’une
révolution ne peut réussir dans le Bas-Canada qu’en s’appuyant
sur une force extérieure. Il pense à l’appui américain mais il
songe aussi à celui de la France et même de la Russie».38
Pourtant, malgré ce contrôle étroit et cette surveillance mesurée,
car «les
patriotes, qui ressemblent en cela aux révolutionnaires bourgeois
des autres pays à la même époque, hésitent à libérer de sa
bouteille le génie de la révolte populaire»,39
les Troubles de l’hiver 1837 apparaissent comme non dénué de
spontanéité. Jean-Paul Bernard, après Lionel Groulx, parle même
d’explosion,
d’une
situation révolutionnaire qui éclate mais, peut-on dire, comme d’un
coup de tonnerre dans un ciel serein? «On
peut assimiler cette crise à une explosion. En temps ordinaire les
conflits politiques et sociaux sont réglés, ou du moins contenus, à
l’intérieur des institutions qui existent précisément à cet
effet. On peut parler d’explosion quand, au-delà de
l’administration courante des affaires publiques, ce sont les
institutions elles-mêmes qui sont remise en cause, quand la révolte
est dans l’esprit des uns et la répression dans celui des autres,
quand des deux côtés le recours aux armes n’est pas exclu».40
Après une première explosion
qui
donnera les grands affrontements de Saint-Denis, de Saint-Charles et
de Saint-Eustache, les rebelles de 1838 se verront couper l’herbe
sous le pied non par les autorités coloniales mais par leurs propres
concitoyens, réactionnaires bureaucrates
ou
chouayens… et
la contribution non négligeable des Amérindiens. L’ensemble des
Canadiens sortira amer de l’aventure, désillusionné par l’ampleur
de la répression et souffrant des dommages moraux de la défaite :
«On
pourra toujours dire que les rebelles ne constituaient pas la
majorité de la population, mais a-t-on déjà vu une révolution ou
une rébellion être le fait de la majorité? L’attention aux lieux
a fait ressortir de façon générale l’implication plus grande du
district de Montréal comparativement à ceux de Trois-Rivières, de
Québec et de Gaspé. Mais on aura constaté que la différence est
moins marquée dans le cas du soulèvement politique que dans le cas
des soulèvements armés. De toute manière, même si on voulait
souligner qu’il s’agit d’une affaire régionale, il ne faudrait
pas oublier que la région en cause, celle de Montréal, comprend
entre 50 et 60% de la population totale du Bas-Canada».41
Stanley Ryerson a donné l’analyse la plus perspicace, du point de
vue de la stratégie militaire, de cette double défaite de 1837-1838
: pour lui, «ce
qui frappe surtout en rétrospective, c’est la
spontanéisme,
et l’improvisation à retardement d’une stratégie purement
défensive, ce qu’Engels devait qualifier de péché mortel de tout
soulèvement populaire. “La défensive est la mort de tout
soulèvement armé”».42
Ratée donc de la spontanéité révolutionnaire…
Ratée à cause de
l’inorganisation et du poids qu’exercèrent les clubs sur les
militants. Aussi vite que les rebelles aient eu le temps de
s’organiser en club Patriote, les Chouayens s’étaient déjà
organisés en un Doric
Club de
muscadins canadiens qui interrompaient à coups de gourdins les
assemblées patriotes. Force même de constater que le club
réactionnaire était autrement mieux organisé que le club rebelle :
«L’association
des Fils de la Liberté n’est pas qu’un club politique qui
s’inspire des Américains de 1776. Ses membres se réunissent aussi
dans les faubourgs de la ville de Montréal pour pratiquer la
manœuvre militaire. Bravade, mesure offensive, moyen de faire
contrepoids à la garnison et aux costauds de l’autre parti? En
effet dès le mois de décembre 1835, on avait formé, à Montréal
aussi, le British
Rifle Corps.
Dès le mois suivant ce corps avait dû se dissoudre, mais au
printemps de 1836 le
Doric
Club avait
pris sa succession, discrètement dans la clandestinité, mais non
sans avoir publié un manifeste».43
Contrairement à la Révolution américaine ou à la Révolution
française, les organisations clubistes s’impliquèrent
immédiatement dans l’engagement armée, précédant plutôt que
suivant les émeutes populaires. Le succès devait couronner celui
qui des clubs, patriote ou chouayen, devait se montrer le plus
efficace : la victoire des Britanniques consacra ainsi le Doric
Club. Les
Patriotes se le tinrent pour dit et l’organisation militante de
l’été 1838, les Frères
Chasseurs (Hunters Lodge), opéra
dans le maquis, sous la forme alors fort répandue en Europe des
Carbonari,
en
société secrète initiatique. Aussi, «le
deuxième soulèvement, contrairement au premier qui s’était
développé au grand jour, prendra donc la forme d’une
conjuration».44
Le gouvernement
révolutionnaire qui devait émaner de ces clubs hérita des
contradictions, des indécisions et de la radicalisation
fantasmatique de la rébellion : «À
Middlebury (Vermont) le 2 janvier 1838, ce qui devait être une
réunion cruciale de concertation des principaux chefs tourne à la
division. Division entre partisans de l’action immédiate et des
raids de frontière, et partisans des recours diplomatiques et
financiers qui ne peuvent être acquis, s’ils peuvent l’être,
qu’à long terme. Cette ligne de clivage, naturelle et généralisée,
est dramatisée par des éléments relatifs à la personnalité de
celui que certains commencent à appeler, un peu en dérision, “le
grand chef” ou “le numéro 1”
[,] Louis-Joseph
Papineau
[dont] on
accepte mal son attitude distante. Certains lui reprochent en plus
des conceptions sociales conservatrices, entre autres de n’être
pas favorable à l’abolition de la tenure seigneuriale».45
Ces déambulations donnèrent naissance à une Déclaration
d’Indépendance du Bas-Canada qui fut lue à deux reprises, à la
sauvette, sur le sol québécois - en février puis en novembre 1838,
entre deux fuites précipitées devant les autorités anglaises -,
donnant ainsi un rythme chaotique et interrompu d’une marche folle
entre ses origines hésitantes et la débandade inévitable, ce dont
l’historicité conserve jusqu’à ce jour l’empreinte de la
valse hésitation souveraineté-association…
E. J. Hobsbawm. L'Ère des révolutions, Paris,
Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1969, pp. 144-145.
2
Il faut comparer le succès de ces soaps,
Filles de Caleb et
autres Marguerite Volant avec
l'incapacité des cinéastes à dire l'histoire
du Québec. Voyez ce tissus dislexique qu'est le film de Jacques
Godbout, Le sort de l'Amérique, où
les trois discoureurs, Godbout-Dubois-Falardeau, se perdent dans des
bégaiements sur fonds d'historiographie professionnelle; voyez les
films didactiques de Brault (Quand je serai mort, vous
vivrez encore, 1999) et de
Pierre Falardeau (15 février 1839, 2001)
sur les rébellions de 1837-38 qui, tout en bénéficiant
d'historiens conseils sérieux, ne parviennent pas à faire lever la
pâte parmi le public. Godbout et Brault sont des cinéastes
talentueux et non dénués de conscience, mais leur impuissance à
dire l'histoire ne
fait que refléter l'historicité insaisissable du Québec, même
par les historiens eux-mêmes. Lisez les essais de Gérard Bouchard
et de Jocelyn Létourneau. On a peine à croire qu'ils parlent de la
même histoire.
3
A. Siegfried, 1906, cité in M. Grenon (éd.) L'image de la
Révolution française au Québec, Ville
LaSalle, Hurtubise HMH, Col. Cahiers du Québec/Histoire, 1989, p.
136.
4
Y. Lamonde. Allégeances et dépendances, s.v.,
Éditions Notabene, 2001, p. 149.
5
J.-P. Wallot, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 61.
6
F. Ouellet. Histoire économique et sociale du Québec 1760-1850,
Ottawa, Fides, 1966, p. 167.
7
R. Hamel, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 179.
8
Cité in J.-P. Bernard. Les Rébellions de 1837-1838, Montréal,
Boréal Express, 1983, p. 190.
9
D. Francis. National Dreams, Vancouver,
Arsenal Pulp Press, 1997, pp. 17-18.
10
J.-P. Bernard. op. cit. p. 16.
11
P.-L. Assoun. Marx et la répétition historique, Paris,
P.U.F., Col. Quadrige, # 281, 1998, pp. 136-137.
12
H. Arendt. Essais sur la révolution, Paris,
Gallimard, Col. Tel # 93, 1967, pp. 206-207.
13
Destrudo, «terme
rarement employé : énergie de l'instinct de mort et, par
conséquent alanlogue à la libido de l'instinct de vie».
(C. Rycroft. Dictionnaire de la psychanalyse, Hachette,
Col. Marabout Université, # 374, 1972, p. 80). La destrudo
est à Thanatos ce que la
libido est à l'Éros. Cependant, il ne faudrait pas y voir dans son
utilisation un effet homonymique opportuniste, entendu que les
agents de la destrudo québécoise
ont autant été les politiques multiculturelles du Premier ministre
Pierre Elliott Trudeau que l'idéologie inconsistante de la
souveraineté chez les nationaliste.
14
M. Foucault. Les Anormaux, Paris,
Gallimard/Le Seuil, Col. Hautes-Études, 1999, p. 143.
15
Il en va de même de la Constitution de 1982 pilotée par Pierre
Elliott Trudeau, érigée sur les bulletins "oui"
minoritaires du référendum québécois sur la Souveraineté du 20
mai 1980. Et la Constitution de 1982 ne modifie rien puisqu'il
s'agit du rapatriement de l'Acte confédératif de 1867 coiffé
d'une Charte des droits et libertés sans originalité, voire même
brouillonne.
16
J. Létourneau. Passer à l'avenir, Montréal,
Boréal, 2000, pp. 148-149. * Létourneau considère comme «une
espèce de pragmatisme» la solution double de la révolution
tranquille et de la rébellion, ce qui coïncide, comme on le verra,
avec la tradition québécoise du pragmatisme devant
les échéances révolutionnaires de 1775, de 1791 et de 1837. **
Létourneau semble bien inscrire sa pensée dans la suite de l'éloge
de la fuite d'Henri Laborit.
17
J.-P. Wallot. Un Québec qui bougeait, Sillery,
Boréal Express, Col. 17-60, # 6, 1973, p. 321.
18
F. Ouellet. Éléments d'histoire sociale du Bas-Canada,
Montréal, Hurtubise HMH, Col.
Cahiers du Québec, # 5, 1972, p. 359.
19
A. Greer. Habitants et Patriotes, Montréal,
Boréal, 1997, p. 49.
20
J.-P. Bernard. La Rébellion de 1837 et de 1838 dans le
Bas-Canada, Ottawa, Société
historique du Canada, Col. Brochure historique, # 55, 1996, p. 14.
21
J.-B. Duroselle. La France et les États-Unis des origines à nos
jours, Paris, Seuil, Col.
L'univers historique, 1976, p. 7.
22
C. Galarneau. La France devant l'opinion canadienne,Québec/Paris,
P.U.L./Armand Colin, 1970, pp. 222-223, et 173-174. Les martyrs sont
André Grasset de Saint-Sauveur, chanoine de Sens, pour avoir refusé
le serment à la Constitution civile du clergé et l'abbé
Charles-Luo-Sholto de Douglas, chanoine d'Auch massacré aux Carmes
en septembre 1792; Charles-François Hertel de Cournoyer-Chambly fut
guillotiné place du Trône avec 45 autres le 23 juillet 1794, le
colonel Juchereau de Saint-Denis, massacré par la populace de
Charleville en septembre 1792 et dom Henri de Noyelle de Fleurimont,
ancien officier devenu bénédictin, guillotiné à Tours le 10 août
1794. En 1927, à Notre-Dame de Montréal, on célébrait encore la
mémoire des massacres de Septembre. Cela révèle une tradition
royaliste toujours vivante au sein de l'Église du Québec à cette
époque. (G. Galichan, in Le Québec et la Révolution
française, Cap-aux-Diamants,
Vol. 5 # 3, Automne 1989, p. 41.
23
J.-P. Wallot. op. cit. p. 276.
24
J.-P. Wallot. Ibid. p. 320.
25
J.-P. Wallot. Ibid. p. 304, n. 102.
26
F. Dumont. Genèse de la société québécoise, Montréal,
Boréal, 1993, p. 150.
27
J.-B. Duroselle. op. cit. p. 16.
28
P. Savard, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 105.
29
G. Bouchard. Genèse des nations et cultures du Nouveau monde,
Montréal, Boréal, 2000, pp.
97-98.
30
G. Bouchard. Ibid. p. 177.
31
J.-P. Wallot, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 63.
32
P. Savard, in M. Grenon (éd.) ibid. p. 113.
33
F.-M. Gagnon, in M. Grenon (éd.) ibid. p. 202.
34
P.-H. Boulle, in S. Simard (éd.) La Révolution française au
Canada français, Ottawa,
P.U.O., Col. Actexpress, 1991, p. 215.
35
J. Godechot. Un jury pour la Révolution, Paris,
Robert Laffont, 1974, p. 342.
36
M. Allard, in S. Simard (éd.) op. cit. pp. 197 et 199.
37
J.-P. Wallot. op. cit. p. 320.
38
F. Ouellet. Le Bas-Canada 1791-1840, Ottawa,
P.U.O., 1976, pp. 450 et 472.
39
A. Greer. op. cit. p. 135.
40
J.-P. Bernard. op. cit. 1996, p. 1.
41
J.-P. Bernard. Ibid. p. 14.
42
S. B. Ryerson. Le Capitalisme et la Confédération, Montréal,
Parti-Pris, 1972, p. 112.
43
J.-P. Bernard. op. cit. 1996, pp. 4-5.
44
F. Leclerc, in J.-P. Bernard. op. cit. 1983, p. 122.
45
J.-P. Bernard. op. cit. 1996, p. 11.
Jean-Paul Coupal.
La tourmente révolutionnaire, Annexe,
.
La tourmente révolutionnaire, Annexe,
.
Julie Bruneau Papineau: un cas de mélancolie et d'éducation janséniste?
SIGNIFICATION
I. LA PROBLÉMATIQUE SYMBOLIQUE DES RÉBELLIONS BAS-CANADIENNES
Les
révolutions avortées ne peuvent que présenter des itinéraires
symboliques et idéologiques déficients. Comment en serait-il
autrement, considérant ce que nous révèle une historicité qui
s’interrompt dans l’incomplétude d’un imaginaire historique
parfaitement impérial? Or, pour bien comprendre le cas bas-canadien
du XIXe siècle, il faut remonter au Régime français. La Conquête
de 1760 présente-t-elle un traumatisme réel, généralisé parmi la
population, ou ce traumatisme n’est-il que le fruit d’une
interprétation essentiellement symbolique d’historiens
nationalistes, de Garneau à Brunet? Galarneau, qui analyse l’impact
de la Révolution française sur les Canadiens français, souligne le
contraste qui marque la période qui sépare la conquête militaire
de 1760 de la ratification du Traité de Paris de 1763, qui consacre
la cession du Canada par la France à l’Angleterre : «Le
sentiment ou l’opinion qui semblent avoir prévalu entre septembre
1760 et mai 1763 sont ceux de l’anxiété et de l’espoir».1
Il est possible, dès l’encre du Traité de Paris à peine séchée,
que l’attitude des Canadiens ait été partagée entre la
résignation et la déception d’une part et de l'autre par le
ressentiment et l'amertume, de sorte que la période qui couvre la
fin du XVIIIe siècle canadien et qui correspond à la Révolution
atlantique
-
pour reprendre l’expression de Godechot et de Palmer -, en fut une
de méditations interrogatives : «La
France pour eux, c’est la mère patrie, dont ils ont été
brutalement séparés, la mère qu’ils ont perdue trop tôt, sans
en avoir compris les raisons. Et quand le grand événement se
produira en France et après trente années d’obscurité sur la
nature du servage, la prise de conscience sera d’autant plus
déchirante et profonde chez les Canadiens, qui en resteront marqués
pour toujours».2
Pour Fernand Ouellet, de telles précisions obligent à réévaluer
«un
courant historiographique qui considère la conquête comme un
traumatisme extrêmement grave capable d’arrêter une nation, déjà
assez bien constituée, mais encore au stade de l’adolescence, dans
sa marche vers la maturité. Ici on pourra s’interroger
sérieusement sur la fragilité émotive de cette adolescente ainsi
que sur la portée réelle du choc qu’elle a subi en perdant sa
“première mère-patrie”. Il y a là matière à nuances et à
discussion».3
Pour Ouellet, il s’agissait de prendre de front l’historiographie
nationaliste.
Mais
c’est plus facile de mettre à bas l’interprétation nationaliste
du traumatisme de la Conquête que de formuler une approche
psychologique de la mentalité collective des Canadiens entre 1760 et
1840. Ouellet parle du
stade de l’adolescence en marche vers la maturité, - adolescence
dans laquelle il ne croit guère -, qui pourrait très bien se
renverser en une sorte de prolongement d’une enfance attardée,
d’une enfance qui n’en finirait plus d’aboutir à l’âge
adulte. Un âge adulte où le peuple canadien accéderait enfin à sa
maturité par une Révolution qui serait le rite initiatique de
passage obligatoire. On opposerait une interprétation où
l’immaturité persistante des Canadiens s'installerait,
l’initiation n’ayant jamais eu lieu, sabordée par des rébellions
inutiles, à une autre qui présenterait un cheminement tranquille
par le réformisme : la vision d’un petit peuple canadien
blessé mais livré à lui-même, apte d'assurer l’indispensable
effort de maturité historique. Il ne s’agit pas ici seulement de
spéculations mais bien d’une lecture littérale des documents
d’époque. Ainsi, la quatrième résolution de l’Assemblée de
Sainte-Scholastique, le 1er
juin 1837, où il est clairement dit «qu’il
n’appartient plus à ceux qui assument la responsabilité de notre
avenir politique de nous traiter comme des enfants».4
Le 4 octobre suivant, en des termes beaucoup plus mûris, l’Adresse
des Fils de la Liberté de Montréal aux jeunes gens des colonies de
l’Amérique du Nord,
précisait : «Nos
pères ont passé une longue carrière de vexations à lutter
journellement contre toutes les phases du despotisme. En laissant ce
monde, ils nous ont légué un héritage, qu’ils ont travaillé à
agrandir au prix de tous les sacrifices dictés par le patriotisme. À
nous est confiée la tâche de poursuivre leurs sublimes projets, et
d’affranchir de nos jours, notre bien aimée patrie de toute
autorité humaine autre qu’une intrépide démocratie assise au
milieu de son sein. Avec une perspective aussi encourageante sous les
yeux, avec une responsabilité aussi élevée que celle qui repose
sur nous, il est de notre devoir impérieux de laisser de côté
toutes les folles frivolités de la jeunesse, et de nous livrer tout
entiers à la considération de la politique, des besoins et des
ressources de notre pays; d’augmenter sa richesse en encourageant
ses manufactures et ses produits, de lui conserver toute sa vigueur
en discontinuant de consommer tous les articles importés de par-delà
la mer; mais par-dessus tout de nous accoutumer à faire
continuellement des sacrifices, et à tellement retrancher nos
dépenses personnelles, en évitant l’excès et le superflu, qu’il
nous soit donné d’amasser des moyens de nous supporter les uns les
autres dans la lutte pour la vie et la liberté dans laquelle nous
devons tôt ou tard nous trouver engagés lorsque sera arrivé ce
jour glorieux qui nous verra sortir d’un long et obscur esclavage
pour jouir de l’éclat de la lumière et de la liberté».5
Ces affirmations énonçant bien haut la maturité collective
concernaient moins un discours nationaliste,
qu’on
aurait peine véritablement à identifier, qu’une prise
d’auto-détermination collective, d’une conscience historique qui
confronte la situation actuelle avec le rappel des événements
passés. Yolande Roy rapporte sur ce point un témoignage important
qui pondère la prise de conscience d’un pragmatisme mesuré : «Les
Canadiens français forment un petit peuple de cultivateurs qui peut
survivre en restant sage et uni. “Que les Canadiens soient fidèles
à eux-mêmes; qu’ils soient sages et persévérants, qu’ils ne
se laissent point séduire par le brillant des nouveautés sociales
et politiques. Ils ne sont pas assez forts pour se donner carrière
sur ce point. C’est aux grands peuples à faire l’épreuve des
nouvelles théories : ils peuvent se donner toute liberté dans leurs
orbites spacieuses. Pour nous, une partie de notre force vient de nos
traditions, ne nous en éloignons ou ne les changeons que
graduellement”».6
On reconnaît là ce que nous identifions plus haut comme étant ce
mélange de résistance passive et d’auto-discipline politique; une
maturité, propre à la bourgeoisie - comme aux États-Unis en 1775,
comme en France en 1789 -, qui est devenue celle de la
petite-bourgeoisie canadienne-française qui voudrait la voir
traduite dans l’Indépendance politique et des institutions
proprement canadiennes. Et c’est le célèbre tableau (contesté)
dressé par Ouellet : «L’objectif
majeur des Patriotes était l’indépendance du Bas-Canada.
L’indépendance avait pour but de faire des professions libérales
la seule élite du milieu canadien-français, une élite à qui
désormais il incomberait de définir et de diriger la réalisation
des objectifs communs de cette société. L’indépendance devait
permettre la mise sur pied ou la restauration d’une économie
purement agricole, d’une société encadrée par la seigneurie et
régie par le vieux droit coutumier français. On désirait à tout
prix empêcher que le capitalisme ne vienne instaurer ce qu’on
appelait l’inégalité des conditions. On trouve là une recherche
inconsciente de l’isolement politique et culturel et de la
féodalité. Cette société devait en plus être démocratique et
libérale, dans la mesure cependant où aucune menace extérieure ne
pèserait sur elle. L’avenir des libertés individuelles et des
structures laïques était donc fonction de ce besoin fondamental de
défense. En réalité, le péril
extérieur
était inconsciemment exagéré de façon à couvrir un danger
intérieur autrement efficace que l’autre. L’angoisse ressentie
face aux exigences du progrès et la peur de se libérer des vieilles
sécurités qu’offrait l’ordre traditionnel de même que de ses
tabous, constituent l’essentiel de ce péril intérieur. La
projection sur l’Anglais de la responsabilité des malheurs
collectifs servait avant tout à masquer la nécessité d’une
refonte complète des structures sociales et mentales
traditionnelles. Quand la cause de tous les maux est à l’extérieur,
point n’est besoin d’assurer la priorité à une remise en
question des traditions».7
Le discours du radical Wolfred Nelson à ses hommes après la
victoire de Saint-Denis (23 novembre 1837), traduit à la fois un
réalisme pragmatique et une nette maîtrise de soi qui caractérisent
toute maturité psycho-politique : «Mes
amis nous avons droit d’être fiers de la victoire que nous venons
de remporter. Vous avez noblement fait votre devoir, mais nos têtes
sont en jeu maintenant. Il n’y a plus moyen de reculer. Il faut que
nous tenions bon, que nous acceptions comme des hommes les
conséquences de nos actions».8
Cependant,
les témoignages d’immaturité ne sont pas moins nombreux de la
part de cette bourgeoisie et de ces Patriotes de 37-38. Il faut le
reconnaître, car ils jettent une ombre sévère sur la maturité des
intentions psychologiques et morales. Ils s’expriment à travers
une vision
capricieuse du
politique qui contraste fort avec ce que nous venons de lire des
adresses de 1837. Papineau lui-même formule cette vision
capricieuse dans
un discours tenu le 29 juillet, lors de l’assemblée des comtés de
l’Assomption et de Lachenaie : «L’amour
pour un bon gouvernement et la haine pour un mauvais est naturel à
l’homme; ce sentiment est gravé dans son cœur et il sait toujours
maintenir son droit de changer son gouvernement lorsque celui-ci ne
remplit plus le but pour lequel le gouvernement est institué…
Notre cause est beaucoup plus juste que celle des anciennes
colonies».9
Dans un Manifeste
des Fils de la Liberté,
publié le 1er
octobre et sorti tout droit de la plume de T. S. Brown, on retrouve
la même idée exprimée de façon encore plus simpliste : «On
y disait entre autres choses que l’autorité d’une métropole sur
une colonie n’existe que durant le bon plaisir des coloniaux, car
le pays ayant été établi par eux leur appartient de droit et peut
être séparé de tout lien étranger dès que les inconvénients
résultant d’un pouvoir exécutif extérieur rendent une telle
décision nécessaire au bonheur des habitants».10
Trois jours plus tard, dans la même Adresse…
déjà
citée des Fils de la Liberté de Montréal aux jeunes gens des
colonies de l’Amérique du Nord, on lit : «L’autorité
d’une mère-patrie sur une colonie ne peut exister qu’aussi
longtemps que cela peut plaire aux colons qui l’habitent; car ayant
été établi et peuplé par ces colons, ce pays leur appartient de
droit, et par conséquent peut-être séparé de toute connection
étrangère toutes les fois que les inconvénients résultant d’un
pouvoir exécutif situé au loin et qui cesse d’être en harmonie
avec une législature locale, rendent une telle démarche nécessaire
à ses habitants, pour protéger leur vie et leur liberté ou pour
acquérir la prospérité».11
Enfin, juste avant la bataille de novembre, un cordonnier de Nicolet
déclarait tout de go : «Qu’il
serait content de voir la couronne sur la tête de Mr. Papineau et
que s’il ne se comportait pas bien comme roi, les patriotes en
nommeraient un autre».12
Il est vrai que des étrangers
aussi
écrivirent à Papineau en le surnommant le
père de la Nation.13
Dire
que l’immaturité côtoyait la maturité n'explique pas la
persistance de cette immaturité. Est-ce un cas particulier aux
Canadiens, compte tenu des hésitations des révolutionnaires
américains (la proscription des Loyalistes) ou les guerres civiles
de la Révolution française? Lord Durham, le premier, s’est essayé
à clarifier cet état d’immaturité du colon canadien de 1838 :
«Il
obtenait sa terre dans une tenure singulièrement avantageuse à un
bien-être immédiat, mais dans une condition qui l'empêchait
d'améliorer son sort; il fut placé à l'instant même à la fois
dans une vie de travail constant et uniforme, dans une très grande
aisance et dans la dépendance seigneuriale. L'autorité
ecclésiastique à laquelle il s'était habitué établit ses
institutions autour de lui, et le prêtre continua d'exercer sur lui
son influence. On ne prit aucune mesure en faveur de l'instruction
parce que sa nécessité n'était pas appréciée; le colon ne fit
aucun effort pour réparer cette négligence du Gouvernement. Nous ne
devons donc plus nous étonner. Voici une race d'hommes habitués aux
travaux incessants d'une agriculture primitive et grossière,
habituellement enclins aux réjouissances de la société, unis en
communautés rurales, maîtres des portions d'un sol tout entier
disponible et suffisant pour pourvoir chaque famille de biens
matériels bien au-delà de leurs anciens moyens, à tout le moins
au-delà de leurs désirs. Placés dans de telles circonstances, ils
ne firent aucun autre progrès que le premier progrès que la
largesse de la terre leur prodigua; ils demeurèrent sous les mêmes
institutions le même peuple ignare, apathique et rétrograde».14
Le commissaire et gouverneur impérial brossait ici un portrait
défavorable (repris par le clergé d’abord, puis les fédéralistes
ensuite) qui campait le Canadien de 1837 dans la pose d’un être
socialement dépendant et politiquement arriéré, stéréotype
contre lequel s’acharne encore une historiographie qui,
aujourd’hui, mieux que des principes ou des considérations
générales, offre désormais une argumentation étayée : «Le
projet de société des Canadiens français a été déformé et
dénoncé par l’historiographie. On n’y a pas décelé le
résultat d’un entrepreneurship en changement social proposant une
direction différente et une stratégie socio-économique de rechange
en remplacement de celle défendue par le groupe britannique. On l’a
qualifié de solution de repli sur les valeurs d’Ancien Régime.
C’est faire peu de
cas
des formes précises que revêt ce projet alternatif : banques
locales, canalisation vers New-York, défense du régime seigneurial
comme moyen d’économiser le capital rare, etc. On n’a pas bien
compris non plus l’importance du nationalisme en tant qu’idéologie
visant à redistribuer la richesse vers les nationaux : il tend à
protéger la communauté, à la mobiliser dans le sens d’un projet
rentable pour le groupe. C’est un effort d’entreprenariat, un
investissement dans la légitimisation des actions qui vont mener à
la réalisation de ce projet. Ce nationalisme canadien-français est
présent déjà dans le dernier tiers du 18e
siècle. Il ne sera pas exacerbé dans les premiers moments du 19e
siècle par la misère engendrée par une crise agricole inexistante,
mais plutôt par un mélange de discordes profondes dans la
socio-économie bas-canadienne et d’intransigeance des élites au
pouvoir».15
Mais ce que cette dichotomie entre maturité et immaturité apporte
de pertinent à notre propos, c’est bien que la dysfonction sociale
du XIXe siècle touchait aussi bien le peuple canadien que les
peuples américains et français en avaient été touchés, plus d’un
demi-siècle plus tôt. Les mêmes causes engendrant les mêmes
effets, ils ne pouvaient que souffrir,
à
leur tour,
d’une
schize
psychologique
correspondante. C’est celle-ci que nous devons interroger
maintenant.
Il est
dommage que dans l’état actuel de nos connaissances, nous
trouvions peu d’informations de caractère psychologique,
informations d’ordre privé comme d’ordre publique, qui nous
empêche d’aller aussi en profondeur que dans notre approche des
cas américains et français. Nous ne pouvons donc tirer qu’une
ébauche de psychologie collective bas-canadienne. En tant que
pionnier, Fernand Ouellet a tenté, alors qu’il était dans ses
années audacieuses, de dresser un portrait psychologique du couple
Papineau. Son approche, à partir de la caractérologie de Le Senne
de préférence à la psychanalyse freudienne, souleva suffisamment
de remous pour s'attirerer des objections à la diffusion de sa thèse
sur l’épouse Papineau. Que pouvons-nous tirer de significatif
de
telles études? D’abord, une première confirmation de l’état
mélancolique qui peut s’emparer des protagonistes de l’action
politique. Reprenant l’exposé de Le Senne, Ouellet rappelle que le
«mélancolique
comportait
un certain nombre de traits qui étaient le signe d’un mode
particulier d’organisation mentale. L’émotivité s’y exprimait
d’une façon caractérisée : excitabilité, méfiance, pessimisme
et misanthropie. Cette émotivité s’y présentait sous une forme
spécialisée : avarice et autres manies. L’inactivité y
apparaissait dans la tendance à la mélancolie, le goût de la
solitude et du rêve, l’indécision et la timidité. La secondarité
s’y révélait par l’attachement aux habitudes, la rumination du
passé, par le repli sur soi-même, le sens de la réflexion et de la
dignité, le manque d’impulsivité et la rancune. Ainsi analysé
par référence aux propriétés constitutives du caractère, ce
portrait du mélancolique correspond au
type
sentimental
de
la caractérologie contemporaine…
[Il apparaît alors comme un hyper-émotif, très inactif, à très
longue secondarité et à conscience très étroite. Les événements,
même les plus inoffensifs, et les êtres étaient pour lui une
source d’angoisse, de crainte et de douleur. Sa condamnation
perpétuelle du monde et de la condition humaine était le résultat
de son incapacité à affronter la société. “L’attention à soi
empêche l’attention à la vie” (Le Senne) L’ennui,
l’inquiétude, la peur de la mort et la fausse culpabilité sont
les sentiments qu’il éprouve…]».16
Ce thème de l’ennui, thème qui hantera une bonne partie de la
production culturelle des Québécois au cours des siècles à venir,
le rongeait déjà au crépuscule de la Nouvelle-France. C'est un
début de ce que nous pouvons retenir de la pré-condition
socio-affective de la société bas-canadienne au premier XIXe
siècle. Peu d’historiens s’y sont sérieusement arrêtés, à
l’exception peut-être d’Ève Circé-Côté qui a posé là l’une
des pierres d’assise de l'étude de la psychologie collective
québécoise : «Autrefois,
le temps d’un homme n’était réclamé ni par la politique, ni
par l’industrie, ni par la littérature. À tuer le temps, il
finissait par se tuer un peu. L’homme a besoin d’une occupation
forte qui le contienne. Il est comme l’eau, il lui faut une pente
et une digue, sinon le fleuve utile, agissant, limpide devient un
marécage stagnant et fétide. Ici, la direction religieuse barra la
voie au fleuve, et le bouillonnement du plaisir contenu taquina
constamment la digue. En dépit de ce qu’on appelle nos mœurs
patriarcales, la femme n’était guère plus heureuse alors
qu’aujourd’hui. Comme la matrone romaine, elle pouvait se parer
de ses enfants, mais c’était une couronne bien douloureuse, où il
y avait plus de gouttes de sang que de fleurs».17
On trouverait bien peu de pages d’une aussi remarquable justesse
d’observation et de finesse d’expression du mal
de vivre particulier
à la condition canadienne. Il n’y a pas jusqu’au profond soupir
qui manque à l’évocation de l’historienne lorsqu’elle
s’arrête à rappeler les fameux charivaris qui retiendront tant
Allan Greer : «Il
fallait bien rire de temps à autre, la vie était si triste».18
Lubie d’historienne? Nous trouvons une confirmation de ceci à
travers le regard de l’ambassadeur français à Washington, M. de
Pontois, venu visiter le Bas-Canada au cours de l’été 1837 : «Sa
perception est celle d’un admirateur de la république étatsunienne
: “La rive canadienne est triste, dépeuplée, sans mouvement, sans
vie, et offre en un mot, les traits effacés d’une colonie
lointaine et oubliée de la Métropole” alors que sur la rive
américaine “tout y est animé du souffle fécond de la
Nationalité”».19
Le parti-pris admiratif de l’ambassadeur n’atténue en rien la
valeur de son observation : il ne fait que souligner la distance
établie entre un Français, bourgeois et conservateur
post-révolutionnaire en mission diplomatique et la situation des
Canadiens français qui n’ont pas suivi le même parcours que
l’ancienne Mère-Patrie. Ce qui renforce l’objectivité de
l’impression ressentie par l’ambassadeur est le portrait esquissé
par Ouellet de Louis-Joseph Papineau, le leader politique de la
petite-bourgeoisie professionnelle, celle qui s’attribue le
monopole patriotique de la société canadienne. D’un côté,
l’historien souligne le caractère enthousiaste du tribun libéral,
mais en même temps, il ne peut éviter de souligner le manque de
confiance en soi manifeste qui l’habite : «Capable
du plus grand enthousiasme, il demeurait cependant un être
vulnérable devant la vie. Aussi était-il prédisposé par les chocs
qu’il subissait au contact de la réalité - “la riante poésie
et la maussade réalité” - à la mélancolie, au pessimisme, à la
solitude et davantage à la misanthropie.
[…] Toute
sa vie, il a cherché à réagir à cette tendance qui risquait de
faire de lui un être dominé par l’ennui, la méfiance et par la
réflexion amère. Mais ce trait de caractère était là et, à
chaque instant, il ressentait le pénible et même le tragique d’une
vie orientée vers l’action politique».20
Il y a là matière à mettre de la chair autour de cette tristesse
qui montait au cœur de M. de Pontois lorsqu’il observait de loin
la rive canadienne. Ouellet situe la source de cette tristesse
dans la vie privée, le ménage domestique et l’ambiance familiale
: «Il
est certain cependant que la passion n’a pas dominé leur univers
conjugal. Leur commun puritanisme les protégeait efficacement contre
les ardeurs de la sexualité».21
L’ennui
n’est pas à la source de la schize
psychologique
des individus; elle n’en est qu’un symptôme, l'effet douloureux
d’un traumatisme profond. C’est dans la reproduction familiale
qu’il se transmet d’une génération l’autre, inscrivant la
mélancolie, toujours selon Ouellet - alors peu enclin à succomber
au political
correctness -,
chez
les femmes et leur vocation d’éducatrice : du jeune Louis-Joseph,
il écrit : «Cet
enfant sensible et tendre était particulièrement disposé à subir
l’emprise d’une mère janséniste et autoritaire dont il était
le préféré.
S’il fut enclin à incorporer sa vision rigide et pessimiste du
monde, il le fut pas moins à s’insurger contre une sollicitude
trop attentive. C’est que sa nature indépendante s’accommodait
mal d’une emprise par trop forte.
[…] L’influence
paternelle fut lente à s’implanter dans la vie de cet enfant trop
exclusivement élevé par les femmes.
[…] En
dépit d’une forte personnalité, Joseph Papineau avait abandonné
la régie interne de la maison et, en particulier, l’éducation des
enfants à sa femme et il restait cantonné dans ses activités
professionnelles.
[…] De
ce père quelque peu lointain et fermé mais attiré par les choses
intellectuelles et assez indulgent, Papineau se forma une image
idéalisée :
le grand patriote
et
le
seigneur-colonisateur».22
Le
jeune Louis-Joseph, devenu homme, «orateur
énergique et persévérant…, n’avait jamais dévié dans sa
longue carrière politique. Il était doué d’un physique imposant,
d’une voix forte et pénétrante, et de cette éloquence mâle et
animée qui remue les masses»,23
écrit Garneau. Pourtant, à travers les témoignages du tribun, nous
ne pouvons que remarquer comment la persistance de cette mélancolie
est souvent associée au patriotisme : «Cet
amour
[de la patrie],
il en avait puisé les premiers éléments dans sa famille même, et
dès sa plus tendre enfance. “Ce sentiment, disait-il, je l’ai
sucé avec le lait de ma nourrice, ma sainte mère. L’expression
brève par laquelle il est le mieux énoncé,
mon
pays avant tout,
je l’ai balbutiée sans doute sur les genoux de mon père.” […]
Au
soir de sa vie, il s’écriait : “Vous me croirez, j’espère, si
je vous dis; J’aime mon pays. L’ai-je aimé sagement? L’ai-je
aimé follement?… Au dehors, les opinions peuvent être partagées.
Néanmoins, mon cœur puis ma tête consciencieusement consultés, je
crois pouvoir décider que je l’ai aimé comme il doit être aimé.”
Cet amour, ce fut l’objet, le but et le sens de sa vie».24
Ce patriotisme intense s’entremêle au caractère maussade ou
inquiet du tribun confronté aux arguties de la politique - Ève
Circé-Côté évoque, d’une manière fort impressionniste, la
déception qui attend tout jeune politicien imbu d’idéalisme : «Il
arrive à la législature souvent lesté de bonnes dispositions. Il
s’est composé un programme merveilleux, qui n’a pas le temps de
voir le jour parce que l’ablation de la conscience est l’opération
première que l’on fait subir à ce néophyte»25
-, ce patriotisme donc, relève de certains effets du schisme
dans le corps social,
ce
qui pourrait expliquer comment, dans le domaine religieux, «tandis
que certains patriotes persécutent les prêtres, d’autres achètent
des messes, ce qui témoigne d’attitudes confuses et
contradictoires».26
Parallèlement, dans le clergé même, «certains
[curés] sympathisent
nettement avec le mouvement populaire. L’abbé Étienne Chartier,
de Saint-Benoît, est un leader patriote reconnu. La plupart se
montrent toutefois plus ambivalents et s’opposent au conflit et au
bain de sang tout en demeurant convaincus que l’Angleterre ne
traite pas les Canadiens avec équité. Mgr Lartigue peut peut-être
condamner sans difficulté la révolution depuis son trône épiscopal
à Montréal, mais les curés des paroisses ont pour leur part des
allégeances plus compliquées. Tout en demeurant des membres fidèles
de leur ordre ecclésiastique, la plupart des curés de campagne font
aussi partie, jusqu’à un certain point, des communautés qu’ils
servent».27
Il n’y a pas jusqu’à la milice qui «a
toujours été l’une de ces entités ambiguës, c’est-à-dire une
institution en partie créée par la communauté et en partie
imposée par le gouvernement. Cette fois, pourtant, les deux aspects
ont été scindés et la milice du peuple se tourne contre la milice
du gouvernement».28
Clergé, police et milice sont des institutions qui subissent les
ruptures intérieures du corps social. Il en avait été de même
durant les révolutions américaine et française, aussi le cas
canadien se montre-t-il conforme aux effets de la schize
psychologique
observés dans ces autres révolutions de la fin du XVIIIe siècle.
L’étude de Fernand Ouellet nous informe sur la nature de la schize
canadienne
à partir des seuls cas inventoriés de la famille Papineau. Papineau
était bien un
être divisé,
et on pourrait retrouver une division similaire chez les premiers
révolutionnaires français, tels Mounier, Barnave, Mirabeau, Brissot
même : «Tout
paraît, à cette époque, se passer en lui comme si deux hommes
l’habitaient. L’un, dégagé des vicissitudes de l’action,
l’homme-principe,
incorruptible, épris de justice et de liberté, devient un pur
symbole au service d’une cause sacrée. Comme tel, il est porteur
d’un système de valeurs autour duquel doit s’amorcer le
ralliement des hommes. L’autre, engagé dans le concret, en butte
aux persécution, chef de parti au service d’intérêts bien
précis, conscient de ses faiblesses, tiraillé entre son devoir, ses
intérêts et ses affections, doit poursuivre son destin et expier
les aventures du premier. Par l’échec, il devient un martyr “qui
fait triompher les principes, sanctifie les victimes, convertit les
bourreaux et sauve les croyants”».29
Là où l’analyse de Ouellet devient plus fragile, c’est
lorsqu’il essaie de saisir la dynamique qui anime la schize
de
Louis-Joseph Papineau, confrontant ainsi les résultats de son
enquête à l’ideal-type
de
Le Senne : «Au
lieu de reconnaître en Papineau un esprit libre et structuré, nous
sommes forcés de parler d’esprit rétréci et clivé. C’est ce
rétrécissement progressif de l’esprit qui donne l’impression
d’une évolution complète de son caractère. En réalité, le fond
du caractère est resté le même alors que le problème réel se
situe au niveau d’une personnalité mal intégrée. Sur ce plan, la
dualité de la pensée exprime une dualité de la personnalité.
C’est pourquoi on observe chez Papineau deux systèmes de valeurs,
presque étrangers l’un à l’autre et souvent même
contradictoires
qui expriment un être divisé mais épris de sincérité. Les
tendances doctrinaires sont de même le produit d’un esprit rétréci
par l’émotivité».30
Allan Greer a fortement nuancé cette approche, ramenant l’être
divisé aux
contradictions sociales entre lesquelles Papineau se trouvait coincé
: «On
a souvent peint Louis-Joseph Papineau sous les traits d’un “être
divisé”, affligé de problèmes psychologiques qui l’empêchèrent
d’être constant et déterminé dans l’action, mais sa situation
est loin d’être unique. La plupart de ses collègues étaient
sûrement déchirés entre les mêmes impulsions contradictoires :
encourager la résistance populaire tout en la restreignant.
L’incertitude et les tergiversations qui en résultèrent, si elles
n’étaient pas particulièrement héroïques, n’en étaient pas
moins compréhensibles. Placés devant d’angoissants dilemmes, les
leaders patriotes trouvèrent du réconfort, pendant un certain temps
du moins, dans ce qu’ils considéraient comme des leçons de
l’histoire».31
Greer étend ici au contexte social ce que Ouellet semblait parfois
trop limiter à la seule psyché de Papineau.
Le cas
de Julie Papineau, plus problématique, demeure cependant une source
de témoignages sur la façon dont se vivaient l’ennui et la
tristesse comme pré-condition socio-affective aux Rébellions de
1837-1838. Qu’importe si on accepte ou refuse les conclusions de
Ouellet, les aveux mêmes de l’épouse Papineau sont riches de
cette mélancolie que les événements ne feront qu’accentuer
douloureusement : la défaite des Rébellions, l’exil de son mari
et de certains de ses enfants, les inquiétudes liées à la
répression, autant d’occasions de dérèglements nerveux.
N’écrit-elle pas, à son fils Lactance, le 10 avril 1840 : «Je
suis destiné à être déçu dans toutes mes espérances même les
plus légitimes je ne sais jusqu’à quand et à quel point je
pourrai les supporter. Il n’y a que la Providence qui le sait et
qui en décideras».32
À cette attitude dépressive, son mari pouvait lui reprocher : «Tu
ne sais pas supporter avec assez de force philosophique ou de
résignation religieuse».33
C’était beaucoup ajouter à une situation assez difficile en soi.
Julie Papineau n’était décidément pas une Manon Roland ou une
Olympe de Gouges. On se retrouve ici en plein dialogue entre un
misanthrope et une neurasthénique, d’où la conclusion qui
semblait s’imposer à Ouellet : «Envahie
par la mélancolie, elle a vécu aux confins de la réalité et dans
un monde imaginaire chargé de dangers et de culpabilité.
L’agressivité qu’elle éprouvait à l’égard de la société
et des hommes, elle l’a souvent retournée contre elle-même dans
des gestes imprégnés de masochisme. Mal réconciliée avec
elle-même, elle a aussi manifesté de l’aversion pour tout ce qui
touchait à la sexualité. En forçant son mari à demeurer dans la
politique, elle en fit le champion de ses ambitions et de son
agressivité. C’est pourquoi l’échec de l’action politique de
Papineau a été senti par sa femme comme un échec personnel».34
Bien que peu porté à interroger la vie intime du couple,
l’historien ne peut s’empêcher de noter que Julie
Bruneau-Papineau avait pour son époux Louis-Joseph «cet
instinct maternel que toute femme apporte, plus ou moins, dans
l’amour»,
et «qu’elle
était davantage mère qu’épouse».35
C’est dire que, contrairement à l’Ancien Régime en France, le
Canada français du premier XIXe siècle ne vivait pas une sexualité
non seulement débridée, mais déjà investie de mœurs, qualifiées
par Ouellet, de jansénistes.
Lorsqu’un
médecin, le docteur Joseph Allaire, déclare aux lendemains de la
bataille de Saint-Denis : «Je
n’ai jamais eu tant de plaisir de ma vie!»,36
il en révèle suffisamment assez sur cette tristesse
entrevue
par M. de Pontois. Le diagnostic de mélancolie porté par Fernand
Ouellet sur le couple Papineau, au-delà du cas particulier lui-même,
projette une lueur sur la morosité qui semble qualifier les
pré-conditions socio-affectives dans lesquelles baigne la révolte
bas-canadienne au cours du premier XIXe siècle, et si cette
situation touche essentiellement les gens des classes bourgeoises,
elle ne tardera pas à se généraliser à l’ensemble de la
population après les défaites et la répression.
Il est
possible désormais d’effectuer un second pas vers l’inconnu : la
prééminence de l’ennui et de la mélancolie comme pré-conditions
socio-affectives érigées sans
contrepartie dérivative autre
que les fêtes saisonnières et le rituel liturgique, conduit à une
thermodynamique psychologique collective déficiente : l’état
mental reste au neutre, entre l’audace et le repos, tendant plus
certainement vers le repos qu’il s’inquiète déjà des audaces.
Peut-on aller jusqu’à dire que les Canadiens s’enfonçaient déjà
dans un repos profond, sans possibilité de passer à une audace
quelconque? Les Troubles de 37-38 l’interdisent… mais après,
c’est une autre histoire. Quoi qu’il en soit, nous en restons aux
corps isolés, aux actes manqués, aux retraites précipitées… On
comprend qu’à Saint-Denis, Louis-Joseph Papineau se soit montré
l’antithèse d’un Danton au moment de l’invasion
austro-prussienne de l’été 1792. On n’entendra pas ici de
tirades pompeuses sur l’audace et l’engagement volontaire.
Fernand Ouellet est catégorique : «À
l’origine de la plupart de ces difficultés, il y avait le chef
suprême. Papineau qui incarnait le mouvement, une sorte de volonté
de régénération nationale comme on disait alors, se complut dans
l’ambiguïté et il se révéla inapte à l’action, hésitant et
faible à l’excès».37
Il pourrait s’appuyer en plus sur la réplique de Lord Howick à
Robert Peel, au cours de l’hiver 1837-1838 : «je
ne crois pas à l’hostilité des Canadiens contre l’Angleterre,
d’autant que notre alliance leur est plus nécessaire que la leur
n’a d’importance pour nous»38;
enfin l’un des rebelles repentants, Louis-Hippolyte La Fontaine,
pourra bientôt l’avouer : «certains
peuples étaient naturellement aptes à s’émanciper par la force
des armes; mais, qu’aux Canadien français, il restait la force
“d’inertie”».39
La déficience de la thermodynamique psychique propice à une
situation révolutionnaire au Bas-Canada proviendrait d’une
inhibition déjà bien certainement installée, malgré quelques
frustrations historiques qui ont pu, vers la fin du XVIIIe siècle,
sembler l’ébranler, mais sans jamais l’échauffer au point d’en
faire une dynamique audacieuse et volontaire. L’inhibition quand au
but condamne préalablement à l’échec toute critique, tout
ressentiment; elle replonge sans cesse la collectivité dans cet état
d’inertie
relevé
par La Fontaine et bien d’autres observateurs.
Nous
atteignons alors à la source inconsciente de cet état d’inertie
et de déficience de la thermodynamique psychique qui, avant même
tout engagement, condamnait déjà à l’échec (ou à la velléité),
toute entreprise de transgression et de renversement violent de la
situation sociale et politique. Et c’est là peut-être que nous
touchons à la véritable responsabilité du Régime français dans
la préparation des échecs vers lesquels s’acheminait la
collectivité canadienne. D’un côté - du côté privé,
domestique, celui de la famille qui peine encore à devenir la
famille nucléaire moderne -, il y a la prédominance du rôle des
femmes dans l’organisation familiale : «La
famille à caractère patriarcal qui s’était implantée par
l’immigration française, n’avait pu résister à une situation
qui comportait souvent l’absence des maris pendant une grande
partie de l’année et un mode de vie peu discipliné. Les femmes,
d’une façon générale, en étaient progressivement arrivées à
s’assurer le contrôle de la vie familiale. Avec le temps, cet état
de choses s’était renforcé et avait influencé d’une manière
décisive l’éducation. Consciente d’avoir à assurer et à
défendre la stabilité de la famille et, partant, les valeurs
qu’elle représente, la femme ne pouvait que considérer,
inconsciemment ou non, son mari comme un être vivant en marge du
groupe familial et même éprouver une certaine défiance à l’égard
de son influence sur les enfants. Le rôle de la mère dans
l’éducation et, en particulier, dans la formation religieuse des
enfants, devenait dès lors déterminant et le mari apparaissait
plutôt comme un auxiliaire de l’autorité maternelle. Souvent
écrasée sous le poids des responsabilités qu’elle était forcée
d’assumer ou qu’elle avait progressivement accaparées, la femme
ne pouvait que tendre à replier le milieu familial sur lui-même et
à le dresser contre tout ce qui était extérieur à la famille.
Cela devenait particulièrement grave, au début du 19e siècle,
époque où l’intensification des échanges tendait à dissoudre
les cadres économiques sur lesquels avait jusqu’alors reposé la
société. Dès lors la famille pouvait de moins en moins espérer
vivre en économie fermée, ce qu’elle n’avait d’ailleurs
jamais fait complètement».40
Fernand Ouellet a raison d’insister sur ce point. Au-delà du cas
particulier du ménage Papineau, il y avait bien une organisation
domestique des familles québécoises où la figure de la Mère se
revêtait de la fonction paternelle, à la fois détentrice de la Loi
qui castre mais toujours conservant la fonction nourricière qui
était celle de sa nature biologique. Elle était plus Mère que
sexuellement femme : «La
domination affective de la femme au foyer, en opposition avec les
idées communément acceptées, influait considérablement sur la vie
familiale. Si le mari acceptait la situation de fait, il consentait à
vivre en marge de la famille dans une attitude débonnaire et
jouissant d’une autorité honorifique. Pour les enfants, il
symbolisait plutôt la bonté et l’indulgence mais aussi la
faiblesse. S’il refusait l’impératif féminin, un état
permanent de conflit, plus ou moins aigu et visible selon le
caractère des conjoints, s’inscrivait dans le milieu familial.
L’attitude de la femme, dans ces conditions, s’échelonnait de la
révolte ouverte ou manquée à une soumission passive et apparente.
Alors, les enfants, tiraillés entre les parents ou prenant parti
pour la mère, ne pouvaient qu’être les victimes de ces tensions
qui secouaient le noyau familial. Il résultait de ce système
quelles qu’en aient été les combinaisons internes, que la mère
était placée dans une situation ambivalente dont l’origine se
trouvait dans les absences répétées ou dans l’irresponsabilité
du père qui ne pouvait symboliser suffisamment, aux yeux de ses
enfants, les qualités attachées à la virilité. La cristallisation
en système de cette situation par l’éducation en assurait la
survie même dans les milieux où la situation primitive était
disparue. Mais, au 19e
siècle, le paysan-bûcheron allait se substituer au paysan-coureur
de bois. Ce nouveau genre de vie comportait les mêmes implications
pour le milieu familial. La conséquence la plus frappante du système
fut que la famille, tout en reposant sur des cadres autoritaires,
produisait
des individus indisciplinés, instables, insuffisamment développés
sur le plan affectif et, dès lors, incapables de s’affranchir du
milieu familial qui demeurait pour eux la valeur transcendante».41
Cette situation devint particulièrement dommageable lorsqu’elle
déforma la projection macrosociologique sur les institutions
héritées du Régime français. Contrairement à la France
absolutiste, l’administration sous le Régime français avait
poussé l’organisation minutieuse des institutions de la colonie
jusqu’à éviter toute mise en place des figures parentales
généralement associées aux institutions politiques. Quand le
gouverneur Frontenac (1672) entendit faire de la colonie une réplique
identique de la Métropole en créant
quatre
«espèces
de corps»
: clergé, noblesse, justice et tiers état, il fut vite rabroué par
Louis XIV, qui l’avertit impérativement de ne «jamais
donner “cette forme au corps des habitants du dit pays”, et qu’il
faudrait même supprimer le syndic qui présentait des requêtes au
nom des habitants, “étant bon que chacun parle pour soi et que
personne ne parle pour tous”. Le roi ne voulant pas enlever pour
autant aux habitants le droit de faire connaître leur opinion, il
exigea que dans les affaires importantes le gouverneur, l’intendant
et le Conseil supérieur soient invités à solliciter l’avis des
notables et même celui des habitants réunis en assemblée plénière.
En somme, Louis XIV ne voulait pas que s’établissent de corps
constitués au Canada alors que ceux-ci lui causaient tant de soucis
en métropole».42
Les conséquences d’une telle décision, jumelée à l’organisation
familiale indispensable à la reproduction démographique, produisit
les racines fantasmatiques d’une sorte de Mère-État,
d’une figure de Mère castratrice, fusionnée par osmose fœtale
avec son Enfant-Peuple, au point de créer une symbolique aux
fonctions indistinctes d’où ne parviendront pas à se démarquer
les trois figures familiales indispensables au roman
des origines national.
C’est ce qu’indiquent deux historiens, G. Bernier et D. Salée,
lorsqu’ils soulignent que «La
nation des Patriotes, c’est le peuple; les deux termes sont
synonymes et interchangeables.
[…] L’échec
des rébellions est un drame […]
parce
qu’il aura empêché que s’enracine chez nous une image riche,
large et généreuse de la nation».43
Dans les cas américain et français, la figure maternelle de la
Nation se distinguait de l’identité infantile du Peuple. Peuple et
Nation étaient clairement distincts même en étroite relation
filiale, et si la Nation était là pour le Peuple, le Peuple était
autre chose que la Nation, sur laquelle les individus-citoyens
projetaient leurs fantaisies orales (alimentaires ou succion). Nous
sommes bien ici dans le champ du symbolique et la contradiction des
identités ne se conforme pas aux lois de la raison critique. Si la
Nation est
le Peuple, réunis dans une osmose œdipienne, on comprend alors la
persistance de l’immaturité sur l’impératif naturel du
développement libidinal. Ici, ce sont sécurité et possessivité
qui prime sur la reproduction et la propriété. Ève Circé-Côté
remarque, pour le XIXe siècle, le comportement jaloux et possessif
des Canadiens en matière de sexualité : «Les
annales judiciaires du temps font
[…] mention
de plusieurs meurtres commis par des maris jaloux sur la personne de
leur légitime. Un nommé Dowie, entre autres, fut pendu à Montréal
pour avoir assassiné sa jeune femme, en proie à ce démon de la
jalousie qui semblait avoir élu domicile sur les bords du
Saint-Laurent. Combien ont été crucifiés par cette passion stupide
dont on ignore la cause et qui relève de la pathologie? Ces paysans
dont la pipe ne refroidissait pas et qui
passaient
l’hiver à faire rôtir leurs crachats dans la bavette du poêle à
fourneau finissaient par avoir l’esprit hanté de fantômes. La
fumée de leur brûlot noirci d’un large cerne prenait les formes
que leur prêtaient d’insatiables désirs. Ils confondaient le rêve
et la réalité. Ces misérables chaumières retentissaient des
éclats de scènes quotidiennes qui terrorisaient les enfants. Ils
étaient jaloux de leur père, de leurs gendres, du voisin, du
passant, des vagabonds, voire du curé. Ils passaient leur temps à
écouter craquer l’escalier et les poutres, à fouiller de leurs
yeux phosphorescents l’ombre qui s’accumulait dans les chambres
et autour des bâtiments. Ils séjournaient des heures à la cave, où
souvent on les trouvait pendus ou la tête presqu’enlevée par un
coup de fusil».44
On comprend également la persistance de la résistance passive comme
stratégie d’obtention des satisfactions. On réalise un peu mieux
l’indifférenciation de la sexualité des individus par rapport à
l’activité procréatrice et la limitation des pré-conditions
socio-affectives à une morosité mélancolique et morbide où
triomphent l’ennui et la tristesse. C’est alors que la
thermodynamique tombe du froid au glacial - Mon
pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver… c’est froidure…
comme
mon
cœur est un jardin de givre, …qu’est-ce que le spasme de vivre,
etc. -, à l’inhibition, au repos statique, à l’inertie
politique, aux peccadilles puristes ou byzantines qui détournent de
la prise de position et à l’action, bref, à l’impossible audace
dynamisante. Enfin, on comprend comment il est difficile de
débrouiller les figures familiales projetées sur les institutions
sociales. Dans le cas canadien, il y a bien schize
psychologique,
comme dans les cas américain et français de la fin du XVIIIe
siècle, mais il y a un vice
local qui s’ajoute à la fracture : une indifférenciation des
rôles et des fonctions, une ambivalence baroque des identités et
des instances libidinales qui rompent, à la limite de l’hystérie
et de la psychose, une réalité proprement canadienne. Réalité
complexe certes où se confrontaient déjà la situation coloniale
aux intérêts impériaux, la mémoire européenne et l’immanence
nord-américaine, et dont les rébellions, parce que échouées ou
avortées, auraient pu être l’occasion de fracturer les instances
selon leurs fonctions propres.
1 C.
Galarneau. op. cit. p. 88.
2
C. Galarneau. Ibid. p. 7.
3
F. Ouellet. op. cit. 1966, pp. 1-2.
4
Citée in J.-P. Bernard (éd.) op. cit. p. 51.
5
Citée in J.-P. Bernard (éd.) ibid. pp. 220-221.
6
Y. Roy, in J.-P. Bernard. op. cit. 1983, p. 86.
7
F. Ouellet. op. cit. 1966, p. 433.
8
Cité in G. Filteau. op. cit. p. 336.
9
Cité in F. Ouellet. op. cit. 1976, p. 439.
10
Cité in G. Filteau. op. cit. p. 272.
11
Citée in J.-P. Bernard (éd.) op. cit. p. 215.
12
Cité in A. Greer. op. cit. p. 180.
13
Cité in G. Filteau. op. cit. p. 112.
14
Cité in M.-P. Hamel, op. cit. p. 80.
15
G. Paquet et J.-P. Wallot. Le Bas-Canada au tournant du 19e
siècle : restructuration et modernisation, Ottawa,
Société historique du Canada, Brochure historique, # 45, 1988, p.
17.
16
F. Ouellet. op. cit. 1961, pp. 18, 22, 23 et 24.
17
È. Circé-Côté. op. cit. pp. 76-77.
18
È. Circé-Côté. Ibid. p. 96.
19
Y. Lamonde. op. cit. 2001, p. 140.
20
F. Ouellet. op. cit. 1960, p. 3.
21
F. Ouellet. op. cit. 1961, p. 57.
22
F. Ouellet. op. cit. 1960, pp. 7 et 8.
23
F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 653.
24
G. Filteau. op. cit. p. 113.
25
È. Circé-Côté. op. cit. p. 30.
26
A. Greer. op. cit. p. 215.
27
A. Greer. Ibid. p. 214.
28
A. Greer. Ibid. p. 221.
29
F. Ouellet. op. cit. 1960, pp. 4-5.
30
F. Ouellet. Ibid. p. 7.
31
A. Greer. op. cit. pp. 135-136.
32
Cité in F. Ouellet. op. cit. 1961, p. 25.
33
Cité in F. Ouellet. Ibid. p. 26.
34
F. Ouellet. Ibid. p. 37.
35
R. Rumilly. op. cit. p. 143; F. Ouellet. op. cit. 1961, p. 60.
36
Cité in J. Hare. op. cit. p. 129.
37
F. Ouellet. op. cit. 1972, p. 375.
38
Cité in G. Filteau. op. cit. p. 385.
39
Cité in F. Ouellet. op. cit. 1961, p. 68.
40
F. Ouellet. op. cit. 1961, pp. 45-46.
41
F. Ouellet. Ibid. pp. 46-47.
42
C. Galarneau. op. cit. p. 17.
43
G. Bernier et D. Salée, in M. Sarra-Bournet et J. Saint-Pierre
(éd.) op. cit. pp. 33 et 35-36.
44
È. Circé-Côté. op. cit. pp. 75-76.
Jean-Paul Coupal.
La tourmente révolutionnaire, Annexe

Ni Européens, ni Américains
(À gauche, mort de Montcalm (1759), à droite, mort de Montgomery (1775))
MORALISATION
La tourmente révolutionnaire, Annexe

Ni Européens, ni Américains
(À gauche, mort de Montcalm (1759), à droite, mort de Montgomery (1775))
MORALISATION
I. LE BAS-CANADA ENTRE AMÉRICANITÉ ET EUROPÉANITÉ
Jean-Paul Coupal.
Il est
symptomatique qu’au XXIe siècle, alors qu’il est à un tournant
majeur de son Histoire, le Québec interroge encore sa conscience
afin de savoir si son fonds culturel est essentiellement américain
ou européen. Ce débat interpelle d'ailleurs l’ensemble de
l’historiographie canadienne. Mais les historiens Québécois
mettent de l’avant une problématique qui pourrait se formuler
ainsi : comment, de l’immédiateté du territoire géographique ou
de l’héritage des traditions, non dans une position exclusive mais
dans une interaction subtile, s’est modelée la représentation
sociale des Québécois? À première vue, la question serait
purement épistémologique, mais il n’en est rien. L’ampleur
prise par le débat autour de la qualification de
révisionniste donnée
à une «école» historiographique des années 1970, démontre que
l’épistémologie, comme bien souvent, sert d’écran afin de
cacher des oppositions idéologiques et des compétitions d'intérêts
corporatistes. Plus que l’honnêteté intellectuelle ou la
compétence professionnelle, c’est la Weltanschauung
des
historiens qu’il faut interroger. Si ces historiens de la fin du
XXe siècle ont bien formulé une problématique savante de
l’historiographie québécoise, en aucun cas ils n’ont été les
premiers à prendre avantage du problème. Jusqu’à leurs travaux,
plutôt que le questionnement, le public cultivé recevait des
réponses toutes faites : l’Européanité contre l’Américanité
chez Lionel Groulx par exemple; l’Américanité contre
l’Européanité chez Fernand Ouellet… On exposait le tout soit
par une tournure apologétique à
la Bossuet
soit par une suite de tableaux sériels à
la Chaunu,
c’était affaire de milieu social beaucoup plus que de méthodes
savantes. On frôlait la question pour porter l’intérêt public
sur les réponses affirmées : les preuves dites irréfutables,
les argumentaires épistémiques, mais de débats, il n’y en avait
pas. Le tiraillement existait toujours et l’Historicité québécoise
comme canadienne dans son ensemble n’en a puisé qu’un supplément
de confusions.
Sous l’angle idéologique par contre, ce retard à formuler le
débat révèle une situation bien particulière de penser la
problématique de l’Ère
des Révolutions,
et particulièrement des révolutions avortées. Les mouvements
insurrectionnels de 1837-1838 ont-ils échoué à devenir une
véritable révolution parce que les modèles révolutionnaires
étaient importés (hétérogènes) venant de France, de 1789 ou de
1830, d’Irlande ou d’ailleurs selon l’héritage européen, ce
modèle ne cadrant aucunement avec le modèle révolutionnaire
autochtone (homogène) sécrété à même les contradictions de la
société canadienne du XIXe siècle et dont le modèle indépassable
resterait la Révolution américaine de 1776, propre à l’immédiateté
de l’appartenance à la continentalité américaine? Or, à n'en
regarder que le contenu, les troubles de 37-38 s'inscrivent dans le
modèle de la continentalité américaine et non pas d'une imitation
des modèles français ou irlandais.
Si, pour
l’historiographie cléricalo-nationaliste du XIXe-XXe siècles,
l’héritage européen s’inscrit dans une nostalgie mélancolique
d’une Nouvelle-France héroïque - et en particulier de l’époque
bienheureuse de la Paix de Trente ans -, les contemporains vécurent
cet héritage européen en fonction des acquis britanniques. C’est
la Conquête de 1760, puis la Cession formelle trois ans plus tard
qui obligèrent les Canadiens à s’intégrer, vaille que vaille,
dans l’Empire britannique. Avec le Quebec
Act de
1774 et l’Acte constitutionnel de 1791, il est incontestable que
les Canadiens, à la suite de leurs élites
nationales, composées
pour lors du clergé et des seigneurs à la mine faussement
aristocratique, français comme anglais, s’identifièrent comme
britanniques
:
«Les
témoignages ne manquent pas… pour établir l’admiration qu’ont
les Canadiens pour la Constitution britannique, ce “trésor rare”.
Le premier numéro du Canadien
du 22 novembre 1806 définit les Canadiens comme des “Américains
britanniques” et les témoignages vont s’accumuler pour affirmer
que les Canadiens sont plus heureux sous la monarchie
constitutionnelle britannique que sous la monarchie française,
absolue jusqu’en 1789. […]
L’admiration
des Canadiens pour les Anglais de la métropole était inversement
proportionnelle à leur admiration des Anglais de la colonie».1
Et surtout, il ne faudrait pas prendre ces témoignages comme de
simples flatteries. Les Canadiens sont on ne peut plus britanniques
et, malgré les humiliations du gouverneur Craig, vont participer,
plus qu’en 1776, aux côtés des Anglais dans la guerre que leur
déclare les Américains en 1812. Il faudra les affrontements entre
les parlementaires et le gouverneur et la
clique du château
au cours des quinze années qui suivront la paix de 1814 pour voir ce
britannisme ébranlé. Même après la défaite de 1837, «en
juin 1838, dans un poème intitulé
“À
Lord Durham”
Garneau
avait néanmoins écrit : “Sur ce grand continent le Canadien
sera/le dernier combattant de la vieille Angleterre”, mot que
reprendra Étienne-Pascal Taché en 1846 dans sa tirade célèbre
selon laquelle le dernier coup de canon tiré en Amérique pour la
défense de la Grande-Bretagne le serait par la main d’un Canadien
français».2
Les Canadiens tenaient donc fermement à l’Angleterre, comme ils
avaient tenu à la France tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles,
et par cet attachement, nous pouvons facilement considérer les
répressions de 1838 et l’Acte d’Union de 1840 comme une
répétition amplifiée des émois et des frustrations de 1763 et de
1779.
Ils
furent d’autant plus vifs, ces émois et ces frustrations, que les
Canadiens, en bons catholiques, avaient par deux fois résisté à la
tentation de succomber aux rêves révolutionnaires : d’abord
devant la cause et l’invasion américaine de 1775, ensuite à
partir de 1789, devant la Révolution française et l’aventure
impériale, aussi glorieuse que du temps des guerres de Louis XIV.
Surtout, que celle-ci se déroulait au moment où le gouverneur Craig
faisait preuve d’arrogance et d’illégalité envers les leaders
de l’opinion canadienne, faisant emprisonner les journalistes et
députés récalcitrants Bédard, Blanchet et Taschereau, qui
prenaient ainsi des allures de Desmoulins et de Loustalot. C’est à
ces moments pourtant que se joua véritablement le sort
du
Canada. Il se joua parce que, comme le dit John Conway, dans un
article du Atlantic
Monthly de
novembre 1974 : «Canada
is the product of the pragmatic nineteenth century rather than the
ideological eighteenth. We are not children of the age of
Revolution».3
Plutôt
que succomber aux rêves utopiens, les Canadiens préférèrent ce
bon vieux pragmatisme que leur élite cléricale élaborait à
travers les Mandements
répétés
de Mgr Briand, et, pris entre le XVIIIe siècle utopien et le XIXe
affairiste, ils refoulèrent le monde des rêves pour se rabattre
stoïquement sur cette vérité du Christ, qu’à
chaque jour suffit sa peine. Voilà
pourquoi les espions américains se sont trompés dans leurs rapports
sur l’activité canadienne à la veille du déclenchement de la
guerre d’Indépendance : «Les
rapports des espions concordent sur deux points principaux : les
Canadiens souhaitent la venue des Américains et Carleton se prépare
à envahir les colonies. Ces rapports n’étaient pas exacts : on
prenait les préparatifs de défense pour des préparatifs d’invasion
et, comme les renseignements venaient des marchands anglais et des
Indiens, on prenait l’apathie des Canadiens devant les ordres de
Carleton, pour une bienveillance réelle envers les Américains».4
En ce début d’année 1775, les Canadiens vivaient dans l’actualité
de leur récent gain, l’Acte
de Québec,
considéré par les Américains comme la quatrième des lois
intolérables imposées
par le gouvernement métropolitain. Cet acte concédait aux Canadiens
la reconnaissance des droits civils français et la pratique libre de
leur religion. Le pragmatisme canadien commençait là : «Quoi
qu’il en soit, l’octroi de la liberté religieuse aux habitants,
l’influence de leur Église et de l’aristocratie, leur ancienne
inimitiée pour les Yankees et les Yorkers, leurs connaissances
limitées des événements et de la situation en cours, empêchèrent
un grand nombre d’entre eux de se joindre aux patriotes durant la
première année de la guerre, qui fut aussi une année décisive
pour le Canada. Ainsi les Français d’origine modeste allaient
généralement rester neutre et ne prendre nulle part active dans la
lutte qui opposait leurs anciens ennemis. S’ils s’étaient alliés
aux colons du sud et de l’est du Saint-Laurent, le Canada aurait
bien pu devenir le quatorzième État».5
Cette conclusion, tirée par un historien américain, véhicule une
certaine dose de regrets. Un autre historien, canadien celui-là,
peut très bien conclure, qu’en effet, «en
dehors de cette minorité
[clergé, seigneurs, la bourgeoisie et les habitants des cités],
il ne se trouve peut-être pas, au dire d’un observateur, “cent”
Canadiens prêts à combattre pour le gouvernement. La quasi-totalité
des miliciens refusent de rendre le service militaire décrété par
le gouverneur. Ils le refusent malgré les mandements de leur évêque
et les exhortations de leurs curés. La parole épiscopale ne
rencontre ni approbation ni soumission, soulevant, au contraire,
d’acerbes critiques et de violentes oppositions. Les chefs du pays,
y compris Mgr Briand et Carleton, avaient par trop présumé de
“l’implicite obéissance” du Canadien à la voix de
l’Église!».6
De tout cela, une seule observation s’impose. Malgré l’importance
des acquis et le pragmatisme des Canadiens de 1775, rien n’était
affirmé chez eux de l’indéfectible
soutien
à l’Angleterre. Ici, comme ailleurs, la tentation révolutionnaire
faisait son chemin.
Et
comment en aurait-il pu être autrement? Aux origines européennes
s’opposait l’immédiateté géographique américaine, comme elle
s’était toujours imposée aux colons du temps du Régime français
et comme elle s’imposait aux colons des treize colonies rebelles.
Les Britanniques s’en aperçurent bien vite, qui avaient misé sur
les cadeaux
généreux
de la Couronne pour s’attacher les nouveaux
sujets :
«Carleton
s’était par trop exagéré l’influence des seigneurs et même du
clergé sur la population canadienne. À quoi il ajoutait la grave
erreur de croire qu’un peuple conquis d’hier, surtout un peuple
de paysans, délaisserait ses cultures pour se précipiter à la
défense de ses vainqueurs
de
la veille. Il oubliait encore que ces vainqueurs avaient en plusieurs
occasions brutalement incendié et dévasté nombre de villages et
d’habitations pour l’inadmissible raison que leurs miliciens
osaient défendre leurs terres et leur patrie.
[…] En
outre par respect des droits britanniques, il laissait s’exercer
sans restriction la propagande des marchands anglais et américains,
poussant les Canadiens à la neutralité, à la désaffection et même
à l’insubordination à l’égard de l’autorité. Comme
résultat, le pays versait dans la confusion; il était divisé
contre lui-même et dépourvu de troupes avec une milice en passe de
dissolution. Contaminé par la propagande anglo-américaine, le
peuple vacillait dans son obéissance et refusait de marcher aussi
bien dans la Beauce qu’à Montréal».7
Là encore, il ne s’agit pas tant de liens
affectifs ou
de positions idéologiques, mais bien de raisonnement pragmatique,
tel que l’a reconstitué Gustave Lanctôt : «Pourquoi
iraient-ils se faire trouer la peau quand les Britanniques du Canada
refusaient de combattre et s’alliaient même aux Américains. Aussi
les Canadiens se refusaient-ils de combattre dans une lutte politique
sans intérêt pour eux entre deux groupes d’anciens ennemis, lutte
où la Grande Bretagne paraissait impuissante à les protéger».8
Il en alla de même lorsque les troupes américaines occupèrent le
territoire canadien, dans la vallée de la Chaudière où passait le
détachement conduit par Benedict Arnold, comme dans la vallée du
Saint-Laurent, après le passage de l’armée de Montgomery : «L’on
sait par ailleurs que la majorité des corvées et des services
rendus par les Canadiens aux Américains l’ont été gratuitement,
donc plus par conviction que par intérêt, s’il faut en croire les
constats de l’enquête de police qui suit l’arrivée massive des
troupes britanniques au printemps de 1776».9
On est en droit de nuancer le commentaire de Wallot, sachant que la
peur d’une armée d’occupation peut jouer autant sur la
collaboration
que
la conviction idéologique profonde. Pourtant, Alden, malgré sa
déception de ne pas voir les Canadiens rallier la cause américaine,
affirme qu’«au
dehors des Treize Colonies, une seule possession britannique de
l’hémisphère occidental soutint de notable façon la cause
américaine. Ce fut le Québec. En fait, dans les débuts de la
guerre, il parut à de nombreux patriotes que, vraisemblablement, le
Québec deviendrait une quatorzième colonie - un quatorzième
État».10
Après tout, ne doit-on pas juger l’invasion du Canada par les
troupes américaines du Congrès continental comme relevant d’une
mesure militaire défensive? «Le
désir des colonies, c’est que le Canada choisisse le gouvernement
qui lui plaira, comme c’est aussi leur désir de le voir se joindre
à leur union, avec un système de lois uniformes respectant les
différences locales, qui conviennent à chaque province».11
Et, comme le souligne encore Lanctôt, «De
fait, si la majorité des Canadiens s’étaient soulevés
ouvertement, à l’exemple et à l’instigation des
Anglo-américains, aux côtés des armées rebelles, le Canada eût
été perdu pour l’Angleterre».12
Or, ce ne fut pas le cas. Doit-on alors en conclure que le
pragmatisme couard a été le seul facteur du soutien généreux
des
habitants aux armées d’occupation? Non, car la coopération
a
été bien réelle et la frontière entre la coopération
et
l’engagement
est
bien mince. Garneau lui-même le note en 1840 : «Chambly
tombé, ses habitants allèrent renforcer l’armée américaine.
Ainsi cette guerre, par la division des Canadiens, commençait à
prendre le caractère d’une guerre civile. [À
Trois-Rivières, les Canadiens ralliés à la révolution désarmèrent
les royalistes de cette petite ville.] Une
partie des habitants de la campagne avait épousé la cause des
insurgés ou exprimait des vœux pour son succès; le reste voulait
rester neutre. Seuls le clergé et les seigneurs, avec le gros de la
bourgeoisie des villes, demeuraient franchement attachés à
l’Angleterre, et leur influence réussit à maintenir la majorité
des Canadiens dans la neutralité jusqu’à la fin. Aussi l’on
peut dire que le clergé fut, à cette époque, le véritable sauveur
des intérêts de la métropole dans la colonie».13
Des
Canadiens, oui, s’engagèrent ouvertement du côté américain, car
«la
propagande ne les laisse pas indifférents. Ils sont empoisonnés,
écrit Thomas Gamble en septembre 1775, par le virus révolutionnaire
et
“talk
of that damned word liberty”.
Jusqu’à
des femmes, surnommées “Reines de Hongrie”, qui cabalent. L’un
des premiers gestes de Montgomery, en territoire canadien, c’est de
confier aux habitants l’organisation du gouvernement local et
l’élection de leurs propres officiers. Les habitants de
St-Joseph-de-Beauce saluent l’armée d’Arnold en s’écriant :
“Le ciel vous envoie pour nous donner la liberté!”. Des
Montréalais en racontent autant à Montgomery qui leur apporte une
“liberté depuis longtemps désirée”. L’émigration aux
États-Unis, avec le retrait des Américains, et la persévérance de
certains réfractaires témoignent aussi de l’enracinement de
certaines idées dans la masse».14
Des éclaireurs canadiens conduisirent Montgomery et ses troupes à
l’assaut de la forteresse de Québec le soir du 31 décembre. Des
études plus récentes avancent que «dès
la guerre d’Indépendance, on estime que de 125 à 150 Canadiens
français, qui se sont rangés du côté des rebelles, s’exilent
après l’échec de l’invasion du Canada par les armées
américaines en 1775-1776. Le gouvernement américain leur octroie
des terres dans le nord de l’État de New York, le long du lac
Champlain. En 1789, l’État leur en concède d’autres, qui sont à
l’origine des villages de Corbeau (Coopersville) et de Rouse’s
Point, nommé ainsi en l’honneur de Jacques Roux, vétéran de la
guerre d’Indépendance. Beaucoup de Canadiens français, comme
officiers ou soldats, dont plusieurs sous les ordres du colonel
Hazen, ont combattu avec les leurs auprès de George Washington. “On
cite le nom d’un Canadien de Québec, Nugent, qui fut promu colonel
d’un régiment de Boston. D’autre part, des centaines de
Canadiens français se joignirent à l’expédition
Arnold-Montgomery contre Québec (1775-76), d’où ils se retirèrent
vers le Sud après l’échec de cette tentative d’invasion. Léon
Bossue dit Lyonnais affirme qu’il y avait un régiment formé de
Canadiens. Une compagnie de ces défenseurs de l’Indépendance
américaine se distingua tout particulièrement à la bataille de
Yorktown. Leur chef, le Capitaine Clément Gosselin, Canadien
français, lui aussi, reçut à cette occasion, des louanges très
flatteuses de Washington et de Lafayette.” Les religieux eux-mêmes
attestent de leur présence dans les armées américaines. Un fut le
tout premier aumônier nommé officiellement par le Congrès, sans
égard à la confession religieuse. Le R. P. François-Louis Chartier
de Lotbinière, Récollet du diocèse de Québec, fut désigné par
le général Benedict Arnold le 26 janvier 1776, et ratifié par le
Congrès en août suivant, pour servir
comme
premier aumônier du Premier Régiment du Congrès du colonel J.
Livingston, incidemment composé surtout de Canadiens français».15
Mais
cette coopération plaçait les décideurs américains dans une
situation fort inconfortable. «Le
grand objectif des Américains, remarque lucidement Lanctôt, est “de
détourner leurs voisins du Nord de prendre les armes contre eux”»,16
mais le statut du Canada restera toujours un problème épineux pour
les rebelles, quel que soit leur choix politique. Déjà Benjamin
Franklin, à Londres, le 26 octobre 1774, avait exigé «pour
le Canada un gouvernement responsable, mais sans succès».17
Comment faire de la colonie française, sur laquelle le régime
métropolitain avait exercé une pression absolutiste et autoritaire
totale, une colonie libérale et éclairée à l'image des colonies
anglaises? Il fallait ramener cet anachronisme européen dans sa
réalité immédiate américaine. Dans les adresses successives que
les Américains envoyèrent aux habitants canadiens, la même
invitation était formulée en ces termes : «Votre
intérêt et votre bonheur ne vous pressent-ils pas de devenir les
amis du reste de l’Amérique du Nord? À ce faire, vous avez tout à
gagner. Que la différence de religion ne soit pas une cause de
division et ne permette pas à des courtisans intéressés de
sacrifier “la liberté et le bonheur de tout le peuple
canadien!”».18
Et c’est avec tact et diplomatie que les autorités américaines
entendèrent agir envers les Canadiens. Ils étaient incertains
d’ailleurs de leur propre puissance militaire et de la réussite
d’un projet politique encore mal défini. Les instructions
militaires ne pouvaient donc être impérialistes ni d’une
agressivité conquérante : «Ces
instructions, que Washington n’enverra par écrit que le l4
septembre [1774],
indiquent clairement la politique du Congrès général et de
Washington à l’égard de la population du Canada. Elles
comprennent 14 points, dont les plus importants sont les suivants :
si les Canadiens s’opposent à l’invasion ou même refusent de
collaborer, Arnold doit revenir en arrière, afin de ne pas exciter
les Canadiens contre les Colonies-Unies; tout dommage, tout mauvais
traitement infligé aux Canadiens doit être sévèrement puni (et
dans sa lettre d’introduction, Washington autorise même Arnold à
punir de mort les infractions, s’il le juge à propos); on doit
même respecter ceux des Canadiens qui seraient opposés à
l’invasion, on devra payer la pleine valeur de ce qu’on achètera;
on devra interdire aux troupes de se moquer de la religion catholique
et on verra à assurer par tous les moyens le libre exercice de la
religion et les droits de la conscience».19
Mais politiquement, l’offre américaine contenait trop
d’ambiguïtés, d’autant plus qu’elle était inapplicable dans
les circonstances d’une marche militaire : «l’instinct
populaire, si délicat sur l’honneur national, se trouvait blessé
du rôle presque humiliant que jouaient les Canadiens. Ceux-ci
s’apercevaient que les Américains s’emparaient peu à peu de
l’autorité; qu’ils décidaient de tout sans presque les
consulter; qu’ils nommaient les officiers, convoquaient les
assemblées publiques, etc., sans demander leur consentement.
Plusieurs commencèrent alors à regarder comme une faute d’avoir
laissé
entrer dans le pays et se répandre au milieu d’eux des troupes en
armes, à la merci desquelles ils se voyaient déjà. C’était là,
en effet, une de ces erreurs qu’on ne tarde jamais à regretter.
Ces réflexions les remplissaient d’une inquiétude à laquelle se
mêlait un peu de honte. Les hommes opposés au Congrès en
profitèrent habilement».20
Les Américains devaient donc se rendre à l’évidence que «les
Canadiens ne pouvaient être intéressés à se joindre aux
Colonies-Unies dans une révolte qui fût dirigée seulement contre
le Parlement, ce Parlement qui leur avait donné la Loi du Québec :
l’indépendance complète ou l’espoir de retourner à la France
eût été peut-être un objectif plus alléchant. Après la défaite
du 31 décembre 1775, le Congrès aura beau adressé une autre
proclamation de ralliement, mais “les Canadiens, refroidis de plus
en plus, obéissaient à l’influence du clergé et d’une
bourgeoisie dévouée à la monarchie. Ils entendirent ces paroles
avec une indifférence qui marquait le changement opéré dans leurs
idées depuis l’automne; et ils ne sortirent point de leur
inaction”».21
Quoi
qu’il en fût, John Adams voyait dans ce retard une cause de
l’échec de 1776 : «“Si
une déclaration d’indépendance avait eu lieu il y a sept mois,
elle aurait été suivie de bien des effets importants et glorieux :
nous aurions pu avant aujourd’hui contracter des alliances avec des
États étrangers; nous serions venus à bout de Québec et nous
serions en possession du Canada”. Samuel Adams était aussi du même
avis : “Si cette déclaration avait été faite neuf mois plus tôt,
le Canada nous appartiendrait aujourd’hui.” Et cette opinion,
nous la trouvons exprimée dès le mois de février 1776 par Joseph
Hawley. Il s’agit là d’hypothèses».22
Le manque d’affirmation des Américains en 1775 posa les jalons
d’une valse hésitation entre l’archaïsme et le futurisme qui
devait rester rémanent dans l’histoire du Canada. L’invasion
s’avérait précipitée par rapport à la maturation même du
projet indépendantiste américain : «La
proclamation de Schuyler
[lancée le 5 septembre 1775] pouvait
rassurer temporairement les Canadiens qui allaient se trouver sur le
passage des envahisseurs, mais elle ne pouvait satisfaire l’ensemble
de la population; en effet, Schuyler parlant des “droits que doit
posséder tout citoyen de l’empire britannique” ne pouvait faire
allusion qu’à la minorité anglaise qui, elle, se trouvait
vraiment lésée dans ses espérances par la Loi du Québec. En
outre, lorsque Schuyler annonce qu’il vient délivrer de
l’esclavage la population canadienne, il n’annonce aucune
solution pratique : la délivrer de l’Angleterre? mais les
Colonies-Unies elles-mêmes ne parlaient pas encore de se libérer de
leur allégeance à la Couronne; la délivrer de la Loi du Québec?
la majorité du peuple du Canada ne demandait pas mieux que de
profiter des avantages de cette loi; la délivrer du ministère
britannique? mais c’est le ministère britannique qui lui avait
accordé la Loi du Québec. Les Canadiens français, qui n’étaient
pas persécutés en cette affaire, n’avaient aucun intérêt à
s’unir à des colonies qui faisaient campagne pour l’abolition de
cette même loi. La proclamation de Schuyler ne pouvait rassurer que
la minorité anglaise du Canada, minorité qui n’avait besoin ni
d’être rassurée ni d’être exhortée».23
Enfin, quand arriva un plan de confédération mieux établie, en
1781, qui réservait sa place au Canada parmi les États-Unis, John
Adams affirmant qu’un traité de paix avec la Grande-Bretagne était
impossible si elle gardait le Canada (1782), «s’il
y a disposition réelle à permettre au
Canada
d’accéder à l’association américaine (…), il ne pourrait pas
y avoir de grandes difficultés à tout régler entre l’Angleterre
et l’Amérique».24
Le Canada se voyait donc entièrement absorbé par la Confédération
américaine et devenait un jouet entre les deux puissances
anglo-saxonnes.
Bref, le
retard à formuler des offres claires et précises basées sur un
système idéologique concret où les Canadiens y trouveraient leur
change acheva de discréditer la position politique américaine.
Surtout qu’à ces hésitations allait se rajouter bientôt
l’intervention française. Pour les Britanniques, cette
intervention pouvait apparaître comme une menace pour la
conservation de sa colonie canadienne. Mais pour les Américains
également, elle pouvait apparaître une menace. Pour les Canadiens,
elle entraînait la réminiscence du Régime français et, par un
étrange paradoxe, renforça l’héritage européen et joua en
faveur des… Britanniques. D’abord, parce que la France qui
intervenait en Amérique, avec le jeune marquis de La Fayette et le
vaillant Rochambeau, n’était déjà plus la France de Montcalm et
de Lévis : Louis XVI avait succédé à Louis XV et de l’absolutisme
royal, on était en voie de passer, avec Turgot, vers une forme de
despotisme éclairé plus libéral qu’autoritaire. Déjà, elles
n’étaient plus faites pour se reconnaître. Une seconde fois, pour
calmer les appréhensions des délégués américains, Louis XVI dut
abandonner
le
sort des Français d’Amérique à l’issue des rivalités
anglo-américaines : «Outre
frontière, les colonies rebelles n’abandonnent pas l’idée de se
rattacher le Canada. Les députés du Congrès, au cours de
négociations avec la France, “avaient proposé que le roi prit
l’engagement de favoriser la conquête” du pays. Mais Louis XVI,
s’il consent à ne pas reprendre la Nouvelle-France à son profit,
n’est pas disposé à contribuer à sa conquête au bénéfice
d’autrui. D’ailleurs, la politique française entretient d’autres
vues sur ce sujet. Dans un esprit de parfait machiavélisme, la
possession du Canada par l’Angleterre lui paraît, selon ses
propres termes, “un principe utile d’inquiétude pour les
Américains, qui leur
fera
sentir davantage tout le besoin qu’ils ont de l’amitié et de
l’alliance du Roi et qu’il n’est pas de son intérêt de le
détruire”. Ainsi, le dessein secret de la France, renonçant à sa
reconquête, projette de conserver le Canada aux Anglais, afin de
perpétuer un sujet d’opposition et d’animosité entre
l’Angleterre et les États-Unis, et d’obliger, par suite, ces
derniers à lui garder leur amitié et leur commerce et à recourir à
son aide comme leur commune ennemie».25
Une deuxième fois en vingt ans donc, comme il a déjà été
souligné, la France abandonnait à son triste sort le destin de ses
ressortissants d’Amérique, renouvelant l’amertume suscitée au
traité de Paris de 1763, mais cette fois pour le bénéfice d’une
éventuelle alliance américaine. De plus, malgré les propositions
de La Fayette, Washington se méfiait d’une invasion française du
Canada, et il s’opposa «au
projet par crainte que les Français, une fois en possession d’une
ancienne colonie, ne puissent résister “à la trop forte
tentation” de la garder. Ce qui leur procurerait le commerce des
fourrures, les pêcheries de Terre-Neuve et surtout la facilité de
contenir et de dominer les États américains”. Ainsi, en face des
intentions secrètes de la France, les colonies adoptent également
une duplicité diplomatique, celle de la méfiance de leur alliée».26
Le sort du Canada pouvait devenir facilement une pomme de discorde
entre les alliés français et américains et La Fayette eut la
sagesse politique de ne pas insister. Au Canada, ce second abandon de
Versailles porta la population non certes vers un soutien
indéfectible à la cause britannique, mais il la replongea dans le
deuil et la morosité, et les Canadiens jurèrent tacitement de ne
plus jouer aucun rôle dans la cause américaine. Pour celle-ci, ils
étaient perdus.
Cette
expérience, troublante et douloureuse, eût un effet incontestable
sur la conscience historique des Canadiens. Elle formula, en termes
mal conscientisés toutefois, ce qu’était le problème actuel
entre les origines européennes des Canadiens et l’immédiateté
géographique américaine et, pour la première fois, elle jumela un
pragmatisme opportuniste aux réminiscences passéistes à travers la
fidélité à une monarchie substituée et aux institutions héritées
du Régime français. La Révolution américaine fit naître chez les
Canadiens une conscience
malheureuse,
accentuant la dysfonction sociale et la schze
psychologique
occidentale des conditions propres à la situation coloniale. Gustave
Lanctôt semble être le premier historien à l’observer clairement
: «Si
elle n’a pas conquis le Canada, la révolution américaine n’en a
pas moins exercée une profonde influence sur le Québec. Elle fut
l’éducatrice politique du Canadien français. Par sa propagande,
elle répandit dans cette terre, encore imprégnée de colonialisme
bourbonien, l’idée de liberté individuelle et collective, elle
propagea la notion des droits politiques. En discutant avec le
citoyen, elle lui apprit les premiers rudiments constitutionnels.
C’est à son action qu’il faut attribuer le remplacement du
seigneur à la tête de la population par le bourgeois, ainsi que la
présence du Canadien moyen, artisan ou campagnard, parmi les
signataires des pétitions politiques et la tendance des classes
inférieures à se rallier à l’idée d’un gouvernement plus
libre s’orientant vers l’établissement d’une assemblée
législative».27
Dans son étude sur La
Révolution américaine et le Canada, le
même historien élabore sur ce thème. En partant de la Lettre
adressée aux habitants de la Province de Québec, par
le Congrès de Philadelphie, le 24 octobre. 1774, il souligne de
quelle manière elle se faisait l’éducatrice politique de la
citoyenneté
chez
un peuple quasiment vierge de toute praxis
politique
: «Passant
ensuite à la question politique, la lettre expose que le “premier
grand droit”, base de la prospérité des colonies anglaises, est
celui, “pour le peuple, d’avoir une part dans leur propre
gouvernement par leurs représentants choisis par eux-mêmes, et
conséquemment d’être gouvernés par les lois qu’ils ont
eux-mêmes approuvées et non par les édits d’hommes sur qui ils
n’ont aucune autorité.” Car, par cette participation à la
direction politique, les représentants du peuple peuvent, par le
refus des subsides requis pour son administration*, forcer le pouvoir
à remédier à tout abus possible. La lettre explique, en outre, les
“inestimables droits” qui découlent de ce gouvernement
représentatif et qui sont le procès par jury, l’Habeas
Corpus,
la tenure franche de corvées et la liberté de la presse, tous
droits qui appartiennent à l’homme de par la loi naturelle».28
Comme les thèse juridiques constitutionnalistes de James Wilson
devaient servir plus tard à modifier profondément le concept
impérial en Commonwealth britannique, la leçon politique américaine
prépara les Canadiens à recevoir la Constitution de 1791 et à
pratiquer une vie politique qui leur restait inconnue jusqu’alors :
le parlementarisme libéral. «Par
les lettres du Congrès et sa propagande, la
révolution
américaine a fait l’éducation politique des Canadiens. Elle leur
a révélé les fonctions d’un régime électif, leur expliquant
leurs droits de citoyens britanniques, le principe de la
représentation populaire et le mode du vote des impôts. Elle a
introduit parmi eux la notion de la liberté personnelle et de
l’égalité politique. C’est cette catéchisation américaine qui
a ouvert aux Canadiens leur premier alphabet politique et leur a
enseigné leur première leçon de droit constitutionnel. C’est
après 1775 que, pour la première fois, comme le notent Mgr Briand
et les chefs britanniques, on entend le Canadien du peuple discuter
des affaires publiques».29
Il y avait là une première leçon à tirer des événements, celle
que Garneau exposera clairement dans son Histoire
du Canada, quatre-vingt
ans plus tard, lorsqu’en évoquant la situation des Acadiens aux
lendemains du traité d’Utrecht, il lorgnera du côté de
l’actualité politique de son temps : «Les
gouverneurs anglais, aveuglés par leurs préjugés religieux ou
nationaux, avaient d’abord mécontenté les Acadiens en les
traitant durement. Et ceux-ci, dans leur désespoir, menacèrent
d’émigrer. Mais lorsque ces gouverneurs apprirent que la France
créait un nouvel établissement dans leur voisinage
[la forteresse de Louisbourg], ils
se hâtèrent de changer de conduite et de rassurer les colons. C’est
ainsi que l’Angleterre se conduisit envers nos pères en 1774.
Quand elle vit ses anciennes colonies prendre les armes contre son
autorité, elle s’empressa d’assurer aux Canadiens français
l’usage de leur langue et de leurs institutions nationales, afin
qu’ils ne joignissent point les insurgents. Depuis, lorsqu’elle a
cru n’avoir plus besoin d’eux, elle les a sacrifiés en les
soumettant à une majorité anglaise, c’est-à-dire à une majorité
dont la langue, les lois et la religion sont différentes des
leurs».30
Garneau pensait ici à l’Acte d’Union de 1840. Les conflits sous
Haldiman et Craig n’invitaient-ils pas ces gouverneurs à se
comporter avec la même autorité despotique que jadis Nicholson et
Vetch envers les Acadiens? Et Sydenham, alors? Car, la seconde leçon
- celle qui allait être oubliée avec le temps - devait être tirée
du fait que l’Angleterre pouvait toujours revenir contre ses
colonies si elles lui manquaient de fidélité. Si Carleton pouvait
féliciter et remercier les Canadiens qui lui avaient apporté leur
support à l’automne 1775, il ne se gêna pas pour réprimer
durement ceux qui avaient oser se porter au secours des envahisseurs.
Lors de la retraite précipité des Américains, en mai 1776, ceux-ci
s’arrêtèrent à Sorel où ils reçurent aide et fournitures des
habitants : «Des
détachements [anglais]
allèrent
ensuite ramasser les traînards ennemis, arrêter les habitants qui
s’étaient joints aux rebelles et incendier leurs maisons; car les
Anglais, qui respectaient encore les propriétés des insurgents dans
leurs anciennes colonies, suivaient leur vieille coutume en Canada,
habité par une race étrangère : comme en 1759, ils y marchaient la
torche à la main».31
Carleton se souvenait de l’action préventive de Wolfe, son ancien
supérieur qu’il accompagnait seize ans plus tôt sous les murs de
Québec, mais il anticipait encore plus, sans le savoir, la
répression vengeresse qui sera celle de Colborne, soixante ans plus
tard.
Bien que
toutes menaces pesant sur l’avenir de la colonie n’étaient pas
écartées, une accélération des réformes et des bouleversements
de la société, à la limite de l’effet révolutionnaire,
bouleversaient les mœurs politiques canadiennes. En moins de trente
ans (1763-1791), la population était passée d’un régime
autocratique, où elle n’était que quantité assujettie aux
décisions métropolitaines, à un gouvernement parlementaire qui,
sans posséder encore la responsabilité ministérielle, ressemblait
à tous les parlements où se décident et se votent des politiques
locales d’auto-détermination dans les domaines juridiques, civils
et administratifs. Ce saut qualitatif apprit aux Canadiens qu’ils
étaient largement en retard sur l’évolution politique des autres
nations, et c’est à travers même les contradictions suscitées
par le nouvel Acte constitutionnel qu'ils firent l’expérimentation
de leur retard. «Le
nouvel Acte constitutionnel de 1791 donna toutefois à la colonie un
corps législatif élu par le peuple et connu sous le nom de Chambre
d’assemblée. Le Bas-Canada disposait alors d’une base
institutionnelle qui reproduisait celle de l’Angleterre. Au sommet
trônait le gouverneur, représentant du roi, et un cabinet, le
Conseil exécutif. Sur le plan législatif, le Conseil législatif
était l’équivalent de la Chambre des Lords, tandis que la Chambre
d’assemblée s’inspirait de la Chambre des communes. Sur papier,
on pouvait aisément croire le Bas-Canada doté d’institutions
démocratiques. Il en allait toutefois autrement dans la réalité,
puisque l’exécutif contrôlait directement tout le processus
législatif grâce au droit de veto dont disposait le Conseil
législatif. Les membres de ce dernier, littéralement à la solde de
l’exécutif, montraient un réel empressement à partager les
points de vue de celui-ci quant aux lois proposées par la Chambre
d’assemblée. Le Conseil exécutif, pas plus que le Conseil
législatif, n’avait de comptes à rendre à l’Assemblée. À
l’opposé, une mesure votée par la Chambre d’assemblée devait,
pour devenir loi, recevoir l’assentiment du Conseil législatif et
du gouverneur. Le gouvernement britannique se réservait en outre le
droit d’abroger toute loi pendant les deux années suivant son
entrée en vigueur. L’absence de responsabilité administrative et
ministérielle était le principal enjeu qui animait la dynamique
institutionnelle de cette époque. Cela se traduisait par un
antagonisme acrimonieux entre la Chambre d’assemblée, dont les
pouvoirs se limitaient à ses votes de la liste civile et autres
subsides, et le Conseil législatif. La Chambre regroupait surtout
des représentants des professions libérales issus des milieux
urbains. On y trouvait aussi quelques agriculteurs et artisans. Le
Conseil était pour sa part constitué de marchands et de
propriétaires fonciers. Socialement et idéologiquement homogènes,
les deux corps législatifs étaient aux antipodes l’un de l’autre
sur bon nombre de questions d’ordre social et économique. Les
membres de la Chambre d’assemblée trouvaient que ceux du Conseil
législatif ralentissaient à l’excès le processus législatif et
qu’ils faisaient systématiquement opposition à toute perspective
de réforme. Ils en demandèrent à plusieurs reprises l’abolition,
ou tout au moins l’assouplissement. Les conseillers législatifs,
de leur côté, dénonçaient souvent l’attitude présumée
radicale et démagogue des membres de l’Assemblée. Ils se
percevaient comme un frein indispensable face aux extravagances de ce
qu’ils considéraient être “la gouverne de la populace”».32
Il y avait des relents de l’ancien autoritarisme absolutiste dans
la fonction du gouverneur et dans les privilèges que s’octroyaient
la clique
du château qui
l’entourait. Il y avait là une bouture mal greffée entre le
pouvoir législatif, qui était si peu un pouvoir, et le pouvoir
exécutif, qui était pratiquement tout le pouvoir : «Non
seulement le Conseil législatif était complètement homogène, mais
il travaillait aussi en parfaite symbiose avec les instances
exécutives de l’État. On pourrait dire qu’il leur servait de
satellite politique et qu’il était voué à la promotion des mêmes
intérêts. Fer de lance efficace contre l’opposition, il
parvenait, au moyen des pratiques législatives, à réduire au
silence toute clameur réformiste émanant de la Chambre d’assemblée.
De 1822 à 1836, le Conseil législatif rejeta 234 projets de lois
proposés par l’Assemblée, soit presque la moitié de tous les
projets présentés. La véritable influence du Conseil résidait
dans la légitimité de jure qu’il conférait au pouvoir d’État,
contre lequel les masses rurales et l’opposition n’avaient en
général aucun recours. Grâce à cet instrument de domination,
l’État bas-canadien était en mesure de faire parfaitement
correspondre ses fonctions de centralisation administrative et de
contrôle socio-politique aux intérêts des grands propriétaires
fonciers. Le conseil législatif bloquait tous les projets de loi et
tous les actes ayant pu affaiblir, ne serait-ce que légèrement, la
toute-puissance du pouvoir d’État et l’hégémonie des grands
propriétaires».33
Bernier et Salée n’ont donc pas tort lorsqu’ils considèrent les
conflits institutionnels comme un prolongement de la crise sociale
propre à la société bas-canadienne.
Cette
période de bouleversements structurels préludait à une croissance
économique et démographique sans précédent. À cette variable
nouvelle s’ajoutèrent, au cours des trois premières décennies du
XIXe siècle, des facteurs complémentaires notables : immigration,
développement des secteurs industriels et commerciaux liés aux
guerres napoléoniennes, etc. A. Garon a brossé un tableau complet
des conséquences générales de cette période : «Au
moment des affrontements armés de 1837-1838, la population
canadienne-française atteignait près d’un demi-million, en regard
de quelque 90 000 anglophones. C’est dire que la population
francophone s’était multipliée par trois depuis 1790, tandis que
l’immigration avait largement contribué à septupler la population
anglophone. Avant 1812, une faible immigration vint des États-Unis;
puis ce furent les Îles britanniques qui alimentèrent un flot
migratoire qui s’intensifia après 1825.
[…] Cette
migration eut, entre autres effets de grossir rapidement la
population des villes de Québec et de Montréal, qui atteignaient
respectivement 35 000 et 40 000 habitants vers la fin des années
1830. Les recensements indiquent que les nouveaux venus déplacèrent
une partie de la population urbaine francophone, soit qu’elle
émigrât aux États-Unis et dans les chantiers forestiers, ou, chez
les boutiquiers et les artisans surtout, qu’elle se repliât sur
les villages en milieu rural. Ce fut durant ces années aussi que
s’opéra dans le tissu urbain un clivage ethnique. Les professions
libérales s’y anglicisèrent en fonction d’une clientèle
bourgeoise de plus en plus anglophone, mais surtout, ce fut au sein
des professions liées aux services gouvernementaux, que le phénomène
fut le plus marqué. Ainsi, en 1834, parmi les 204 fonctionnaires
provinciaux, seulement 47 étaient canadiens-français, et ils
comptaient parmi les moins bien rémunérés. Le monde des affaires
était également aux mains des anglophones dans une proportion de
près des deux tiers, qui contrôlaient les entreprises les plus
importantes. La situation était la même au niveau du commerce de
détail et des métiers les plus spécialisés. Ces disparités
socio-économiques selon les frontières ethniques se
retrouvaient
même en milieu rural.
[…] La
défranchisation électorale consécutive à la mobilité et à la
dépossession d’une partie de la population engendra un
rétrécissement de la base électorale du parti patriote, au sein
duquel seuls quelques individus avaient atteint un degré de
politisation suffisant pour assurer une régénération du
leadership».34
Le caractère révolutionnaire de ce dynamisme fascine les historiens
depuis 1960. La diversité des activités économiques est sans
précédent au Canada. Après la morue et la fourrure, le commerce du
bois était devenu le nouveau steaple
-
agent dynamique premier du développement économique - et les
échanges commerciales avec les États-Unis n’avaient pas cessé de
s’accroître alors que le commerce impérial restait lié aux aléas
de la situation économique européenne : profitable à l’époque
du blocus continental imposé par Napoléon aux produits anglais en
Europe, le commerce avec l’Angleterre subira les contre-coups des
mesures libérales adoptées au cours du siècle. Présentée sous
cette forme strictement socio-économique, l’opposition entre
l’immédiateté géographique et les origines européennes ne
pouvait éviter de se répercuter sur les mœurs traditionnelles, en
particulier sur la tenure des terres, où le découpage seigneurial
bloquait l'expansion de la tenure en franc et commun soccage. Le
régime seigneurial, symbole vétuste de l’héritage féodal
français, conservé intégralement par l’Acte de Québec, restait
un vestige du mode de propriété issu de l’Ancien Régime. Ici
aussi, il aurait fallu un nuit du 4 Août, mais les riches seigneurs
canadiens, contrairement à l’aristocratie française, ne se
sentaient poussés ni intéressés à ce type de sacrifice ultime.
L’affaire des Sulpiciens de Montréal vint pousser la crise sur
l’avant-scène politique. Dans le règlement de la question des
droits seigneuriaux des Sulpiciens, Jean-Paul Bernard note que
«l’activité
du Conseil législatif dans la défense des droits des seigneurs et
les opérations complexes de comptabilité qui permettent alors de
faire des seigneurs selon le droit ancien, des créanciers selon le
droit nouveau, montrent que les patriotes n’avaient pas eu tort
d’estimer que le problème principal était celui des conditions
dans lesquelles se ferait l’abolition et que leurs adversaires
tendaient bien davantage à débarrasser la propriété capitaliste
d’entraves à son développement qu’à libérer les censitaires
de l’exploitation par les seigneurs».35
Cet héritage européen ne plaisait donc ni aux anciens
sujets de
Sa Majesté, intéressés à la liberté des terres et au libre
marché des propriétés ni aux nouveaux
sujets, qui
supportaient un fardeau accrue des tenures seigneuriales.
Liés
structurellement à l'économie impériale,
les
Canadiens devenaient ce peuple de sous-traitants, ces porteurs
d’eau dont
parlera plus tard Durham dans son célèbre Rapport.
La
chose pourtant n’était pas encore clairement établie et il ne
faudrait pas prendre la conclusion du Lord pour un constat objectif
et fidèle de la situation. Le Régime anglais ne considérait pas
les seigneurs canadiens comme de puissants vassaux d’une nostalgie
féodale, mais qu’«en
fait, les seigneurs auraient été de simples fonctionnaires, des
régisseurs doublés de percepteurs d’impôts, et non pas ce que la
plupart d’entre eux ou elles estimaient être - des individus ayant
des intérêts de propriétaires dans un territoire particulier.
[…] On
veut bien permettre, quoique à contrecœur, les rentes et autres
droits, mais on se refuse à reconnaître que les seigneurs puissent
légitimement prétendre au titre de propriétaire».36
Et c’était bien cette fonction d’administrateurs civils qui
heurtait les députés élus, tant l’action concertée de la clique
du Château circonvenait
les décisions prises démocratiquement par les membres de
l’Assemblée législative de Québec, car côté économique, les
immenses seigneuries non entretenues commençaient à se morceler par
la vente selon la tenure libérale. Bref, la translation
des propriétés
canadiennes s’effectuait sans besoin de révolution politique ni
coercition de la part du gouvernement. Le Bas-Canada se modernisait
selon les nouvelles règles capitalistes du commerce et de la
spéculation, à tel point que le même Lord Durham, dans son
Rapport,
notait qu’«une
cause d’irritation, plus grande que celle des mutations des grandes
propriétés a surgi de la concurrence du cultivateur anglais avec le
cultivateur français».37
On en était venu, naturellement,
au
capitalisme concurrentiel et le libre marché quittant le vieux
mercantilisme protectionniste des XVIIe-XVIIIe siècles. Et la chose,
une fois en voie d’accomplissement, prit tout le monde par
surprise.
Car nous
touchons là l’une des grandes différences entre les Rébellions
bas-canadiennes et la Révolution française de 1789 : la translation
des propriétés, si
chère à Taine, s’est effectuée ici avant l’éclatement de la
crise politique. Elle en découle même, et ne l’a pas suivie. Il
n'y a pas de nuit du 4 août dans l'histoire québécoise. La prise
du pouvoir législatif et constitutionnel par la bourgeoisie en vue
de briser les résistances des appareils politiques et
institutionnels d’Ancien Régime n’avait pas lieu d’être au
Bas-Canada. En France, l'un des buts majeurs de la Révolution avait
été d’harmoniser les appareils politiques avec les
transformations économiques; au Canada, l’essentiel des acquis de
la bourgeoisie était fait et la contestation ne dépassa pas le
niveau des ajustements institutionnels, ce que résume encore assez
bien Bernard : «La
fin des tiraillements politiques antérieurs permet une réforme des
institutions juridiques à incidence économique et le triomphe, dans
les esprits et dans la législation, de la primauté du droit moderne
de propriété, qui avait été un élément essentiel du programme
du grand commerce et de la grande propriété foncière, elle permet
aussi l’appui financier de l’État, maintenant sans résistance
organisée pour le limiter ou pour lui imposer d’importantes
conditions, aux entreprises privées actives dans le développement
des moyens de transport. Le programme, qui avait été celui des
patriotes, d’une économie plus diversifiée et moins dépendante
de la liaison à l’Empire se réalise, de façon bien limitée,
mais comme prolongement du capital commercial et foncier, comme
diversification de l’investissement des grandes fortunes et comme
adaptation au contexte nouveau créé par l’avènement du
libre-échange en Grande-Bretagne».38
Lorsque le régime seigneurial fut officiellement aboli, en 1854, ce
n’était pas là une féodalité traditionnelle qui tombait, comme
en France en 1789, c’était le constat d’une translation de fait
: il ne collait tout simplement plus au mode de propriété foncière
nord-américain. Depuis six ans, le gouvernement canadien de l’Acte
d’Union avait obtenu la responsabilité ministérielle : la
structure sociale et les institutions politiques se rejoignaient
enfin sans plus passer par les anciens seigneurs.
Considérer
que l’évolution de tout ceci procède de l’impact de la
Révolution américaine sur la conscience historique canadienne ne
mine en rien le caractère propre de l’évolution historique du
Bas-Canada entre 1804 et 1840. Il ne s’agissait pas non plus de
rattraper une occasion
perdue,
ce sur quoi s’acharneront les Rouges sous l’Acte d’Union dans
leur volonté d’annexer le Bas-Canada aux États-Unis. Deux choix
d'évolution sociale s’offraient aux Canadiens. Un premier choix
concernait une réalité objective : les conditions d'existence
canadiennes en Amérique. Un second choix relevait plutôt d’une
vérité subjective : le maintien des mentalités et des traditions
ancestrales par la protection des lois anglaises. Les différents
corps sociaux et politiques choisirent en fonction de leurs intérêts
et souvent en passant de l'un à l'autre des options. Le gouvernement
colonial, le clergé et l’aristocratie
seigneuriale optèrent,
bien évidemment, pour la vérité subjective qui satisfaisait leur
intérêt puisqu'elle était conservatrice. La classe
socio-professionnelle de la petite-bourgeoisie libérale opta, dès
sa formation, pour la réalité objective. Ainsi Étienne Parent,
dans son journal Le
Canadien, dès
le
1er
janvier
1823, alors qu’une menace d’Union plane sur les deux Canadas,
écrivait : «Si
le Roi et le Parlement absolvaient les Canadiens de leur fidélité,
ce ne seroit pas assurément à la France qu’ils s’adresseroient.
Ils sont descendants de François, mais ils sont natifs et habitants
de l’Amérique
[…]. Ils
ont goûté d’un gouvernement libre, où tous les hommes, n’importe
de qui ils soient les descendants, ont une égalité de droits».39
Les deux options ne s’excluaient pas, mais elles n'étaient pas
toujours conciliables, loin de là. À ce titre, le souvenir de la
Révolution américaine apparaissait déjà comme une première
solution proposée par le Sauveur
à la Machine à explorer le Temps, celle
de l'archaïsme
: «Entre
1834 et 1837, les Patriotes y puisent des exemples et des modèles de
résistance aux politiques impériales. […]
Au
début de 1835,
[la Minerve]
revient
sur l’histoire de la Révolution dans un éditorial du jour de l’an
intitulé “Affaires de la Province”. Cet article compare la
situation du Bas-Canada à celle des colonies américaines. Les
colonies américaines ont souffert longtemps, écrit l’auteur “nous
souffrons depuis longtemps - avons-nous encore longtemps à
souffrir?”».40
Jamais auparavant les réminiscences de la Révolution américaine ne
s’étaient situées aussi nettement entre l’exemplum
historiciste
et les ruminements pleins de remords des élites
nationales du
Canada. L’alternative offerte aux Canadiens de 1775 se posait en
des termes encore plus radicaux et plus inquiétants en 1830. Le
pragmatisme confortable se voyait ébranlé par la rhétorique
enflammée des tribuns et des journalistes. Il passait même, malgré
lui, de la vérité subjective des administrateurs coloniaux et du
clergé à la réalité objective de la classe socio-professionnelle.
La migration
des propriétés avait
contribué à déplacer l’opportunisme des Canadiens. Tandis que la
grande bourgeoisie commerciale, toujours liée aux intérêts de
l’Empire, chancelait dans ses priorités entre les deux options, la
petite-bourgeoisie canadienne-française se prononçait de plus en
plus pour la voie de l’américanité : «Après
1830, le mouvement patriote propose une rupture avec la vieille
Europe et l’union du destin des Canadiens à celui des
sociétés-sœurs de l’Amérique. Le projet est ambitieux, certains
dirent idéaliste. Les historiens l’ont taxé de “mysticisme”
et de naïveté (F. Ouellet). Pourtant la construction de
l’américanité qui l’inspire n’est pas sans importance. Le
rôle central de l’américanité en dit long sur les particularité
du discours patriote : il révèle la vitalité, au Bas-Canada, d’un
langage politique basé sur des concepts de vertu et de corruption,
langage qui, au même moment, alimente le discours des Démocrates
américains; il permet d’éclairer la relation entre le discours
politique du mouvement et son projet de société; enfin, il situe
le
discours patriote dans un contexte historique et idéologique bien
précis sans invoquer les vieilles formules du “durcissement des
mentalités” et sans tomber dans l’erreur de l’anachronisme».41
Il ne s’agit pas seulement d’une réponse politique qui se
bornerait à faire du Canada un état de plus dans l’Union, comme
l’espérait Washington et le Congrès continental en 1775 et 1781,
mais d’assumer son américanité comme une entité indépendante,
autonome et nationale. C’est ce qui ressort d’un discours de
Papineau devant l’Assemblée en février 1834 : «Voilà
longtemps, dit-il, que nous nous plaignons, et nous sommes tous
d’accord sur nos maux; la difficulté est d’y apporter remède.
Il y a des gens qui, tout occupés de constitutions européennes,
nous exposent ce qu’ils en conçoivent. Ce n’est pas à nous
d’apprécier les institutions de l’Europe; car nous ne pouvons
les bien juger. Voyons plutôt quel doit être notre sort, et
préparons à notre patrie une destinée heureuse. Il existe des
signes certains qu’avant longtemps toute l’Amérique sera
républicaine. S’il est nécessaire de changer notre constitution,
faut-il le faire en vue de ces présages? […]
Il
ne s’agit que de savoir comment nous vivons en Amérique, et
comment on y a vécu. L’Angleterre, oui, l’Angleterre elle-même
y a jeté les fondements d’une puissante république, où
fleurissent la liberté, la morale, le commerce et les arts. Les
colonies espagnoles et françaises, avec des institutions politiques
moins libres, ont été plus malheureuses. Le régime anglais, dans
les colonies, a-t-il donc été plus aristocratique que démocratique?
Et en Angleterre même, est-il purement aristocratique?».42
À l’assemblée de la Confédération des Six Comtés, le 23
octobre 1837, «les
habitants les plus marquants des six comtés ont fait preuve de
patriotisme, de zèle et d’union; ils se sont montrés dignes de
leur patrie et ils ont réalisé les espérances des bons patriotes.
Honneur donc à ces braves citoyens!
[…]
Une foule de drapeaux et de bannières flottaient dans les airs et
fesaient lire, entr’autres, ces inscriptions : - “Honneur à ceux
qui ont renvoyé leurs commissions, et à ceux qui ont été démis,
infamie à leurs successeurs!” - “Honneur aux braves Canadiens de
1813 : le pays espère encore leur secours” - “INDÉPENDANCE”
- “Les Canadiens meurent mais ne savent pas se rendre!”».43
Ou, plus précisément, il ne s’agit pas de nier les origines
européennes mais d’émanciper une actualité immédiate du fardeau
de l’héritage colonial. Voilà pourquoi, comme l’écrit encore
L.-G. Harvey, «Comme
leurs voisins américains, les hommes politiques canadiens mettent
l’américanité au centre de leur projet de société et
s’inquiètent du danger de la corruption et des intrigues
européennes. Mais le républicanisme du mouvement patriote se
distingue du modèle américain par son adhésion aux formes
classiques : les Patriotes n’éprouvent aucune difficulté à
identifier le “bien commun” de la société canadienne qui se
distingue par sa solidarité culturelle, économique et sociale. Il
n’est donc pas question d’expliciter une théorie politique qui
cherche à concilier les intérêts divergents. Au contraire, le
mouvement condamne l’existence de factions et propose des
institutions politiques propres à les réprimer. Deuxième
différence marquée : le lien colonial donne aux influences
européennes un appui institutionnel au Bas Canada».44
C’est
donc bien la Révolution américaine, et non la Révolution
française, qui resta le modèle révolutionnaire, précisément
parce que l’Indépendance
venait ajuster les institutions à la migration
des propriétés qui
s’était accomplie selon un modèle strictement nord-américain au
cours des années précédentes. Aucun des grands thèmes
révolutionnaires français de 1789 ne trouva véritablement d’échos
parmi la rhétorique des tribuns et des publicistes canadiens, à
moins qu’ils aient été partagés par les révolutionnaires
américains de 1776. Par exemple, il en va ainsi du célèbre thème
de la Vertu.
La
Vertu
ne
concerna pas plus les rebelles du Bas-Canada qu’elle n’avait
concerné les Insurgents
américains
: «On
se souvient de la rencontre de Miranda et de Sam Adams en 1784. Le
Vénézuélien s’étonnait que la Constitution américaine ne
parlât pas de la “vertu” et accordât tant de place au droit de
propriété, qu’il considérait comme un élément de “corruption”.
Miranda était peu informé des réalités américaines. La “vertu”
faisait en quelque sorte partie du monde américain mais elle se
confondait précisément avec l’idée de propriété; c’était là
la marque partout perceptible de l’esprit bourgeois. Certes, les
constituants américains, s’ils se faisaient les défenseurs du
droit de propriété, ne plaçaient pas très haut la vertu
américaine. C’est devenu un lieu commun que de dire que la pensée
qui inspira la Constitution et celle même que l’on trouve exprimée
dans les Federalist
Papers
ne tenaient pas la nature humaine en haute estime».45
Ce n’était donc pas la vertu
mais
bien l’Indépendance qui traduisait les intérêts bourgeois des
Patriotes, thème idéologique qui s'imposa avec le Nationalisme, car
les Patriotes de 37-38, comme «les
combattants américains meurent au nom d’un idéal lui-même
étroitement lié à une terre, ou si l’on veut, à un pays qu’une
idée symbolise».46
L’immédiateté géographique de l’Américanité n’efface
peut-être pas l’héritage des origines européennes et les
Rébellions canadiennes s’insèrent parfaitement dans l'idée de
Révolution
Atlantique.
Elles tiennent davantage des enjeux paroissiaux
érigés autour de la mise en valeur des ressources humaines et
matérielles des colonies plutôt qu’à complaire à ce que Garneau
appelle «le
vice fondamental d’un gouvernement colonial ayant son point d’appui
à mille lieues de distance, dans un monde dont l’organisation
politique et sociale diffère essentiellement de celle de
l’Amérique».47
En se faisant l’éducatrice politique des Canadiens, de son élite
nationale comme
de sa classe socio-professionnelle de petits-bourgeois, la Révolution
américaine, par son impact, a fait l’économie d’une Révolution
française au Bas-Canada.
1 Y.
Lamonde. op. cit. p. 172.
2
Y. Lamonde. Ibid. p. 177.
3
Cité in P. Trottier. Un pays baroque, Montréal,
La Presse, 1979, p. 47.
4
M. Trudel. op. cit. p. 96.
5
J. R. Alden. La Guerre d'Indépendance, Paris,
Seghers, Col. Vent d'Ouest, # 12**, 1965, pp. 77-78.
6
G. Lanctôt. op. cit. p. 86.
7
G. Lanctôt. Ibid. pp. 66-67.
8
G. Lanctôt. Ibid. p. 89.
9
J.-P. Wallot, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 80.
10
J. R. Alden. op. cit. p. 74.
11
G. Lanctôt. op. cit. p. 146.
12
G. Lanctôt. Ibid. p. 251.
13
F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, pp. 352 et 355.
14
J.-P. Wallot. op. cit. p. 257.
15
D. Déry. «Les Franco-Américains dans la guerre : patriotisme
et survivance», in Bulletin d'histoire politique. L'histoire
militaire dans tous ses états, Vol.
8, #2-3, hiver-printemps 2000, pp. 206-207.
16
G. Lanctôt. op. cit. p. 45.
17
M. Trudel. op. cit. p. 64.
18
G. Lanctôt. op. cit. p. 39.
19
M. Trudel. op. cit. pp. 100-101.
20
F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 361.
21
F.-X. Garneau. Ibid. p. 367.
22
M. Trudel. op. cit. pp. 120-121.
23
M. Trudel. Ibid. p. 99.
24
M. Trudel. Ibid. p. 241.
25
G. Lanctôt. op. cit. pp. 203-204.
26
G. Lanctôt. Ibid. p. 206.
27
G. Lanctôt. «Le Québec et les colonies américaines», in G.
Lanctôt (éd.) Les Canadiens Français et leurs voisins du Sud,
Montréal, Éditions Bernard
Valiquette, 1941, p. 124.
28
G. Lanctôt. op. cit. pp. 38-39. * Ce sera la solution que retiendra
Papineau lors de la Querelle des subsides.
29
G. Lanctôt. Ibid. p. 252.
30
F.-X. Garneau. op. cit. t. 1, p. 492.
31
F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 372. Il est symptomatique que cet
épisode ait été effacé de la mémoire des biographes de
Carleton. Ni le francophone Pierre Benoit, dans son Lord
Dorchester, (Montréal, HMH,
Col. Figures canadiennes, # 5, 1961), ni l'anglophone A. L. Burt,
dans son Guy Carleton, Lord Dorchester 1724-1808, Ottawa,
Société historique du Canada, Col. Brochure historique, # 5, 1955,
n'en font mention. Lanctôt, qui insiste sur les mesures de
réconciliation de Carleton et Trudel n'en font pas plus mention.
32
G. Bernier et D. Salée. op. cit. pp. 134-135.
33
G. Bernier et D. Salée. Ibid. p. 153.
34
A. Garon, in J. Hamelin (éd.) op. cit. pp. 340-341 et 343.
35
J.-P. Bernard. op. cit. 1993, p. 31.
36
A. Greer. op. cit. pp. 240 et 241.
37
Cité in M.-P. Hamel. op. cit. p. 86.
38
J.-P. Bernard. op. cit. 1983, pp. 30-31.
39
Cité in M. Sarra-Bournet et J. Saint-Pierre (éd.) op. cit. pp.
42-43.
40
L.-G. Harvey, in M. Sarra-Bournet et J. Saint-Pierre (éd.) ibid.
pp. 16-17.
41
L.-G. Harvey, in G. Bouchard et Y. Lamonde (éd.) op. cit. p. 88.
42
Cité in F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 631.
43
Citée in J.-P. Bernard (éd.) op. cit. pp. 259 et 260.
44
L.-G. Harvey, in G. Bouchard et Y. Lamonde (éd.) op. cit. p. 99.
45
L. Hartz. op. cit. p. 93.
46
L. Hartz. Ibid. p. 94.
47
F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 539.
La tourmente révolutionnaire, Annexe
Le texte complet de l'Annexe à la Tourmente révolutionnaire est maintenant disponible à l'adresse: https://drive.google.com/drive/folders/0B195tjojRBFyMzV5bnQ5aWZnYWs
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