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samedi 14 août 2010

Les Troubles de 1837-1838 au Bas-Canada

ANNEXE À LA TOURMENTE RÉVOLUTIONNAIRE:

DES RÉBELLIONS DU BAS-CANADA DE 1837-1838
COMME EXEMPLES DE RÉVOLUTIONS AVORTÉES(extraits)
(Texte non définitif)

La bataille de Saint-Eustache, 1837

ANNEXE

DES RÉBELLIONS DU BAS-CANADA DE 1837-1838 COMME EXEMPLE DE RÉVOLUTIONS AVORTÉES 

HISTORICITÉ
I. Une historicité insaisissable, symptôme d’une révolution avortée
II. Logiques de la Rébellion
II.1 La logique des nécessités
II.2 La logique des contingences
II.3 Logique révolutionnaire de la Contre-Révolution
III. Dysfonctions bas-canadiennes
IV. Perte et restauration du sens de l’unité

SIGNIFICATION
I. La problématique symbolique des rébellions bas-canadiennes
II. Le conflit des imagos familiales
II.1 Père et Mère honoreras
II.2 Les Canadiens errants…
III. Toute angoisse prélude à la catastrophe
IV. Archaïsme et futurisme

MORALISATION
I. Le Bas-Canada entre américanité et européanité
II. La morale activiste contre les structures sociales
III. La praxis idéologique entre réminiscences américaines et méfiances françaises
IV L’utopie idéologique bas-canadienne

Bibliographie de l’annexe 

HISTORICITÉ

I. UNE HISTORICITÉ INSAISISSABLE, SYMPTÔME D’UNE RÉVOLUTION AVORTÉE

L’indice le plus tangible de se trouver en présence d’une révolution avortée, c’est l’aspect insaisissable de son historicité héritée des effets de la guerre civile et de sa répression qui en sont issues. Le cas des rébellions du Bas-Canada de 1837 et de 1838 en donne un exemple assez remarquable. Doit-on s’étonner qu’en deux pages où il énumère les grandes révolutions occidentales des XVIIIe et XIXe siècles, l’historien britannique Hobsbawm omet celles du Canada?1 Cette indifférence des historiens européens ou américains n’est pas étrangère à l’attitude des historiens canadiens eux-mêmes, car pourquoi les rébellions de 37-38 seraient-elles une affaire moins mondiale que les soulèvements d’Irlande ou de Hongrie? Nos historiens sont les premiers responsables du peu de rayonnement que l’histoire canadienne occupe dans l’ensemble de la Weltgeschichte de l’Occident. Comme c’est une faute impardonnable - et ici, je parlerai du Québec seul - qui mérite l’exclusion de tout historien de la reconnaissance de ses pairs et de son droit de figurer en bonne place dans une anthologie de l’historiographie québécoise s'il s’intéresse à une histoire autre que celle du Québec. L’histoire du Québec (et celle du Canada dans son ensemble), comme son fromage, est une histoire juste bonne pour les Québécois. C’est une historiographie pour consommation interne. Dans ce confort de mutuelles ignorances que l’on dissimule sous les échanges multi- ou interdisciplinaires entre spécialistes internationaux; de ces invitations à l’étranger de nos historiens et de ces réceptions de professeurs vedettes invités à venir enseigner dans nos universités, il ne sort rien. Rien sinon un intérêt corporatiste qui ne cesse de pourrir notre conscience historique. Lorsque les soubresauts du débat Rudin/Linteau ont débordé des murs des institutions pour se retrouver étaler en première page d’un cahier week-end de La Presse, beaucoup de lecteurs ont dû se demander comment c'était tombé là? Ce débat, en effet, avait quelque chose de faux. Chicanne interne entre départements-frères universitaires, il refoulait en vérité un non-dit qui, lui, releve bien de l’intérêt public. La grande réussite de l’école révisionniste, c’est la modernisation méthodologique de l’historiographie québécoise; sa grande faillite, son incapacité à l’ouvrir (mais en eût-elle vraiment la volonté?) à l’ensemble de l’histoire occidentale. Faire advenir l’histoire du Québec (ou l’histoire du Canada) dans l’ensemble de l’histoire de la civilisation occidentale, voilà le grand défi de l’historiographie nationale. Les historiens de l’école révisionniste, plus que leurs prédécesseurs, n’ont pas su reconnaître la différence entre une synthèse et un manuel scolaire, si parfait soit-il. Cette faillite de l’œuvre de synthèse est en soi un aveu de l’impuissance à saisir le sens de l’unité et révèle un défaut chronique d’historicité. Leur épistémologie s’insère bien dans la mouvance mondiale de la recherche, mais celle-ci sert avant tout à faire la promotion quasi exclusive des institutions. Cette épistémologie privilégie un parti-pris idéologique qui, aux anciennes causes politiques nationales qui empoisonnaient les travaux de l'École de Montréal en son temps, lui substitue le nouveau monopole universitaire du discours historien des économistes et des syndicalistes. Elle est soustraite à la parole démocratique des gens cultivés pour le bénéfice d'inventaire des experts. Bref, la doxa épistémologique remplace l’ancien dogme théologique de l'Église catholique et du nationalisme canadien-français (devenu québécois). Le résultat à long terme pour ces historiens, on le devine, sera assez triste : à vouloir prôner le travail en laboratoire d'aucuns se souviendront certainement de l’école révisionniste, mais ne pourront dégager une seule pensée historienne marquante. Aucun nom ne s'inscrira à la liste des Garneau, Chapais, Groulx, et même Ouellet, qui aura poussé la réflexion historique au-delà de sa compétence d'expert. Michel Brunet était un historien exécrable mais pour le grand public qui le voyait couramment sur ses écrans de télévision, il représentait l'expression de sa conscience historique. Alors qu’il fallait procéder à la maïeutique universelle de cette conscience historique strictement nationale, l’école révisionniste n'aira été que la sage-femme d’une production de thèses ayant l’histoire pour centre d’intérêt. Beaucoup (d’excellents) cuisiniers sans doute, mais une historiographie à la carte, tantôt pour petits estomacs libéraux fragiles, tantôt pour grands carnassiers marxistes, tous unis dans un même syndicat corporatif et protecteur partageant les mêmes objectifs professionnels d’ériger des enclosures intellectuelles autour de leurs domaines propres. Avec l'entrée dans le XXIe siècle, nous anticipons, comme en France présentement, l'esprit de la discipline réduite à une collection de dadas pour nouvelles tribus – recours à la méthode astrologique y compris. On ne peut nier les grands bénéfices que tire la connaissance historique du Québec du passage de l’école révisionniste, mais on ne peut que déplorer la pire des pertes pour toute historiographie vivante : son rayonnement sur la société dans son ensemble et sur la conscience historique des Québécois. Panne de conscience que, là encore, elle partage avec le reste des cultures occidentales, se rabattant dans la consommation sentimentale du roman historique repris par les feuilletons télé aux vastes séries mélo2 - quand ce ne sont pas par les clips du «moment du pogne-le-moine» de Robert-Guy Scully, ce Guy Laviolette laïcisé, universitarisé, qui n’a rien perdu de ce pompiérisme dans lequel baignait l’historiographie cléricalo-nationaliste du premier XXe siècle. Tout cela décrit certes un avortement. Et comment ne pas penser que cet avortement-ci soit totalement étranger à celui de 1837-1838?

Longtemps, à la suite de Tocqueville, c’est l’image de la société canadienne-française, pétrifiée dans son passé d’Ancien Régime - le Régime français (1534-1760) -, qui s’est incrustée dans la représentation nationale. «On voit bien vite, en la visitant, qu’elle n’a pas fait son 1789»,3 déclare André Siegfried en 1906! Bien sûr, 1789 est resté longtemps tabou dans la société canadienne-française - «Le lobby ultramontain et épiscopal est tel en 1889 que le Canada, comme quelques autres monarchies, décide de ne pas participer à l’Exposition universelle de Paris, célébration par trop évidente, selon certains, de 1789»4 -, et l’omission des Rébellions apparaît structurellement liée à la cassure de 1789 chez les intellectuels canadiens. Le cas est suffisamment remarquable pour que Jean-Pierre Wallot le relève : «Le Canada, en effet, n’a pas vécu de révolution réussie dans toute son histoire. En outre, les historiens n’ont guère consacré de travaux fouillés à ces interrogations. Ces constats, éloquents par eux-mêmes, se conjuguent à une absence quasi totale - et suspecte? - de la Révolution française dans notre historiographie».5 Fernand Ouellet retient «l’impression de la période en est plutôt une de calme, de concorde, de bien-être, mais aussi de crainte puérile face aux dangers extérieurs»,6 ce qui répond assez bien au propos de Wallot. Enfin, le critique Réginald Hamel de s’exclamer : «1789, allons donc! Il n’y a jamais eut ici plus d’un millier d’essayistes qui aient entièrement compris ce dont il s’agissait».7 Pourquoi reprocher à Siegfried, au nom d’un européocentrisme borné, son commentaire de 1906, alors que Réginald Hamel le reproduit encore en 1989? On le voit, la chose est d’importance, et on y reviendra.

En tout cas, la conséquence est claire : la solution révolutionnaire est barrée de la conscience historique canadienne : «Dois-je avouer ma déception devant l’échec des rébellions de 1837? Il aurait mieux valu pour nous que les Canadiens aient un peu plus de sang révolutionnaire dans les veines»,8 se résigne Frank Underhill. Et quelques décennies plus tard, Daniel Francis note, non sans le déplorer à son tour, que «Canada is a country without an independane day. Our history reveals no single moment at which the country gained its autonomy. “We cannot find our beginning,” Robert Kroetsch writes. “There is no Declaration of Independance, no Magna Carta, no Bastille Day.” Canada began as a colection of separate colonies belonging to Great Britain, then evolved by stages into an independant nation. […] Canada accepted its autonomy as a country gradually, almost tentatively, as opposed to many others countries which seized it enthusiastically and proclaimed it defiantly. As a result, we have no myth of creation, no narrative wich celebrates the birth of the nation, not even a central image like Uncle Sam or John Bull to personify the community and sum up what it stands for. We have no Founders, at least none whom we celebrate».9 Souveraineté concédée n’est qu’à moitié acquise : tel est le diagnostic du malaise canadien qui comprend tout aussi bien celui du Québec. Si la révolution ne parvient pas à faire un consensus historique suffisamment large, la mémoire en reste pour sa part fragmentée, comme le note Jean-Paul Bernard : «Encore qu’il faudrait plutôt parler de publics au pluriel et de sensibilités plurielles à dominante soit nationaliste, soit démocrate, soit socialiste. Sans oublier l’autre division, celle des attitudes radicales ou “modérées”. […] On a donc des patriotes au goût du jour et au goût de chacun».10 Un rapport dialectique malsain s’est donc établi dans la conscience historique québécoise entre la pétrification d’Ancien Régime et la fragmentation de l’historicité : les rébellions avortées renverraient à cet arrêt de développement que souligne Paul-Laurent Assoun à propos du cas allemand et que nous devons rappeler ici intégralement tant il projette un certain éclairage sur le cas canadien : «le “cas allemand” est remarquable à ce double titre : d’une part, l’évolution particulière qui le définit est en retard sur l’évolution générale; d’autre part - et surtout - l’évolution particulière est aberrante par rapport au schéma de l’évolution générale : notamment, le cycle universel ancien régime - révolution - restauration devient le cycle absurde ancien-régime - restauration; la phase révolutionnaire est purement et simplement gommée. L’Allemagne est donc bien un monstre historique, à la fois parce qu’elle est frappée d’un véritable arrêt de développement (au sens où on emploie le terme en embryologie), et parce qu’elle se développe néanmoins à partir de ce principe pathologique. Plaçons-nous donc en 1843, c’est-à-dire à la pointe du processus historique qui définit l’actualité d’où Marx se place lui-même. Le développement général de l’Europe est disharmonique par rapport au développement particulier de l’Allemagne, qui est marginalisé par rapport au processus global. Mais il y a une temporalité commune aux deux niveaux du processus (universel-européen et particulier-allemand). En conséquence, le présent allemand correspond au passé européen : c’est dire que le processus évolutif européen à ce stade dépassé qui est l’“ancien régime”. En conséquence, le régime allemand correspond au maintien, au sein du présent, d’une phase passée. C’est dire que, à travers le cas allemand, c’est son propre passé qui vient hanter le présent : “Le statu quo allemand est la forme achevée et franche de l’ancien régime, et l’ancien régime est le défaut caché de l’État moderne. La lutte contre le présent politique allemand, c’est la lutte contre le passé des peuples modernes, et ceux-ci sont encore et toujours importunés par les réminiscences de ce passé”».11 Il en va ainsi pour le Canada et, a fortiori, pour le Québec, le nom donné aujourd’hui à ce qui n’était alors que le massif laurentien et la plaine du Saint-Laurent connus comme étant le Bas-Canada en 1837.

Souveraineté concédée n’est qu’à moitié acquise. Telle est donc la maxime qui traduit assez bien le malaise canadien, en elle se confond la persistance de l’Ancien Régime et la restauration monarchico-cléricale à partir de 1840. Le processus actuel entreprit par le Parti Québécois en vue de faire accéder le Québec à la souveraineté en l’imposant à un Canada résigné mais conciliant procède également de cette maxime et en reproduit tous les effets pervers. C’est le produit des concessions britanniques au Canada suite à l’échec des Rébellions; ce compromis qui est à l’origine des regrets d’Underhill et de la mélancolie de Francis. L’avortement de la révolution, au Canada, a créé l’idée de rebellions. L’utilisation du pluriel ici a pour but de souligner le fractionnement conséquent du singulier là. Hannah Arendt a établi une distinction fondamentale lorsqu’elle écrit que «le but de la rébellion est la Libération, tandis que celui de la révolution est la fondation de la liberté, l’expert en sciences politiques saura au moins éviter le piège où tombe l’historien qui a tendance à mettre l’accent sur la première étape, l’étape violente (rébellion et libération), sur la révolte contre la tyrannie, au détriment de la seconde étape plus calme, (révolution et constitution), et ce parce que tous les aspects dramatiques de son récit semblent être contenus dans la première étape, et peut-être aussi parce que la tourmente de la libération a si souvent condamné la révolution à l’échec. […] Le malentendu fondamental réside dans l’incapacité à faire la distinction entre libération et liberté; rien n’est plus futile que rébellion et libération si elles ne sont pas suivies par la constitution de la liberté nouvellement gagnée».12 Or, en Canada, la constitution de la liberté, par voie de concessions successives impériales, s’est érigée sur les dépouilles mêmes de l’entreprise de libération. Pour sa part, Michel Foucault distingue, sur un mode davantage vitaliste, la rébellion destrudo13 de la révolution libido : «L’anthropologie semble nous donner les moyens de différencier la vraie révolution, toujours féconde et utile, de l’émeute, de la rébellion, qui demeure toujours stérile».14 Le Canada n’a pas fondé sa liberté, n'a pas forgé sa propre constitution : 1840 et 1867, l’Acte d’Union et la Confédération, sont des lois coloniales anglaises que le Canada considéra longtemps comme sa Constitution propre; parce que 1840 a été imposé par le Parlement britannique sur les cadavres des rebelles de 37-38 et que 1867 a été négocié par les politiciens vaincus avec le gouvernement vainqueur, elles n'ont été que des constitutions concédées par une puissance tutélaire.15 La constitution nouvelle de la liberté se dresse donc comme un «réussite» irréconciliable avec l’action violente à la base de toute lutte de libération. Pour Hannah Arendt, la rébellion se limite à l’indépendance vis-à-vis cette tutrice par des moyens violents, qui, pour Foucault, ne sont que des moyens stériles. On le voit, si la critique est un préalable à la révolution; si elle vient à échouer, comme elle aurait pu échouer aux États-Unis en 1774, en 1775, ou encore à la suite d'une défaite à Saratoga ou à Yorktown, il n’y aurait pas alors de «Révolution américaine», mais des rébellions américaines. Le cas canadien éclaire rétrospectivement tout le processus révolutionnaire occidental à partir du moment où il est possible de considérer une révolution comme avortée en rébellions, ou encore quand la révolution, par souci pragmatique (bourgeois), se rétrécit aux dimensions d’une rébellion qui est réprimée avant même qu’elle ne dégénère en guerre civile. La rébellion est l’avorton de la révolution : en ce sens, la rébellion est bien, comme le pense Foucault, destrudo. Elle n’a pas besoin d’échouer ou d’être réprimée, sa nature même réside dans son incomplétude en tant que processus révolutionnaire. Le rebelle devient un homme révolté pusillanime qui mesure sa critique à l’aune de sa sécurité immédiate. Si la libération ne conduit pas à une véritable émancipation, à la constitution de sa propre liberté, elle ne peut être considérée comme une maturation achevée mais rien qu’une solution mitoyenne à une problématique ponctuelle qui risque de s’acheminer vers l’éloge de la fuite : si tu n’as pas la force nécessaire pour affronter un adversaire, le sens commun conseille alors de fuir plutôt que de te faire mettre en pièces… D’où que Jocelyn Létourneau considère qu’«il est important de saisir l’importance de ces deux (p)références dans l’imaginaire et l’identitaire franco-québécois.* La révolution tranquille comme la rébellion ne sont en effet désir ni de rupture ni de détachement, ni de rejet total ni de recommencement. L’une et l’autre catégories légitiment plutôt une démarche d’opposition, de réaction, d’insubordination, parfois de soulèvement, voire d’insurrection, qui n’a pas pour finalité de bouleverser, de renverser ou de faire tabula rasa du monde, mais de rétablir, sur de nouvelles bases, un rapport de force défavorable, en situation de glissement ou bloqué. Contrairement au révolutionnaire qui vise à abattre et à décapiter, le rebelle est en effet celui qui regimbe, qui se rebiffe, qui se cabre, qui se dresse. La rébellion est une forme de résistance contre la dérive, l’embrigadement, le dérapage, l’affaissement, l’écrasement. À l’encontre de la révolution qui est renversement ou, inversement, cassure ou coupure, la rébellion est une démarche politique qui permet à un groupe de se resituer dans un lieu d’être acceptable entre des positions extrêmes ou considérées comme telles : par exemple, dans le cas des Québécois francophones (et avant eux des Canadiens et des Canadiens français), un lieu d’être se situant entre le désir de refondation et le statu quo, entre l’assimilation et la marginalisation, entre le foyer du Québec et de plus vastes ensembles - l’Empire, le dominion ou le Canada maintenant. La rébellion n’est pas avant tout un acte de fondation. Elle est plutôt l’expression d’un refus de trancher une fois pour toutes entre des possibilités jugées ni complètement bonnes ni complètement mauvaises - ce qui, on l’admettra, contrevient aux principes de la logique mais n’est pas incompatible, semble-t-il, avec la raison politique**».16la raison politique se confondant ici avec le bon vieux pragmatisme des Québécois qui, comme le dit si bien Jean Chrétien, ne sont pas des «pelleteux de nuages». On en tire donc la conclusion qui s’impose : au Canada et au Bas-Canada en particulier, la révolution n’a jamais dépassé le stade de la solution baroque employée par les Pays-Bas et la Bohême au début du XVIIe siècle ou les révolutions du Brabant et de Genève dans la décennie qui précéda immédiatement la Grande Révolution de 1789 et encore, a-t-elle échoué. Les Rébellions de 1837-1838 sont des frondes dans le sens où les parlements français utilisèrent la grogne populaire pour exercer une pression sur le gouvernement royal, utilisant les armes en dernier recours, au moment où les meneurs se délestaient de la populace qu’ils avaient préalablement enragée et mobilisée pour leurs causes personnelles. Les désertions de Papineau et de Mackenzie sont du même ordre.

Car les Rébellions canadiennes, pour être des révolutions avortées inscrites dans une mentalité encore trop baroque, n’en mobilisèrent pas moins une grande partie de la population. Comme dans les cas américains et français, c’est la même couche sociale de sans-culottes et de patriotes que Wallot voit s’organiser dès les débuts du XIXe siècle, pour donner l’essentiel des manifestants populaires dans la décennie 30 : «Il faut attendre les années 1800 avant que ne s’opère à fond l’articulation indispensable. Mais elle ne relie alors qu’une partie de la bourgeoisie - les professionnels, petits-marchands, artisans, habitants à l’aise, intermédiaires canadiens - et le peuple (agriculteurs surtout et ouvriers, de plus en plus nombreux après 1805). C’est que la bourgeoisie est divisée contre elle-même par l’ethnie, obstacle insurmontable à une révolution bourgeoise. La colonie, en effet, ne présente pas une structuration sociale normale (aristocratie, bourgeoisie, peuple), mais plutôt une double structuration sociale ou deux systèmes sociaux ethniquement différenciés. Les conflits ethniques qui s’ensuivent ne suppriment pas les affrontements entre classes. Ils engendrent plutôt des aberrations ou des torsions parfois très prononcées dans ces relations, tant à l’intérieur d’une même ethnie qu’entre classes des deux ethnies, avec aggravation des oppositions dans la mesure où celles-ci se recoupent à plusieurs niveaux (économiques, social, politique, idéologique, ethnique)».17 Les chiffres recueillis par les historiens sont éloquents sur la participation de la population bas-canadienne aux Rébellions : «Après avoir analysé les dossiers des insurgés de 1837-38, il nous a semblé impossible de ne pas voir la réalité d’un phénomène populaire vaste et profond, obéissant à des motivations propres et différentes dans une large mesure de celles des élites qui dominent le mouvement. Nous estimons, sans tenir compte des éléments populaires de Montréal, qu’au moins 5000 personnes furent directement impliquées dans la première aventure. L’année suivante, les effectifs dépassent les 5000 hommes mais les événements se déroulent sur un territoire beaucoup plus restreint. En 1838, les paroisses populeuses situées au nord de Montréal ne bougent pas. En jetant un coup d’œil sur les autres régions de la province, on constate à Nicolet, dans la Beauce, à Kamouraska et dans Charlevoix l’existence d’une attente parmi la masse».18 Et Allan Greer de constater que «ce ne sont pas des individus isolés mais plutôt des communautés entières qui furent impliquées dans la Rébellion».19 Mais pour les raisons soulevées plus haut par Wallot, ces communautés entières ne réussirent pas à forger une majorité consolidée capable de suivre un but unique, même aux contours imprécis : «la grande confrontation de 1838 n’a pas eu lieu entre l’armée et les rebelles. Sur le terrain durant cette semaine du début de novembre, les rebelles ont été vaincus essentiellement par les forces mobilisées contre eux dans la population et par l’intervention active de volontaires armés».20
 
Les signes avant-coureurs de l’échec du mouvement insurrectionnel se retrouvent plus d’un demi-siècle plus tôt dans l’attitude mitigée de la population face aux deux révolutions - l’américaine et la française - venues solliciter sa collaboration. L’attitude des deux Frances - l’ancienne et la nouvelle - se montra fort divergente : pour reprendre la phrase incisive de Jean-Baptiste Duroselle - «la France lointaine, non celle qui subsiste repliée sur elle-même aux bords du Saint-Laurent - devient le premier et unique allié» des États-Unis.21 On peut juger l’historien français, victime du mythe tocquevillien de la pétrification qui avait atteint son prédécesseur André Siegfried. En fait, la sympathie activiste des Canadiens fut plus grande que ne le laisse croire la remarque de l’historien français. Dans le cas de la Révolution française, les sympathies, ardentes au départ, furent vite refroidies par la radicalisation violente de la Terreur, de sorte que la conscience québécoise, aujourd’hui, reste partagée entre les volontaires de 1789 et les victimes de 1792 : «Nous connaissons six personnes qui ont franchi la mer, dont quatre ont été en faveur de la Révolution et de l’Empire : le fameux Henri Mézière, le jeune Alexandre-André-Victor Chaussegros de Léry qui a rejoint en 1800 son frère François-Joseph, général de brigade de Bonaparte, le fils de Pierre-Amable de Bonne et enfin le brave habitant de Saint-Constant, Jean-Baptiste Noreau. Parmi les vingt autres Canadiens qui étaient déjà en France avant 1789 et qui ont joué un rôle connu dans la Révolution, il faut rappeler les noms du régicide Bréard, des trois généraux Herbin, d’Hastrel de Rivedoux et de Léry, ceux des amiraux Bedout et Martin. Contre la Révolution, nous connaissons trois autres frères Chaussegros de Léry, les quatre frères Bellot-Ramsay et un d’Estimauville de Beaumouchel, tous nobles. Enfin, pour compléter la série, cinq personnes ont été massacrées ou guillotinées entre 1792 et 1794, fournissant autant de martyrs à la noblesse et au clergé canadiens. Encore une fois, ces faits ont été connus au Bas-Canada et ont certes concouru à former l’opinion».22 Rebelles et Chouayens de 37 avaient déjà des ancêtres jacobins et contre-révolutionnaires!

Si nous quittons le champ des personnalités pour se porter vers les groupes sociaux, nous ne pouvons que constater le vite retrait de l’enthousiasme populaire pour la cause révolutionnaire : Jean-Pierre Wallot parle déjà de bouillonnement… avorté : «Le bouillonnement social et national (en tout cas antianglais) des années 1790 a avorté. Là encore, la présence de troupes britanniques, l’état de guerre, etc., n’éclaircissent pas tout. D’autre part, les “fureurs” populaires et l’indépendance des habitants se métamorphosent en loyalisme et en discipline qui s’incrustent de plus en plus après 1800. Les chefs, encore une fois, ont manquée en 1793-1797. Ou plutôt, ils se sont engagés dans une autre voie. Ce qui revient à poser la question : l’élite parlementaire et “démocrate” a-t-elle cultivé la tradition libérale ou même révolutionnaire présente à son origine? Il est possible et même probable que des individus aient communié profondément aux idéaux révolutionnaires après 1793. Le public n’en sut rien, du moins officiellement. La nouvelle élite laïque, en effet, semble surtout influencée par les Encyclopédistes et les philosophes anglais, particulièrement dans le domaine politique».23 Un peu plus loin, le même historien insiste sur la brèche causée par ce retrait abrupte de l’appui moral aux révolutionnaires dans le cours de l’histoire canadienne : «D’abord, avant la Révolution française, le cosmopolitisme influe dans plusieurs sens; par la suite, presque exclusivement dans le sens conservateur. Cependant, profitant du cosmopolitisme des agents clandestins français et américains mobilisent les esprits et parfois des foules. Mais là encore, pas de leadership canadien susceptible de monter une révolution : les élites en général n’encouragent pas le tumulte. Un nouveau réseau sémantique se profile pourtant, sous l’influence des valeurs révolutionnaires qu’il véhicule. Les idées et le vocabulaire des temps tombent en sol fertile au Canada et, comme le note Craig, préparent les esprits à la révolution. Même dans leur forme atténuée et non violente, les idées nouvelles menacent foncièrement l’ordre établi, sur les plans politique, économique et social avant 1793, sur le plan surtout politique par la suite. Il y a eu une sorte de “révolution des Lumières”».24 Wallot présente ici la rupture de 1793 comme la première césure qui annonce celle de 1837-1838 entre le modernité et le conservatisme canadien, mais sûrement pas un dérapage, comme si 1793 n’était finalement que la grande répétition générale de ce que sera l’après 1838. D’un côté, les correspondances d’un clergé traumatisé instaure l’angoisse de toute action politique (même pas encore révolutionnaire) : «De Londres, l’abbé Pierre Gazel gémit avec persévérance sur le “sort de mon malheureux pays” En France “les émigrés rentrés sont guillotinés si quelqu’un les dénonce. On pourchasse et fusille les prêtres. Quel heureux sort pour le Canada d’être passé à l’Angleterre. (1797)».25 De l’autre, l’idée s’installe d’une conquête providentielle qui s’inscrira même dans les esprits les plus libéraux : la «trahison» d’Étienne Parent, après 1838, s’annonce déjà dans un discours de 1833 : «Ce n’est pas un évêque mais Étienne Parent qui écrit, en 1833, que le peuple canadien “n’a qu’à se féliciter, à remercier la Providence des événements qui l’ont fait changer de domination; il croit voir, dans le concours de circonstances qui l’ont amené où il en est aujourd’hui, un décret bienfaisant de Celui qui tient entre ses mains le sort des peuples et des empires”».26 Il ne faut donc pas sous-estimer les réactions populaires face aux événements de 1775 et de 1793 pour comprendre ce que seront les réactions canadiennes face à l’idée de révolution : «Dès lors, et pendant près de deux siècles, ce qui subsiste de vaincu va se trouver à l’écart de la grande scène mondiale. Tandis que le conflit continue entre la France et l’Angleterre, des rapports absolument nouveaux vont s’établir entre cette même France et les colons anglais d’Amérique, à tel point qu’on se demande avec stupéfaction si le George Washington qui commandait la troupe responsable de la mort de Jumonville est bien le même que le grand chef, ami de La Fayette, admiré de toute la France et premier président des États-Unis».27 Pierre Savard a raison de dire que «ce rejet de la Révolution a pour corollaire le refus de la modernité»,28 un rejet qui procède bien de cette mise à l’écart. Gérard Bouchard insiste, encore aujourd'hui, sur cette répétition de 1793 sur 1837 : «Dans l’ensemble, cette deuxième tentative de rupture et celle qui l’a précédée dans les années 1779-1790 s’apparentent sur des points essentiels; il convient néanmoins de les traiter séparément. En effet, dans les écrits des Patriotes, on trouve peu de références à leurs prédécesseurs, et rien ne permet donc d’établir ici une étroite filiation, du moins dans l’état actuel de la recherche. Il faut rappeler que les Lumières et la Révolution française, auxquelles la génération de Mesplet s’était identifiée, avaient bien mauvaise presse au début du XIXe siècle à cause des épisodes de violence et de terreur (anticléricale, notamment) qui avaient suivi 1789. Les deux mouvements se distinguent aussi sous d’autres aspects importants. Le second fut davantage politisé que le premier, la Chambre d’Assemblée servant d’arène. Les affrontements avec le pouvoir anglais furent plus intenses, plus organisés, tout comme les échanges idéologiques. En outre, les Patriotes purent jouir longtemps d’un fort soutien populaire, comme l’attestent leurs succès électoraux, y compris celui de 1834 alors que le programme radical des 92 Résolutions servait de plate-forme au parti. Enfin, ils formulèrent une pensée continentale très explicite, militant en faveur d’un espace économique très ouvert en direction de la baie d’Hudson aussi bien que des États-Unis, se référant plus volontiers au modèle étatsunien qu’à la tradition française et souhaitant l’édification d’une société plus égale assortie d’institutions qui ne soient pas celles de l’Europe. De nombreux textes de Papineau étayent cet énoncé. Ainsi, le 21 janvier 1833, il écrivait dans La Minerve : “Des institutions qui conviennent à un vieux pays où les lois, les mœurs, les usages diffèrent des nôtres… ne peuvent convenir à un pays nouveau.” De son côté, Étienne Parent a fréquemment dénoncé les vices, la corruption des sociétés européennes, et souligne les traits distinctifs de l’Amérique».29 Bref, le rejet quasi-unanime de la Révolution française reporta l’imaginaire révolutionnaire sur la Révolution américaine seule et la vocation continentale des Patriotes canadiens.

D’autre part, c’est ici que la censure exercée sur la mémoire collective opère son rôle pervers en effaçant les sympathies pro-révolutionnaires pour ne faire subsister que cette perception de société pétrifiée dans ses traditions d’Ancien Régime. Pour Gérard Bouchard encore, «l’ostracisme le plus étonnant est celui qui a frappé le projet de république mis de l’avant dans les années 1779-1780 par les intellectuels activistes de l’après-Conquête».30 Cet ostracisme a joué en 1837, comme le remarque Wallot : «Les Canadiens n’ont pas fait de “Révolution française” ou “canadienne-française”. Même les rebelles de 1837-1838 ne réfèrent que très peu aux événements de 1789-1792».31 Après la répression inouïe des Troubles de 37-38, l’entreprise d’effacement mental de la Révolution française s’est accélérée dans la conscience historique canadienne : «Dans le fameux “Discours préliminaire” à son Histoire du Canada, François-Xavier Garneau écrit, au milieu du XIXe siècle, qu’“Il fallait la révolution batave, celle d’Angleterre, celle des colonies anglaises d’Amérique, et surtout la révolution française, pour rétablir solidement le lion populaire sur son piédestal”. Nourri de la pensée de Thierry, de Guizot, de Thiers et de Michelet première manière, Garneau rappelle ici les grandes conquêtes du libéralisme bourgeois de l’Occident. Mais, dans le reste de son histoire, la part de la Révolution française est bien minime; Garneau y montre plutôt comment les Canadiens ont su défendre leur identité à l’intérieur des institutions britanniques».32 L’alzheimer inauguré par l’autocensure de Garneau n'a cessé de s’étendre depuis, précipitant dans l’abîme de l’oubli l’image d’un enthousiasme heureux des Canadiens pour les projets révolutionnaires français. Les rares groupes qui essayèrent de la réhabiliter eurent à payer le prix de toute transgression d’un tabou social car, comme le dit F.-M. Gagnon à propos du Mouvement automatiste en art des années 1950, «réhabiliter l’image de la Révolution était une entreprise révolutionnaire».33 La soi-disant Révolution tranquille de 1960 ne changea rien au fond de l’historicité blessée des Québécois : la concession aux autorités doit l’emporter sur la violence des critiques. Pierre Boulle remarque ironiquement «la montée exponentielle de l’historiographie canadienne-française de 1958 à 1968, et son plafonnement à partir de 1968, alors que l’historiographie anglophone continue sa courbe ascendante»,34 ce qui permit à Jacques Godechot de dire que «le Québec, restera pratiquement fermé aux travaux de Mathiez et de Lefebvre jusqu’à la “révolution tranquille” des années 60 [qui] permit aux intellectuels du pays de se familiariser avec l’historiographie récente de la Révolution».35 Il est vrai que jusqu’au début des années 1970, seul Gaxotte était lu parmi le public cultivé québécois. L’enseignement même de la Révolution demeurait l’objet d’un tabou profondément ancré : «Lorsqu’en 1973 paraît le nouveau programme d’histoire, suite à la réforme des programmes entreprise lors de la Révolution dite tranquille, la Révolution française n’y apparaît plus. Certes, nous savons pertinemment que quelques professeurs continuèrent à l’enseigner, mais sans plus. La Révolution française compte-t-elle parmi les victimes de la Révolution tranquille? Comment expliquer ce silence? […] À quoi pouvons-nous attribuer cet état de choses? Cela tient-il de nouvelles conceptions de l’enseignement de l’histoire ou de nouvelles interprétations de l’histoire? On ne saurait répondre avec précision à ces questions. Peut-être la Révolution n’est-elle tout simplement plus à la mode»,36 se demande Michel Allard.

La censure pratiquée au Canada contre la Révolution française nous permet de comprendre comment celle-ci a peu influé su les agitateurs de 1837. Le rythme propre aux révolutions inscrit dans leur historicité devient facilement l’amorce d’une angoisse imprescriptible qui culmine avec le fantasme de la guillotine érigée au centre de la Place d’Armes à Montréal ou sur la terrasse Dufferin, devant le Château Frontenac, à Québec. Au tournant du XIXe siècle déjà, les manifestations populaires étaient empreintes de cette retenue qui coûtera leur perte en 1837 : «On ne saurait toutefois nier certains malaises parmi le peuple, à deux ou trois reprises. Mais lorsque ce dernier conteste, c’est de façon anarchique et impulsive, sans programme global ni d’autres chefs que les leaders locaux».37 Il y aura bien mobilisation en 1837, mais mobilisation mesurée, contrôlée par les agitateurs eux-mêmes, des politiciens établis qui ne voudraient surtout pas perdre les rênes conduisant la bête humaine : «La thèse d’un soulèvement spontané du peuple contre l’oppression anglaise ne s’applique ni au comté des Deux-Montagnes ni aux paroisses situées au sud de Montréal. Même si certains individus issus des milieux populaires participent au leadership, l’action révolutionnaire est dirigée et alimentées par les classes dirigeantes laïques. […] L’insurrection du 3 novembre 1838, pas davantage que celle de l’année précédente, n’est le résultat d’une réaction spontanée de la masse. Elle aussi a son origine dans les douloureuses délibérations des réfugiés qui n’appartiennent pas aux classes populaires. Après sa scission avec les radicaux, Papineau devient convaincu qu’une révolution ne peut réussir dans le Bas-Canada qu’en s’appuyant sur une force extérieure. Il pense à l’appui américain mais il songe aussi à celui de la France et même de la Russie».38 Pourtant, malgré ce contrôle étroit et cette surveillance mesurée, car «les patriotes, qui ressemblent en cela aux révolutionnaires bourgeois des autres pays à la même époque, hésitent à libérer de sa bouteille le génie de la révolte populaire»,39 les Troubles de l’hiver 1837 apparaissent comme non dénué de spontanéité. Jean-Paul Bernard, après Lionel Groulx, parle même d’explosion, d’une situation révolutionnaire qui éclate mais, peut-on dire, comme d’un coup de tonnerre dans un ciel serein? «On peut assimiler cette crise à une explosion. En temps ordinaire les conflits politiques et sociaux sont réglés, ou du moins contenus, à l’intérieur des institutions qui existent précisément à cet effet. On peut parler d’explosion quand, au-delà de l’administration courante des affaires publiques, ce sont les institutions elles-mêmes qui sont remise en cause, quand la révolte est dans l’esprit des uns et la répression dans celui des autres, quand des deux côtés le recours aux armes n’est pas exclu».40 Après une première explosion qui donnera les grands affrontements de Saint-Denis, de Saint-Charles et de Saint-Eustache, les rebelles de 1838 se verront couper l’herbe sous le pied non par les autorités coloniales mais par leurs propres concitoyens, réactionnaires bureaucrates ou chouayens… et la contribution non négligeable des Amérindiens. L’ensemble des Canadiens sortira amer de l’aventure, désillusionné par l’ampleur de la répression et souffrant des dommages moraux de la défaite : «On pourra toujours dire que les rebelles ne constituaient pas la majorité de la population, mais a-t-on déjà vu une révolution ou une rébellion être le fait de la majorité? L’attention aux lieux a fait ressortir de façon générale l’implication plus grande du district de Montréal comparativement à ceux de Trois-Rivières, de Québec et de Gaspé. Mais on aura constaté que la différence est moins marquée dans le cas du soulèvement politique que dans le cas des soulèvements armés. De toute manière, même si on voulait souligner qu’il s’agit d’une affaire régionale, il ne faudrait pas oublier que la région en cause, celle de Montréal, comprend entre 50 et 60% de la population totale du Bas-Canada».41 Stanley Ryerson a donné l’analyse la plus perspicace, du point de vue de la stratégie militaire, de cette double défaite de 1837-1838 : pour lui, «ce qui frappe surtout en rétrospective, c’est la spontanéisme, et l’improvisation à retardement d’une stratégie purement défensive, ce qu’Engels devait qualifier de péché mortel de tout soulèvement populaire. “La défensive est la mort de tout soulèvement armé”».42 Ratée donc de la spontanéité révolutionnaire…

Ratée à cause de l’inorganisation et du poids qu’exercèrent les clubs sur les militants. Aussi vite que les rebelles aient eu le temps de s’organiser en club Patriote, les Chouayens s’étaient déjà organisés en un Doric Club de muscadins canadiens qui interrompaient à coups de gourdins les assemblées patriotes. Force même de constater que le club réactionnaire était autrement mieux organisé que le club rebelle : «L’association des Fils de la Liberté n’est pas qu’un club politique qui s’inspire des Américains de 1776. Ses membres se réunissent aussi dans les faubourgs de la ville de Montréal pour pratiquer la manœuvre militaire. Bravade, mesure offensive, moyen de faire contrepoids à la garnison et aux costauds de l’autre parti? En effet dès le mois de décembre 1835, on avait formé, à Montréal aussi, le British Rifle Corps. Dès le mois suivant ce corps avait dû se dissoudre, mais au printemps de 1836 le Doric Club avait pris sa succession, discrètement dans la clandestinité, mais non sans avoir publié un manifeste».43 Contrairement à la Révolution américaine ou à la Révolution française, les organisations clubistes s’impliquèrent immédiatement dans l’engagement armée, précédant plutôt que suivant les émeutes populaires. Le succès devait couronner celui qui des clubs, patriote ou chouayen, devait se montrer le plus efficace : la victoire des Britanniques consacra ainsi le Doric Club. Les Patriotes se le tinrent pour dit et l’organisation militante de l’été 1838, les Frères Chasseurs (Hunters Lodge), opéra dans le maquis, sous la forme alors fort répandue en Europe des Carbonari, en société secrète initiatique. Aussi, «le deuxième soulèvement, contrairement au premier qui s’était développé au grand jour, prendra donc la forme d’une conjuration».44
Le gouvernement révolutionnaire qui devait émaner de ces clubs hérita des contradictions, des indécisions et de la radicalisation fantasmatique de la rébellion : «À Middlebury (Vermont) le 2 janvier 1838, ce qui devait être une réunion cruciale de concertation des principaux chefs tourne à la division. Division entre partisans de l’action immédiate et des raids de frontière, et partisans des recours diplomatiques et financiers qui ne peuvent être acquis, s’ils peuvent l’être, qu’à long terme. Cette ligne de clivage, naturelle et généralisée, est dramatisée par des éléments relatifs à la personnalité de celui que certains commencent à appeler, un peu en dérision, “le grand chef” ou “le numéro 1” [,] Louis-Joseph Papineau [dont] on accepte mal son attitude distante. Certains lui reprochent en plus des conceptions sociales conservatrices, entre autres de n’être pas favorable à l’abolition de la tenure seigneuriale».45 Ces déambulations donnèrent naissance à une Déclaration d’Indépendance du Bas-Canada qui fut lue à deux reprises, à la sauvette, sur le sol québécois - en février puis en novembre 1838, entre deux fuites précipitées devant les autorités anglaises -, donnant ainsi un rythme chaotique et interrompu d’une marche folle entre ses origines hésitantes et la débandade inévitable, ce dont l’historicité conserve jusqu’à ce jour l’empreinte de la valse hésitation souveraineté-association

1

E. J. Hobsbawm. L'Ère des révolutions, Paris, Fayard, Col. Les Grandes Études historiques, 1969, pp. 144-145.
2 Il faut comparer le succès de ces soaps, Filles de Caleb et autres Marguerite Volant avec l'incapacité des cinéastes à dire l'histoire du Québec. Voyez ce tissus dislexique qu'est le film de Jacques Godbout, Le sort de l'Amérique, où les trois discoureurs, Godbout-Dubois-Falardeau, se perdent dans des bégaiements sur fonds d'historiographie professionnelle; voyez les films didactiques de Brault (Quand je serai mort, vous vivrez encore, 1999) et de Pierre Falardeau (15 février 1839, 2001) sur les rébellions de 1837-38 qui, tout en bénéficiant d'historiens conseils sérieux, ne parviennent pas à faire lever la pâte parmi le public. Godbout et Brault sont des cinéastes talentueux et non dénués de conscience, mais leur impuissance à dire l'histoire ne fait que refléter l'historicité insaisissable du Québec, même par les historiens eux-mêmes. Lisez les essais de Gérard Bouchard et de Jocelyn Létourneau. On a peine à croire qu'ils parlent de la même histoire.
3 A. Siegfried, 1906, cité in M. Grenon (éd.) L'image de la Révolution française au Québec, Ville LaSalle, Hurtubise HMH, Col. Cahiers du Québec/Histoire, 1989, p. 136.
4 Y. Lamonde. Allégeances et dépendances, s.v., Éditions Notabene, 2001, p. 149.
5 J.-P. Wallot, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 61.
6 F. Ouellet. Histoire économique et sociale du Québec 1760-1850, Ottawa, Fides, 1966, p. 167.
7 R. Hamel, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 179.
8 Cité in J.-P. Bernard. Les Rébellions de 1837-1838, Montréal, Boréal Express, 1983, p. 190.
9 D. Francis. National Dreams, Vancouver, Arsenal Pulp Press, 1997, pp. 17-18.
10 J.-P. Bernard. op. cit. p. 16.
11 P.-L. Assoun. Marx et la répétition historique, Paris, P.U.F., Col. Quadrige, # 281, 1998, pp. 136-137.
12 H. Arendt. Essais sur la révolution, Paris, Gallimard, Col. Tel # 93, 1967, pp. 206-207.
13 Destrudo, «terme rarement employé : énergie de l'instinct de mort et, par conséquent alanlogue à la libido de l'instinct de vie». (C. Rycroft. Dictionnaire de la psychanalyse, Hachette, Col. Marabout Université, # 374, 1972, p. 80). La destrudo est à Thanatos ce que la libido est à l'Éros. Cependant, il ne faudrait pas y voir dans son utilisation un effet homonymique opportuniste, entendu que les agents de la destrudo québécoise ont autant été les politiques multiculturelles du Premier ministre Pierre Elliott Trudeau que l'idéologie inconsistante de la souveraineté chez les nationaliste.
14 M. Foucault. Les Anormaux, Paris, Gallimard/Le Seuil, Col. Hautes-Études, 1999, p. 143.
15 Il en va de même de la Constitution de 1982 pilotée par Pierre Elliott Trudeau, érigée sur les bulletins "oui" minoritaires du référendum québécois sur la Souveraineté du 20 mai 1980. Et la Constitution de 1982 ne modifie rien puisqu'il s'agit du rapatriement de l'Acte confédératif de 1867 coiffé d'une Charte des droits et libertés sans originalité, voire même brouillonne.
16 J. Létourneau. Passer à l'avenir, Montréal, Boréal, 2000, pp. 148-149. * Létourneau considère comme «une espèce de pragmatisme» la solution double de la révolution tranquille et de la rébellion, ce qui coïncide, comme on le verra, avec la tradition québécoise du pragmatisme devant les échéances révolutionnaires de 1775, de 1791 et de 1837. ** Létourneau semble bien inscrire sa pensée dans la suite de l'éloge de la fuite d'Henri Laborit.
17 J.-P. Wallot. Un Québec qui bougeait, Sillery, Boréal Express, Col. 17-60, # 6, 1973, p. 321.
18 F. Ouellet. Éléments d'histoire sociale du Bas-Canada, Montréal, Hurtubise HMH, Col. Cahiers du Québec, # 5, 1972, p. 359.
19 A. Greer. Habitants et Patriotes, Montréal, Boréal, 1997, p. 49.
20 J.-P. Bernard. La Rébellion de 1837 et de 1838 dans le Bas-Canada, Ottawa, Société historique du Canada, Col. Brochure historique, # 55, 1996, p. 14.
21 J.-B. Duroselle. La France et les États-Unis des origines à nos jours, Paris, Seuil, Col. L'univers historique, 1976, p. 7.
22 C. Galarneau. La France devant l'opinion canadienne,Québec/Paris, P.U.L./Armand Colin, 1970, pp. 222-223, et 173-174. Les martyrs sont André Grasset de Saint-Sauveur, chanoine de Sens, pour avoir refusé le serment à la Constitution civile du clergé et l'abbé Charles-Luo-Sholto de Douglas, chanoine d'Auch massacré aux Carmes en septembre 1792; Charles-François Hertel de Cournoyer-Chambly fut guillotiné place du Trône avec 45 autres le 23 juillet 1794, le colonel Juchereau de Saint-Denis, massacré par la populace de Charleville en septembre 1792 et dom Henri de Noyelle de Fleurimont, ancien officier devenu bénédictin, guillotiné à Tours le 10 août 1794. En 1927, à Notre-Dame de Montréal, on célébrait encore la mémoire des massacres de Septembre. Cela révèle une tradition royaliste toujours vivante au sein de l'Église du Québec à cette époque. (G. Galichan, in Le Québec et la Révolution française, Cap-aux-Diamants, Vol. 5 # 3, Automne 1989, p. 41.
23 J.-P. Wallot. op. cit. p. 276.
24 J.-P. Wallot. Ibid. p. 320.
25 J.-P. Wallot. Ibid. p. 304, n. 102.
26 F. Dumont. Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 150.
27 J.-B. Duroselle. op. cit. p. 16.
28 P. Savard, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 105.
29 G. Bouchard. Genèse des nations et cultures du Nouveau monde, Montréal, Boréal, 2000, pp. 97-98.
30 G. Bouchard. Ibid. p. 177.
31 J.-P. Wallot, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 63.
32 P. Savard, in M. Grenon (éd.) ibid. p. 113.
33 F.-M. Gagnon, in M. Grenon (éd.) ibid. p. 202.
34 P.-H. Boulle, in S. Simard (éd.) La Révolution française au Canada français, Ottawa, P.U.O., Col. Actexpress, 1991, p. 215.
35 J. Godechot. Un jury pour la Révolution, Paris, Robert Laffont, 1974, p. 342.
36 M. Allard, in S. Simard (éd.) op. cit. pp. 197 et 199.
37 J.-P. Wallot. op. cit. p. 320.
38 F. Ouellet. Le Bas-Canada 1791-1840, Ottawa, P.U.O., 1976, pp. 450 et 472.
39 A. Greer. op. cit. p. 135.
40 J.-P. Bernard. op. cit. 1996, p. 1.
41 J.-P. Bernard. Ibid. p. 14.
42 S. B. Ryerson. Le Capitalisme et la Confédération, Montréal, Parti-Pris, 1972, p. 112.
43 J.-P. Bernard. op. cit. 1996, pp. 4-5.
44 F. Leclerc, in J.-P. Bernard. op. cit. 1983, p. 122.
45 J.-P. Bernard. op. cit. 1996, p. 11.
Jean-Paul Coupal.
La tourmente révolutionnaire, Annexe,

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Julie Bruneau Papineau: un cas de mélancolie et d'éducation janséniste?

SIGNIFICATION

I. LA PROBLÉMATIQUE SYMBOLIQUE DES RÉBELLIONS BAS-CANADIENNES


Les révolutions avortées ne peuvent que présenter des itinéraires symboliques et idéologiques déficients. Comment en serait-il autrement, considérant ce que nous révèle une historicité qui s’interrompt dans l’incomplétude d’un imaginaire historique parfaitement impérial? Or, pour bien comprendre le cas bas-canadien du XIXe siècle, il faut remonter au Régime français. La Conquête de 1760 présente-t-elle un traumatisme réel, généralisé parmi la population, ou ce traumatisme n’est-il que le fruit d’une interprétation essentiellement symbolique d’historiens nationalistes, de Garneau à Brunet? Galarneau, qui analyse l’impact de la Révolution française sur les Canadiens français, souligne le contraste qui marque la période qui sépare la conquête militaire de 1760 de la ratification du Traité de Paris de 1763, qui consacre la cession du Canada par la France à l’Angleterre : «Le sentiment ou l’opinion qui semblent avoir prévalu entre septembre 1760 et mai 1763 sont ceux de l’anxiété et de l’espoir».1 Il est possible, dès l’encre du Traité de Paris à peine séchée, que l’attitude des Canadiens ait été partagée entre la résignation et la déception d’une part et de l'autre par le ressentiment et l'amertume, de sorte que la période qui couvre la fin du XVIIIe siècle canadien et qui correspond à la Révolution atlantique - pour reprendre l’expression de Godechot et de Palmer -, en fut une de méditations interrogatives : «La France pour eux, c’est la mère patrie, dont ils ont été brutalement séparés, la mère qu’ils ont perdue trop tôt, sans en avoir compris les raisons. Et quand le grand événement se produira en France et après trente années d’obscurité sur la nature du servage, la prise de conscience sera d’autant plus déchirante et profonde chez les Canadiens, qui en resteront marqués pour toujours».2 Pour Fernand Ouellet, de telles précisions obligent à réévaluer «un courant historiographique qui considère la conquête comme un traumatisme extrêmement grave capable d’arrêter une nation, déjà assez bien constituée, mais encore au stade de l’adolescence, dans sa marche vers la maturité. Ici on pourra s’interroger sérieusement sur la fragilité émotive de cette adolescente ainsi que sur la portée réelle du choc qu’elle a subi en perdant sa “première mère-patrie”. Il y a là matière à nuances et à discussion».3 Pour Ouellet, il s’agissait de prendre de front l’historiographie nationaliste.

Mais c’est plus facile de mettre à bas l’interprétation nationaliste du traumatisme de la Conquête que de formuler une approche psychologique de la mentalité collective des Canadiens entre 1760 et 1840. Ouellet parle du stade de l’adolescence en marche vers la maturité, - adolescence dans laquelle il ne croit guère -, qui pourrait très bien se renverser en une sorte de prolongement d’une enfance attardée, d’une enfance qui n’en finirait plus d’aboutir à l’âge adulte. Un âge adulte où le peuple canadien accéderait enfin à sa maturité par une Révolution qui serait le rite initiatique de passage obligatoire. On opposerait une interprétation où l’immaturité persistante des Canadiens s'installerait, l’initiation n’ayant jamais eu lieu, sabordée par des rébellions inutiles, à une autre qui présenterait un cheminement tranquille par le réformisme : la vision d’un petit peuple canadien blessé mais livré à lui-même, apte d'assurer l’indispensable effort de maturité historique. Il ne s’agit pas ici seulement de spéculations mais bien d’une lecture littérale des documents d’époque. Ainsi, la quatrième résolution de l’Assemblée de Sainte-Scholastique, le 1er juin 1837, où il est clairement dit «qu’il n’appartient plus à ceux qui assument la responsabilité de notre avenir politique de nous traiter comme des enfants».4 Le 4 octobre suivant, en des termes beaucoup plus mûris, l’Adresse des Fils de la Liberté de Montréal aux jeunes gens des colonies de l’Amérique du Nord, précisait : «Nos pères ont passé une longue carrière de vexations à lutter journellement contre toutes les phases du despotisme. En laissant ce monde, ils nous ont légué un héritage, qu’ils ont travaillé à agrandir au prix de tous les sacrifices dictés par le patriotisme. À nous est confiée la tâche de poursuivre leurs sublimes projets, et d’affranchir de nos jours, notre bien aimée patrie de toute autorité humaine autre qu’une intrépide démocratie assise au milieu de son sein. Avec une perspective aussi encourageante sous les yeux, avec une responsabilité aussi élevée que celle qui repose sur nous, il est de notre devoir impérieux de laisser de côté toutes les folles frivolités de la jeunesse, et de nous livrer tout entiers à la considération de la politique, des besoins et des ressources de notre pays; d’augmenter sa richesse en encourageant ses manufactures et ses produits, de lui conserver toute sa vigueur en discontinuant de consommer tous les articles importés de par-delà la mer; mais par-dessus tout de nous accoutumer à faire continuellement des sacrifices, et à tellement retrancher nos dépenses personnelles, en évitant l’excès et le superflu, qu’il nous soit donné d’amasser des moyens de nous supporter les uns les autres dans la lutte pour la vie et la liberté dans laquelle nous devons tôt ou tard nous trouver engagés lorsque sera arrivé ce jour glorieux qui nous verra sortir d’un long et obscur esclavage pour jouir de l’éclat de la lumière et de la liberté».5 Ces affirmations énonçant bien haut la maturité collective concernaient moins un discours nationaliste, qu’on aurait peine véritablement à identifier, qu’une prise d’auto-détermination collective, d’une conscience historique qui confronte la situation actuelle avec le rappel des événements passés. Yolande Roy rapporte sur ce point un témoignage important qui pondère la prise de conscience d’un pragmatisme mesuré : «Les Canadiens français forment un petit peuple de cultivateurs qui peut survivre en restant sage et uni. “Que les Canadiens soient fidèles à eux-mêmes; qu’ils soient sages et persévérants, qu’ils ne se laissent point séduire par le brillant des nouveautés sociales et politiques. Ils ne sont pas assez forts pour se donner carrière sur ce point. C’est aux grands peuples à faire l’épreuve des nouvelles théories : ils peuvent se donner toute liberté dans leurs orbites spacieuses. Pour nous, une partie de notre force vient de nos traditions, ne nous en éloignons ou ne les changeons que graduellement”».6 On reconnaît là ce que nous identifions plus haut comme étant ce mélange de résistance passive et d’auto-discipline politique; une maturité, propre à la bourgeoisie - comme aux États-Unis en 1775, comme en France en 1789 -, qui est devenue celle de la petite-bourgeoisie canadienne-française qui voudrait la voir traduite dans l’Indépendance politique et des institutions proprement canadiennes. Et c’est le célèbre tableau (contesté) dressé par Ouellet : «L’objectif majeur des Patriotes était l’indépendance du Bas-Canada. L’indépendance avait pour but de faire des professions libérales la seule élite du milieu canadien-français, une élite à qui désormais il incomberait de définir et de diriger la réalisation des objectifs communs de cette société. L’indépendance devait permettre la mise sur pied ou la restauration d’une économie purement agricole, d’une société encadrée par la seigneurie et régie par le vieux droit coutumier français. On désirait à tout prix empêcher que le capitalisme ne vienne instaurer ce qu’on appelait l’inégalité des conditions. On trouve là une recherche inconsciente de l’isolement politique et culturel et de la féodalité. Cette société devait en plus être démocratique et libérale, dans la mesure cependant où aucune menace extérieure ne pèserait sur elle. L’avenir des libertés individuelles et des structures laïques était donc fonction de ce besoin fondamental de défense. En réalité, le péril extérieur était inconsciemment exagéré de façon à couvrir un danger intérieur autrement efficace que l’autre. L’angoisse ressentie face aux exigences du progrès et la peur de se libérer des vieilles sécurités qu’offrait l’ordre traditionnel de même que de ses tabous, constituent l’essentiel de ce péril intérieur. La projection sur l’Anglais de la responsabilité des malheurs collectifs servait avant tout à masquer la nécessité d’une refonte complète des structures sociales et mentales traditionnelles. Quand la cause de tous les maux est à l’extérieur, point n’est besoin d’assurer la priorité à une remise en question des traditions».7 Le discours du radical Wolfred Nelson à ses hommes après la victoire de Saint-Denis (23 novembre 1837), traduit à la fois un réalisme pragmatique et une nette maîtrise de soi qui caractérisent toute maturité psycho-politique : «Mes amis nous avons droit d’être fiers de la victoire que nous venons de remporter. Vous avez noblement fait votre devoir, mais nos têtes sont en jeu maintenant. Il n’y a plus moyen de reculer. Il faut que nous tenions bon, que nous acceptions comme des hommes les conséquences de nos actions».8
 
Cependant, les témoignages d’immaturité ne sont pas moins nombreux de la part de cette bourgeoisie et de ces Patriotes de 37-38. Il faut le reconnaître, car ils jettent une ombre sévère sur la maturité des intentions psychologiques et morales. Ils s’expriment à travers une vision capricieuse du politique qui contraste fort avec ce que nous venons de lire des adresses de 1837. Papineau lui-même formule cette vision capricieuse dans un discours tenu le 29 juillet, lors de l’assemblée des comtés de l’Assomption et de Lachenaie : «L’amour pour un bon gouvernement et la haine pour un mauvais est naturel à l’homme; ce sentiment est gravé dans son cœur et il sait toujours maintenir son droit de changer son gouvernement lorsque celui-ci ne remplit plus le but pour lequel le gouvernement est institué… Notre cause est beaucoup plus juste que celle des anciennes colonies».9 Dans un Manifeste des Fils de la Liberté, publié le 1er octobre et sorti tout droit de la plume de T. S. Brown, on retrouve la même idée exprimée de façon encore plus simpliste : «On y disait entre autres choses que l’autorité d’une métropole sur une colonie n’existe que durant le bon plaisir des coloniaux, car le pays ayant été établi par eux leur appartient de droit et peut être séparé de tout lien étranger dès que les inconvénients résultant d’un pouvoir exécutif extérieur rendent une telle décision nécessaire au bonheur des habitants».10 Trois jours plus tard, dans la même Adresse… déjà citée des Fils de la Liberté de Montréal aux jeunes gens des colonies de l’Amérique du Nord, on lit : «L’autorité d’une mère-patrie sur une colonie ne peut exister qu’aussi longtemps que cela peut plaire aux colons qui l’habitent; car ayant été établi et peuplé par ces colons, ce pays leur appartient de droit, et par conséquent peut-être séparé de toute connection étrangère toutes les fois que les inconvénients résultant d’un pouvoir exécutif situé au loin et qui cesse d’être en harmonie avec une législature locale, rendent une telle démarche nécessaire à ses habitants, pour protéger leur vie et leur liberté ou pour acquérir la prospérité».11 Enfin, juste avant la bataille de novembre, un cordonnier de Nicolet déclarait tout de go : «Qu’il serait content de voir la couronne sur la tête de Mr. Papineau et que s’il ne se comportait pas bien comme roi, les patriotes en nommeraient un autre».12 Il est vrai que des étrangers aussi écrivirent à Papineau en le surnommant le père de la Nation.13 Dire que l’immaturité côtoyait la maturité n'explique pas la persistance de cette immaturité. Est-ce un cas particulier aux Canadiens, compte tenu des hésitations des révolutionnaires américains (la proscription des Loyalistes) ou les guerres civiles de la Révolution française? Lord Durham, le premier, s’est essayé à clarifier cet état d’immaturité du colon canadien de 1838 : «Il obtenait sa terre dans une tenure singulièrement avantageuse à un bien-être immédiat, mais dans une condition qui l'empêchait d'améliorer son sort; il fut placé à l'instant même à la fois dans une vie de travail constant et uniforme, dans une très grande aisance et dans la dépendance seigneuriale. L'autorité ecclésiastique à laquelle il s'était habitué établit ses institutions autour de lui, et le prêtre continua d'exercer sur lui son influence. On ne prit aucune mesure en faveur de l'instruction parce que sa nécessité n'était pas appréciée; le colon ne fit aucun effort pour réparer cette négligence du Gouvernement. Nous ne devons donc plus nous étonner. Voici une race d'hommes habitués aux travaux incessants d'une agriculture primitive et grossière, habituellement enclins aux réjouissances de la société, unis en communautés rurales, maîtres des portions d'un sol tout entier disponible et suffisant pour pourvoir chaque famille de biens matériels bien au-delà de leurs anciens moyens, à tout le moins au-delà de leurs désirs. Placés dans de telles circonstances, ils ne firent aucun autre progrès que le premier progrès que la largesse de la terre leur prodigua; ils demeurèrent sous les mêmes institutions le même peuple ignare, apathique et rétrograde».14 Le commissaire et gouverneur impérial brossait ici un portrait défavorable (repris par le clergé d’abord, puis les fédéralistes ensuite) qui campait le Canadien de 1837 dans la pose d’un être socialement dépendant et politiquement arriéré, stéréotype contre lequel s’acharne encore une historiographie qui, aujourd’hui, mieux que des principes ou des considérations générales, offre désormais une argumentation étayée : «Le projet de société des Canadiens français a été déformé et dénoncé par l’historiographie. On n’y a pas décelé le résultat d’un entrepreneurship en changement social proposant une direction différente et une stratégie socio-économique de rechange en remplacement de celle défendue par le groupe britannique. On l’a qualifié de solution de repli sur les valeurs d’Ancien Régime. C’est faire peu de cas des formes précises que revêt ce projet alternatif : banques locales, canalisation vers New-York, défense du régime seigneurial comme moyen d’économiser le capital rare, etc. On n’a pas bien compris non plus l’importance du nationalisme en tant qu’idéologie visant à redistribuer la richesse vers les nationaux : il tend à protéger la communauté, à la mobiliser dans le sens d’un projet rentable pour le groupe. C’est un effort d’entreprenariat, un investissement dans la légitimisation des actions qui vont mener à la réalisation de ce projet. Ce nationalisme canadien-français est présent déjà dans le dernier tiers du 18e siècle. Il ne sera pas exacerbé dans les premiers moments du 19e siècle par la misère engendrée par une crise agricole inexistante, mais plutôt par un mélange de discordes profondes dans la socio-économie bas-canadienne et d’intransigeance des élites au pouvoir».15 Mais ce que cette dichotomie entre maturité et immaturité apporte de pertinent à notre propos, c’est bien que la dysfonction sociale du XIXe siècle touchait aussi bien le peuple canadien que les peuples américains et français en avaient été touchés, plus d’un demi-siècle plus tôt. Les mêmes causes engendrant les mêmes effets, ils ne pouvaient que souffrir, à leur tour, d’une schize psychologique correspondante. C’est celle-ci que nous devons interroger maintenant.

Il est dommage que dans l’état actuel de nos connaissances, nous trouvions peu d’informations de caractère psychologique, informations d’ordre privé comme d’ordre publique, qui nous empêche d’aller aussi en profondeur que dans notre approche des cas américains et français. Nous ne pouvons donc tirer qu’une ébauche de psychologie collective bas-canadienne. En tant que pionnier, Fernand Ouellet a tenté, alors qu’il était dans ses années audacieuses, de dresser un portrait psychologique du couple Papineau. Son approche, à partir de la caractérologie de Le Senne de préférence à la psychanalyse freudienne, souleva suffisamment de remous pour s'attirerer des objections à la diffusion de sa thèse sur l’épouse Papineau. Que pouvons-nous tirer de significatif de telles études? D’abord, une première confirmation de l’état mélancolique qui peut s’emparer des protagonistes de l’action politique. Reprenant l’exposé de Le Senne, Ouellet rappelle que le «mélancolique comportait un certain nombre de traits qui étaient le signe d’un mode particulier d’organisation mentale. L’émotivité s’y exprimait d’une façon caractérisée : excitabilité, méfiance, pessimisme et misanthropie. Cette émotivité s’y présentait sous une forme spécialisée : avarice et autres manies. L’inactivité y apparaissait dans la tendance à la mélancolie, le goût de la solitude et du rêve, l’indécision et la timidité. La secondarité s’y révélait par l’attachement aux habitudes, la rumination du passé, par le repli sur soi-même, le sens de la réflexion et de la dignité, le manque d’impulsivité et la rancune. Ainsi analysé par référence aux propriétés constitutives du caractère, ce portrait du mélancolique correspond au type sentimental de la caractérologie contemporaine… [Il apparaît alors comme un hyper-émotif, très inactif, à très longue secondarité et à conscience très étroite. Les événements, même les plus inoffensifs, et les êtres étaient pour lui une source d’angoisse, de crainte et de douleur. Sa condamnation perpétuelle du monde et de la condition humaine était le résultat de son incapacité à affronter la société. “L’attention à soi empêche l’attention à la vie” (Le Senne) L’ennui, l’inquiétude, la peur de la mort et la fausse culpabilité sont les sentiments qu’il éprouve…]».16 Ce thème de l’ennui, thème qui hantera une bonne partie de la production culturelle des Québécois au cours des siècles à venir, le rongeait déjà au crépuscule de la Nouvelle-France. C'est un début de ce que nous pouvons retenir de la pré-condition socio-affective de la société bas-canadienne au premier XIXe siècle. Peu d’historiens s’y sont sérieusement arrêtés, à l’exception peut-être d’Ève Circé-Côté qui a posé là l’une des pierres d’assise de l'étude de la psychologie collective québécoise : «Autrefois, le temps d’un homme n’était réclamé ni par la politique, ni par l’industrie, ni par la littérature. À tuer le temps, il finissait par se tuer un peu. L’homme a besoin d’une occupation forte qui le contienne. Il est comme l’eau, il lui faut une pente et une digue, sinon le fleuve utile, agissant, limpide devient un marécage stagnant et fétide. Ici, la direction religieuse barra la voie au fleuve, et le bouillonnement du plaisir contenu taquina constamment la digue. En dépit de ce qu’on appelle nos mœurs patriarcales, la femme n’était guère plus heureuse alors qu’aujourd’hui. Comme la matrone romaine, elle pouvait se parer de ses enfants, mais c’était une couronne bien douloureuse, où il y avait plus de gouttes de sang que de fleurs».17 On trouverait bien peu de pages d’une aussi remarquable justesse d’observation et de finesse d’expression du mal de vivre particulier à la condition canadienne. Il n’y a pas jusqu’au profond soupir qui manque à l’évocation de l’historienne lorsqu’elle s’arrête à rappeler les fameux charivaris qui retiendront tant Allan Greer : «Il fallait bien rire de temps à autre, la vie était si triste».18 Lubie d’historienne? Nous trouvons une confirmation de ceci à travers le regard de l’ambassadeur français à Washington, M. de Pontois, venu visiter le Bas-Canada au cours de l’été 1837 : «Sa perception est celle d’un admirateur de la république étatsunienne : “La rive canadienne est triste, dépeuplée, sans mouvement, sans vie, et offre en un mot, les traits effacés d’une colonie lointaine et oubliée de la Métropole” alors que sur la rive américaine “tout y est animé du souffle fécond de la Nationalité”».19 Le parti-pris admiratif de l’ambassadeur n’atténue en rien la valeur de son observation : il ne fait que souligner la distance établie entre un Français, bourgeois et conservateur post-révolutionnaire en mission diplomatique et la situation des Canadiens français qui n’ont pas suivi le même parcours que l’ancienne Mère-Patrie. Ce qui renforce l’objectivité de l’impression ressentie par l’ambassadeur est le portrait esquissé par Ouellet de Louis-Joseph Papineau, le leader politique de la petite-bourgeoisie professionnelle, celle qui s’attribue le monopole patriotique de la société canadienne. D’un côté, l’historien souligne le caractère enthousiaste du tribun libéral, mais en même temps, il ne peut éviter de souligner le manque de confiance en soi manifeste qui l’habite : «Capable du plus grand enthousiasme, il demeurait cependant un être vulnérable devant la vie. Aussi était-il prédisposé par les chocs qu’il subissait au contact de la réalité - “la riante poésie et la maussade réalité” - à la mélancolie, au pessimisme, à la solitude et davantage à la misanthropie. […] Toute sa vie, il a cherché à réagir à cette tendance qui risquait de faire de lui un être dominé par l’ennui, la méfiance et par la réflexion amère. Mais ce trait de caractère était là et, à chaque instant, il ressentait le pénible et même le tragique d’une vie orientée vers l’action politique».20 Il y a là matière à mettre de la chair autour de cette tristesse qui montait au cœur de M. de Pontois lorsqu’il observait de loin la rive canadienne. Ouellet situe la source de cette tristesse dans la vie privée, le ménage domestique et l’ambiance familiale : «Il est certain cependant que la passion n’a pas dominé leur univers conjugal. Leur commun puritanisme les protégeait efficacement contre les ardeurs de la sexualité».21
 
L’ennui n’est pas à la source de la schize psychologique des individus; elle n’en est qu’un symptôme, l'effet douloureux d’un traumatisme profond. C’est dans la reproduction familiale qu’il se transmet d’une génération l’autre, inscrivant la mélancolie, toujours selon Ouellet - alors peu enclin à succomber au political correctness -, chez les femmes et leur vocation d’éducatrice : du jeune Louis-Joseph, il écrit : «Cet enfant sensible et tendre était particulièrement disposé à subir l’emprise d’une mère janséniste et autoritaire dont il était le préféré. S’il fut enclin à incorporer sa vision rigide et pessimiste du monde, il le fut pas moins à s’insurger contre une sollicitude trop attentive. C’est que sa nature indépendante s’accommodait mal d’une emprise par trop forte. […] L’influence paternelle fut lente à s’implanter dans la vie de cet enfant trop exclusivement élevé par les femmes. […] En dépit d’une forte personnalité, Joseph Papineau avait abandonné la régie interne de la maison et, en particulier, l’éducation des enfants à sa femme et il restait cantonné dans ses activités professionnelles. […] De ce père quelque peu lointain et fermé mais attiré par les choses intellectuelles et assez indulgent, Papineau se forma une image idéalisée : le grand patriote et le seigneur-colonisateur».22 Le jeune Louis-Joseph, devenu homme, «orateur énergique et persévérant…, n’avait jamais dévié dans sa longue carrière politique. Il était doué d’un physique imposant, d’une voix forte et pénétrante, et de cette éloquence mâle et animée qui remue les masses»,23 écrit Garneau. Pourtant, à travers les témoignages du tribun, nous ne pouvons que remarquer comment la persistance de cette mélancolie est souvent associée au patriotisme : «Cet amour [de la patrie], il en avait puisé les premiers éléments dans sa famille même, et dès sa plus tendre enfance. “Ce sentiment, disait-il, je l’ai sucé avec le lait de ma nourrice, ma sainte mère. L’expression brève par laquelle il est le mieux énoncé, mon pays avant tout, je l’ai balbutiée sans doute sur les genoux de mon père.” […] Au soir de sa vie, il s’écriait : “Vous me croirez, j’espère, si je vous dis; J’aime mon pays. L’ai-je aimé sagement? L’ai-je aimé follement?… Au dehors, les opinions peuvent être partagées. Néanmoins, mon cœur puis ma tête consciencieusement consultés, je crois pouvoir décider que je l’ai aimé comme il doit être aimé.” Cet amour, ce fut l’objet, le but et le sens de sa vie».24 Ce patriotisme intense s’entremêle au caractère maussade ou inquiet du tribun confronté aux arguties de la politique - Ève Circé-Côté évoque, d’une manière fort impressionniste, la déception qui attend tout jeune politicien imbu d’idéalisme : «Il arrive à la législature souvent lesté de bonnes dispositions. Il s’est composé un programme merveilleux, qui n’a pas le temps de voir le jour parce que l’ablation de la conscience est l’opération première que l’on fait subir à ce néophyte»25 -, ce patriotisme donc, relève de certains effets du schisme dans le corps social, ce qui pourrait expliquer comment, dans le domaine religieux, «tandis que certains patriotes persécutent les prêtres, d’autres achètent des messes, ce qui témoigne d’attitudes confuses et contradictoires».26 Parallèlement, dans le clergé même, «certains [curés] sympathisent nettement avec le mouvement populaire. L’abbé Étienne Chartier, de Saint-Benoît, est un leader patriote reconnu. La plupart se montrent toutefois plus ambivalents et s’opposent au conflit et au bain de sang tout en demeurant convaincus que l’Angleterre ne traite pas les Canadiens avec équité. Mgr Lartigue peut peut-être condamner sans difficulté la révolution depuis son trône épiscopal à Montréal, mais les curés des paroisses ont pour leur part des allégeances plus compliquées. Tout en demeurant des membres fidèles de leur ordre ecclésiastique, la plupart des curés de campagne font aussi partie, jusqu’à un certain point, des communautés qu’ils servent».27 Il n’y a pas jusqu’à la milice qui «a toujours été l’une de ces entités ambiguës, c’est-à-dire une institution en partie créée par la communauté et en partie imposée par le gouvernement. Cette fois, pourtant, les deux aspects ont été scindés et la milice du peuple se tourne contre la milice du gouvernement».28 Clergé, police et milice sont des institutions qui subissent les ruptures intérieures du corps social. Il en avait été de même durant les révolutions américaine et française, aussi le cas canadien se montre-t-il conforme aux effets de la schize psychologique observés dans ces autres révolutions de la fin du XVIIIe siècle. L’étude de Fernand Ouellet nous informe sur la nature de la schize canadienne à partir des seuls cas inventoriés de la famille Papineau. Papineau était bien un être divisé, et on pourrait retrouver une division similaire chez les premiers révolutionnaires français, tels Mounier, Barnave, Mirabeau, Brissot même : «Tout paraît, à cette époque, se passer en lui comme si deux hommes l’habitaient. L’un, dégagé des vicissitudes de l’action, l’homme-principe, incorruptible, épris de justice et de liberté, devient un pur symbole au service d’une cause sacrée. Comme tel, il est porteur d’un système de valeurs autour duquel doit s’amorcer le ralliement des hommes. L’autre, engagé dans le concret, en butte aux persécution, chef de parti au service d’intérêts bien précis, conscient de ses faiblesses, tiraillé entre son devoir, ses intérêts et ses affections, doit poursuivre son destin et expier les aventures du premier. Par l’échec, il devient un martyr “qui fait triompher les principes, sanctifie les victimes, convertit les bourreaux et sauve les croyants”».29 Là où l’analyse de Ouellet devient plus fragile, c’est lorsqu’il essaie de saisir la dynamique qui anime la schize de Louis-Joseph Papineau, confrontant ainsi les résultats de son enquête à l’ideal-type de Le Senne : «Au lieu de reconnaître en Papineau un esprit libre et structuré, nous sommes forcés de parler d’esprit rétréci et clivé. C’est ce rétrécissement progressif de l’esprit qui donne l’impression d’une évolution complète de son caractère. En réalité, le fond du caractère est resté le même alors que le problème réel se situe au niveau d’une personnalité mal intégrée. Sur ce plan, la dualité de la pensée exprime une dualité de la personnalité. C’est pourquoi on observe chez Papineau deux systèmes de valeurs, presque étrangers l’un à l’autre et souvent même contradictoires qui expriment un être divisé mais épris de sincérité. Les tendances doctrinaires sont de même le produit d’un esprit rétréci par l’émotivité».30 Allan Greer a fortement nuancé cette approche, ramenant l’être divisé aux contradictions sociales entre lesquelles Papineau se trouvait coincé : «On a souvent peint Louis-Joseph Papineau sous les traits d’un “être divisé”, affligé de problèmes psychologiques qui l’empêchèrent d’être constant et déterminé dans l’action, mais sa situation est loin d’être unique. La plupart de ses collègues étaient sûrement déchirés entre les mêmes impulsions contradictoires : encourager la résistance populaire tout en la restreignant. L’incertitude et les tergiversations qui en résultèrent, si elles n’étaient pas particulièrement héroïques, n’en étaient pas moins compréhensibles. Placés devant d’angoissants dilemmes, les leaders patriotes trouvèrent du réconfort, pendant un certain temps du moins, dans ce qu’ils considéraient comme des leçons de l’histoire».31 Greer étend ici au contexte social ce que Ouellet semblait parfois trop limiter à la seule psyché de Papineau.

Le cas de Julie Papineau, plus problématique, demeure cependant une source de témoignages sur la façon dont se vivaient l’ennui et la tristesse comme pré-condition socio-affective aux Rébellions de 1837-1838. Qu’importe si on accepte ou refuse les conclusions de Ouellet, les aveux mêmes de l’épouse Papineau sont riches de cette mélancolie que les événements ne feront qu’accentuer douloureusement : la défaite des Rébellions, l’exil de son mari et de certains de ses enfants, les inquiétudes liées à la répression, autant d’occasions de dérèglements nerveux. N’écrit-elle pas, à son fils Lactance, le 10 avril 1840 : «Je suis destiné à être déçu dans toutes mes espérances même les plus légitimes je ne sais jusqu’à quand et à quel point je pourrai les supporter. Il n’y a que la Providence qui le sait et qui en décideras».32 À cette attitude dépressive, son mari pouvait lui reprocher : «Tu ne sais pas supporter avec assez de force philosophique ou de résignation religieuse».33 C’était beaucoup ajouter à une situation assez difficile en soi. Julie Papineau n’était décidément pas une Manon Roland ou une Olympe de Gouges. On se retrouve ici en plein dialogue entre un misanthrope et une neurasthénique, d’où la conclusion qui semblait s’imposer à Ouellet : «Envahie par la mélancolie, elle a vécu aux confins de la réalité et dans un monde imaginaire chargé de dangers et de culpabilité. L’agressivité qu’elle éprouvait à l’égard de la société et des hommes, elle l’a souvent retournée contre elle-même dans des gestes imprégnés de masochisme. Mal réconciliée avec elle-même, elle a aussi manifesté de l’aversion pour tout ce qui touchait à la sexualité. En forçant son mari à demeurer dans la politique, elle en fit le champion de ses ambitions et de son agressivité. C’est pourquoi l’échec de l’action politique de Papineau a été senti par sa femme comme un échec personnel».34 Bien que peu porté à interroger la vie intime du couple, l’historien ne peut s’empêcher de noter que Julie Bruneau-Papineau avait pour son époux Louis-Joseph «cet instinct maternel que toute femme apporte, plus ou moins, dans l’amour», et «qu’elle était davantage mère qu’épouse».35 C’est dire que, contrairement à l’Ancien Régime en France, le Canada français du premier XIXe siècle ne vivait pas une sexualité non seulement débridée, mais déjà investie de mœurs, qualifiées par Ouellet, de jansénistes. Lorsqu’un médecin, le docteur Joseph Allaire, déclare aux lendemains de la bataille de Saint-Denis : «Je n’ai jamais eu tant de plaisir de ma vie!»,36 il en révèle suffisamment assez sur cette tristesse entrevue par M. de Pontois. Le diagnostic de mélancolie porté par Fernand Ouellet sur le couple Papineau, au-delà du cas particulier lui-même, projette une lueur sur la morosité qui semble qualifier les pré-conditions socio-affectives dans lesquelles baigne la révolte bas-canadienne au cours du premier XIXe siècle, et si cette situation touche essentiellement les gens des classes bourgeoises, elle ne tardera pas à se généraliser à l’ensemble de la population après les défaites et la répression.

Il est possible désormais d’effectuer un second pas vers l’inconnu : la prééminence de l’ennui et de la mélancolie comme pré-conditions socio-affectives érigées sans contrepartie dérivative autre que les fêtes saisonnières et le rituel liturgique, conduit à une thermodynamique psychologique collective déficiente : l’état mental reste au neutre, entre l’audace et le repos, tendant plus certainement vers le repos qu’il s’inquiète déjà des audaces. Peut-on aller jusqu’à dire que les Canadiens s’enfonçaient déjà dans un repos profond, sans possibilité de passer à une audace quelconque? Les Troubles de 37-38 l’interdisent… mais après, c’est une autre histoire. Quoi qu’il en soit, nous en restons aux corps isolés, aux actes manqués, aux retraites précipitées… On comprend qu’à Saint-Denis, Louis-Joseph Papineau se soit montré l’antithèse d’un Danton au moment de l’invasion austro-prussienne de l’été 1792. On n’entendra pas ici de tirades pompeuses sur l’audace et l’engagement volontaire. Fernand Ouellet est catégorique : «À l’origine de la plupart de ces difficultés, il y avait le chef suprême. Papineau qui incarnait le mouvement, une sorte de volonté de régénération nationale comme on disait alors, se complut dans l’ambiguïté et il se révéla inapte à l’action, hésitant et faible à l’excès».37 Il pourrait s’appuyer en plus sur la réplique de Lord Howick à Robert Peel, au cours de l’hiver 1837-1838 : «je ne crois pas à l’hostilité des Canadiens contre l’Angleterre, d’autant que notre alliance leur est plus nécessaire que la leur n’a d’importance pour nous»38; enfin l’un des rebelles repentants, Louis-Hippolyte La Fontaine, pourra bientôt l’avouer : «certains peuples étaient naturellement aptes à s’émanciper par la force des armes; mais, qu’aux Canadien français, il restait la force “d’inertie”».39 La déficience de la thermodynamique psychique propice à une situation révolutionnaire au Bas-Canada proviendrait d’une inhibition déjà bien certainement installée, malgré quelques frustrations historiques qui ont pu, vers la fin du XVIIIe siècle, sembler l’ébranler, mais sans jamais l’échauffer au point d’en faire une dynamique audacieuse et volontaire. L’inhibition quand au but condamne préalablement à l’échec toute critique, tout ressentiment; elle replonge sans cesse la collectivité dans cet état d’inertie relevé par La Fontaine et bien d’autres observateurs.

Nous atteignons alors à la source inconsciente de cet état d’inertie et de déficience de la thermodynamique psychique qui, avant même tout engagement, condamnait déjà à l’échec (ou à la velléité), toute entreprise de transgression et de renversement violent de la situation sociale et politique. Et c’est là peut-être que nous touchons à la véritable responsabilité du Régime français dans la préparation des échecs vers lesquels s’acheminait la collectivité canadienne. D’un côté - du côté privé, domestique, celui de la famille qui peine encore à devenir la famille nucléaire moderne -, il y a la prédominance du rôle des femmes dans l’organisation familiale : «La famille à caractère patriarcal qui s’était implantée par l’immigration française, n’avait pu résister à une situation qui comportait souvent l’absence des maris pendant une grande partie de l’année et un mode de vie peu discipliné. Les femmes, d’une façon générale, en étaient progressivement arrivées à s’assurer le contrôle de la vie familiale. Avec le temps, cet état de choses s’était renforcé et avait influencé d’une manière décisive l’éducation. Consciente d’avoir à assurer et à défendre la stabilité de la famille et, partant, les valeurs qu’elle représente, la femme ne pouvait que considérer, inconsciemment ou non, son mari comme un être vivant en marge du groupe familial et même éprouver une certaine défiance à l’égard de son influence sur les enfants. Le rôle de la mère dans l’éducation et, en particulier, dans la formation religieuse des enfants, devenait dès lors déterminant et le mari apparaissait plutôt comme un auxiliaire de l’autorité maternelle. Souvent écrasée sous le poids des responsabilités qu’elle était forcée d’assumer ou qu’elle avait progressivement accaparées, la femme ne pouvait que tendre à replier le milieu familial sur lui-même et à le dresser contre tout ce qui était extérieur à la famille. Cela devenait particulièrement grave, au début du 19e siècle, époque où l’intensification des échanges tendait à dissoudre les cadres économiques sur lesquels avait jusqu’alors reposé la société. Dès lors la famille pouvait de moins en moins espérer vivre en économie fermée, ce qu’elle n’avait d’ailleurs jamais fait complètement».40 Fernand Ouellet a raison d’insister sur ce point. Au-delà du cas particulier du ménage Papineau, il y avait bien une organisation domestique des familles québécoises où la figure de la Mère se revêtait de la fonction paternelle, à la fois détentrice de la Loi qui castre mais toujours conservant la fonction nourricière qui était celle de sa nature biologique. Elle était plus Mère que sexuellement femme : «La domination affective de la femme au foyer, en opposition avec les idées communément acceptées, influait considérablement sur la vie familiale. Si le mari acceptait la situation de fait, il consentait à vivre en marge de la famille dans une attitude débonnaire et jouissant d’une autorité honorifique. Pour les enfants, il symbolisait plutôt la bonté et l’indulgence mais aussi la faiblesse. S’il refusait l’impératif féminin, un état permanent de conflit, plus ou moins aigu et visible selon le caractère des conjoints, s’inscrivait dans le milieu familial. L’attitude de la femme, dans ces conditions, s’échelonnait de la révolte ouverte ou manquée à une soumission passive et apparente. Alors, les enfants, tiraillés entre les parents ou prenant parti pour la mère, ne pouvaient qu’être les victimes de ces tensions qui secouaient le noyau familial. Il résultait de ce système quelles qu’en aient été les combinaisons internes, que la mère était placée dans une situation ambivalente dont l’origine se trouvait dans les absences répétées ou dans l’irresponsabilité du père qui ne pouvait symboliser suffisamment, aux yeux de ses enfants, les qualités attachées à la virilité. La cristallisation en système de cette situation par l’éducation en assurait la survie même dans les milieux où la situation primitive était disparue. Mais, au 19e siècle, le paysan-bûcheron allait se substituer au paysan-coureur de bois. Ce nouveau genre de vie comportait les mêmes implications pour le milieu familial. La conséquence la plus frappante du système fut que la famille, tout en reposant sur des cadres autoritaires, produisait des individus indisciplinés, instables, insuffisamment développés sur le plan affectif et, dès lors, incapables de s’affranchir du milieu familial qui demeurait pour eux la valeur transcendante».41 Cette situation devint particulièrement dommageable lorsqu’elle déforma la projection macrosociologique sur les institutions héritées du Régime français. Contrairement à la France absolutiste, l’administration sous le Régime français avait poussé l’organisation minutieuse des institutions de la colonie jusqu’à éviter toute mise en place des figures parentales généralement associées aux institutions politiques. Quand le gouverneur Frontenac (1672) entendit faire de la colonie une réplique identique de la Métropole en créant quatre «espèces de corps» : clergé, noblesse, justice et tiers état, il fut vite rabroué par Louis XIV, qui l’avertit impérativement de ne «jamais donner “cette forme au corps des habitants du dit pays”, et qu’il faudrait même supprimer le syndic qui présentait des requêtes au nom des habitants, “étant bon que chacun parle pour soi et que personne ne parle pour tous”. Le roi ne voulant pas enlever pour autant aux habitants le droit de faire connaître leur opinion, il exigea que dans les affaires importantes le gouverneur, l’intendant et le Conseil supérieur soient invités à solliciter l’avis des notables et même celui des habitants réunis en assemblée plénière. En somme, Louis XIV ne voulait pas que s’établissent de corps constitués au Canada alors que ceux-ci lui causaient tant de soucis en métropole».42 Les conséquences d’une telle décision, jumelée à l’organisation familiale indispensable à la reproduction démographique, produisit les racines fantasmatiques d’une sorte de Mère-État, d’une figure de Mère castratrice, fusionnée par osmose fœtale avec son Enfant-Peuple, au point de créer une symbolique aux fonctions indistinctes d’où ne parviendront pas à se démarquer les trois figures familiales indispensables au roman des origines national. C’est ce qu’indiquent deux historiens, G. Bernier et D. Salée, lorsqu’ils soulignent que «La nation des Patriotes, c’est le peuple; les deux termes sont synonymes et interchangeables. […] L’échec des rébellions est un drame […] parce qu’il aura empêché que s’enracine chez nous une image riche, large et généreuse de la nation».43 Dans les cas américain et français, la figure maternelle de la Nation se distinguait de l’identité infantile du Peuple. Peuple et Nation étaient clairement distincts même en étroite relation filiale, et si la Nation était là pour le Peuple, le Peuple était autre chose que la Nation, sur laquelle les individus-citoyens projetaient leurs fantaisies orales (alimentaires ou succion). Nous sommes bien ici dans le champ du symbolique et la contradiction des identités ne se conforme pas aux lois de la raison critique. Si la Nation est le Peuple, réunis dans une osmose œdipienne, on comprend alors la persistance de l’immaturité sur l’impératif naturel du développement libidinal. Ici, ce sont sécurité et possessivité qui prime sur la reproduction et la propriété. Ève Circé-Côté remarque, pour le XIXe siècle, le comportement jaloux et possessif des Canadiens en matière de sexualité : «Les annales judiciaires du temps font […] mention de plusieurs meurtres commis par des maris jaloux sur la personne de leur légitime. Un nommé Dowie, entre autres, fut pendu à Montréal pour avoir assassiné sa jeune femme, en proie à ce démon de la jalousie qui semblait avoir élu domicile sur les bords du Saint-Laurent. Combien ont été crucifiés par cette passion stupide dont on ignore la cause et qui relève de la pathologie? Ces paysans dont la pipe ne refroidissait pas et qui passaient l’hiver à faire rôtir leurs crachats dans la bavette du poêle à fourneau finissaient par avoir l’esprit hanté de fantômes. La fumée de leur brûlot noirci d’un large cerne prenait les formes que leur prêtaient d’insatiables désirs. Ils confondaient le rêve et la réalité. Ces misérables chaumières retentissaient des éclats de scènes quotidiennes qui terrorisaient les enfants. Ils étaient jaloux de leur père, de leurs gendres, du voisin, du passant, des vagabonds, voire du curé. Ils passaient leur temps à écouter craquer l’escalier et les poutres, à fouiller de leurs yeux phosphorescents l’ombre qui s’accumulait dans les chambres et autour des bâtiments. Ils séjournaient des heures à la cave, où souvent on les trouvait pendus ou la tête presqu’enlevée par un coup de fusil».44 On comprend également la persistance de la résistance passive comme stratégie d’obtention des satisfactions. On réalise un peu mieux l’indifférenciation de la sexualité des individus par rapport à l’activité procréatrice et la limitation des pré-conditions socio-affectives à une morosité mélancolique et morbide où triomphent l’ennui et la tristesse. C’est alors que la thermodynamique tombe du froid au glacial - Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver… c’est froidure… comme mon cœur est un jardin de givre, …qu’est-ce que le spasme de vivre, etc. -, à l’inhibition, au repos statique, à l’inertie politique, aux peccadilles puristes ou byzantines qui détournent de la prise de position et à l’action, bref, à l’impossible audace dynamisante. Enfin, on comprend comment il est difficile de débrouiller les figures familiales projetées sur les institutions sociales. Dans le cas canadien, il y a bien schize psychologique, comme dans les cas américain et français de la fin du XVIIIe siècle, mais il y a un vice local qui s’ajoute à la fracture : une indifférenciation des rôles et des fonctions, une ambivalence baroque des identités et des instances libidinales qui rompent, à la limite de l’hystérie et de la psychose, une réalité proprement canadienne. Réalité complexe certes où se confrontaient déjà la situation coloniale aux intérêts impériaux, la mémoire européenne et l’immanence nord-américaine, et dont les rébellions, parce que échouées ou avortées, auraient pu être l’occasion de fracturer les instances selon leurs fonctions propres.

1 C. Galarneau. op. cit. p. 88.
2 C. Galarneau. Ibid. p. 7.
3 F. Ouellet. op. cit. 1966, pp. 1-2.
4 Citée in J.-P. Bernard (éd.) op. cit. p. 51.
5 Citée in J.-P. Bernard (éd.) ibid. pp. 220-221.
6 Y. Roy, in J.-P. Bernard. op. cit. 1983, p. 86.
7 F. Ouellet. op. cit. 1966, p. 433.
8 Cité in G. Filteau. op. cit. p. 336.
9 Cité in F. Ouellet. op. cit. 1976, p. 439.
10 Cité in G. Filteau. op. cit. p. 272.
11 Citée in J.-P. Bernard (éd.) op. cit. p. 215.
12 Cité in A. Greer. op. cit. p. 180.
13 Cité in G. Filteau. op. cit. p. 112.
14 Cité in M.-P. Hamel, op. cit. p. 80.
15 G. Paquet et J.-P. Wallot. Le Bas-Canada au tournant du 19e siècle : restructuration et modernisation, Ottawa, Société historique du Canada, Brochure historique, # 45, 1988, p. 17.
16 F. Ouellet. op. cit. 1961, pp. 18, 22, 23 et 24.
17 È. Circé-Côté. op. cit. pp. 76-77.
18 È. Circé-Côté. Ibid. p. 96.
19 Y. Lamonde. op. cit. 2001, p. 140.
20 F. Ouellet. op. cit. 1960, p. 3.
21 F. Ouellet. op. cit. 1961, p. 57.
22 F. Ouellet. op. cit. 1960, pp. 7 et 8.
23 F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 653.
24 G. Filteau. op. cit. p. 113.
25 È. Circé-Côté. op. cit. p. 30.
26 A. Greer. op. cit. p. 215.
27 A. Greer. Ibid. p. 214.
28 A. Greer. Ibid. p. 221.
29 F. Ouellet. op. cit. 1960, pp. 4-5.
30 F. Ouellet. Ibid. p. 7.
31 A. Greer. op. cit. pp. 135-136.
32 Cité in F. Ouellet. op. cit. 1961, p. 25.
33 Cité in F. Ouellet. Ibid. p. 26.
34 F. Ouellet. Ibid. p. 37.
35 R. Rumilly. op. cit. p. 143; F. Ouellet. op. cit. 1961, p. 60.
36 Cité in J. Hare. op. cit. p. 129.
37 F. Ouellet. op. cit. 1972, p. 375.
38 Cité in G. Filteau. op. cit. p. 385.
39 Cité in F. Ouellet. op. cit. 1961, p. 68.
40 F. Ouellet. op. cit. 1961, pp. 45-46.
41 F. Ouellet. Ibid. pp. 46-47.
42 C. Galarneau. op. cit. p. 17.
43 G. Bernier et D. Salée, in M. Sarra-Bournet et J. Saint-Pierre (éd.) op. cit. pp. 33 et 35-36.
44 È. Circé-Côté. op. cit. pp. 75-76.

Jean-Paul Coupal.
La tourmente révolutionnaire, Annexe











Ni Européens, ni Américains
(À gauche, mort de Montcalm (1759), à droite, mort de Montgomery (1775))

MORALISATION

I. LE BAS-CANADA ENTRE AMÉRICANITÉ ET EUROPÉANITÉ


Il est symptomatique qu’au XXIe siècle, alors qu’il est à un tournant majeur de son Histoire, le Québec interroge encore sa conscience afin de savoir si son fonds culturel est essentiellement américain ou européen. Ce débat interpelle d'ailleurs l’ensemble de l’historiographie canadienne. Mais les historiens Québécois mettent de l’avant une problématique qui pourrait se formuler ainsi : comment, de l’immédiateté du territoire géographique ou de l’héritage des traditions, non dans une position exclusive mais dans une interaction subtile, s’est modelée la représentation sociale des Québécois? À première vue, la question serait purement épistémologique, mais il n’en est rien. L’ampleur prise par le débat autour de la qualification de révisionniste donnée à une «école» historiographique des années 1970, démontre que l’épistémologie, comme bien souvent, sert d’écran afin de cacher des oppositions idéologiques et des compétitions d'intérêts corporatistes. Plus que l’honnêteté intellectuelle ou la compétence professionnelle, c’est la Weltanschauung des historiens qu’il faut interroger. Si ces historiens de la fin du XXe siècle ont bien formulé une problématique savante de l’historiographie québécoise, en aucun cas ils n’ont été les premiers à prendre avantage du problème. Jusqu’à leurs travaux, plutôt que le questionnement, le public cultivé recevait des réponses toutes faites : l’Européanité contre l’Américanité chez Lionel Groulx par exemple; l’Américanité contre l’Européanité chez Fernand Ouellet… On exposait le tout soit par une tournure apologétique à la Bossuet soit par une suite de tableaux sériels à la Chaunu, c’était affaire de milieu social beaucoup plus que de méthodes savantes. On frôlait la question pour porter l’intérêt public sur les réponses affirmées : les preuves dites irréfutables, les argumentaires épistémiques, mais de débats, il n’y en avait pas. Le tiraillement existait toujours et l’Historicité québécoise comme canadienne dans son ensemble n’en a puisé qu’un supplément de confusions. Sous l’angle idéologique par contre, ce retard à formuler le débat révèle une situation bien particulière de penser la problématique de l’Ère des Révolutions, et particulièrement des révolutions avortées. Les mouvements insurrectionnels de 1837-1838 ont-ils échoué à devenir une véritable révolution parce que les modèles révolutionnaires étaient importés (hétérogènes) venant de France, de 1789 ou de 1830, d’Irlande ou d’ailleurs selon l’héritage européen, ce modèle ne cadrant aucunement avec le modèle révolutionnaire autochtone (homogène) sécrété à même les contradictions de la société canadienne du XIXe siècle et dont le modèle indépassable resterait la Révolution américaine de 1776, propre à l’immédiateté de l’appartenance à la continentalité américaine? Or, à n'en regarder que le contenu, les troubles de 37-38 s'inscrivent dans le modèle de la continentalité américaine et non pas d'une imitation des modèles français ou irlandais.

Si, pour l’historiographie cléricalo-nationaliste du XIXe-XXe siècles, l’héritage européen s’inscrit dans une nostalgie mélancolique d’une Nouvelle-France héroïque - et en particulier de l’époque bienheureuse de la Paix de Trente ans -, les contemporains vécurent cet héritage européen en fonction des acquis britanniques. C’est la Conquête de 1760, puis la Cession formelle trois ans plus tard qui obligèrent les Canadiens à s’intégrer, vaille que vaille, dans l’Empire britannique. Avec le Quebec Act de 1774 et l’Acte constitutionnel de 1791, il est incontestable que les Canadiens, à la suite de leurs élites nationales, composées pour lors du clergé et des seigneurs à la mine faussement aristocratique, français comme anglais, s’identifièrent comme britanniques : «Les témoignages ne manquent pas… pour établir l’admiration qu’ont les Canadiens pour la Constitution britannique, ce “trésor rare”. Le premier numéro du Canadien du 22 novembre 1806 définit les Canadiens comme des “Américains britanniques” et les témoignages vont s’accumuler pour affirmer que les Canadiens sont plus heureux sous la monarchie constitutionnelle britannique que sous la monarchie française, absolue jusqu’en 1789. […] L’admiration des Canadiens pour les Anglais de la métropole était inversement proportionnelle à leur admiration des Anglais de la colonie».1 Et surtout, il ne faudrait pas prendre ces témoignages comme de simples flatteries. Les Canadiens sont on ne peut plus britanniques et, malgré les humiliations du gouverneur Craig, vont participer, plus qu’en 1776, aux côtés des Anglais dans la guerre que leur déclare les Américains en 1812. Il faudra les affrontements entre les parlementaires et le gouverneur et la clique du château au cours des quinze années qui suivront la paix de 1814 pour voir ce britannisme ébranlé. Même après la défaite de 1837, «en juin 1838, dans un poème intitulé “À Lord Durham” Garneau avait néanmoins écrit : “Sur ce grand continent le Canadien sera/le dernier combattant de la vieille Angleterre”, mot que reprendra Étienne-Pascal Taché en 1846 dans sa tirade célèbre selon laquelle le dernier coup de canon tiré en Amérique pour la défense de la Grande-Bretagne le serait par la main d’un Canadien français».2 Les Canadiens tenaient donc fermement à l’Angleterre, comme ils avaient tenu à la France tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, et par cet attachement, nous pouvons facilement considérer les répressions de 1838 et l’Acte d’Union de 1840 comme une répétition amplifiée des émois et des frustrations de 1763 et de 1779.

Ils furent d’autant plus vifs, ces émois et ces frustrations, que les Canadiens, en bons catholiques, avaient par deux fois résisté à la tentation de succomber aux rêves révolutionnaires : d’abord devant la cause et l’invasion américaine de 1775, ensuite à partir de 1789, devant la Révolution française et l’aventure impériale, aussi glorieuse que du temps des guerres de Louis XIV. Surtout, que celle-ci se déroulait au moment où le gouverneur Craig faisait preuve d’arrogance et d’illégalité envers les leaders de l’opinion canadienne, faisant emprisonner les journalistes et députés récalcitrants Bédard, Blanchet et Taschereau, qui prenaient ainsi des allures de Desmoulins et de Loustalot. C’est à ces moments pourtant que se joua véritablement le sort du Canada. Il se joua parce que, comme le dit John Conway, dans un article du Atlantic Monthly de novembre 1974 : «Canada is the product of the pragmatic nineteenth century rather than the ideological eighteenth. We are not children of the age of Revolution».3 Plutôt que succomber aux rêves utopiens, les Canadiens préférèrent ce bon vieux pragmatisme que leur élite cléricale élaborait à travers les Mandements répétés de Mgr Briand, et, pris entre le XVIIIe siècle utopien et le XIXe affairiste, ils refoulèrent le monde des rêves pour se rabattre stoïquement sur cette vérité du Christ, qu’à chaque jour suffit sa peine. Voilà pourquoi les espions américains se sont trompés dans leurs rapports sur l’activité canadienne à la veille du déclenchement de la guerre d’Indépendance : «Les rapports des espions concordent sur deux points principaux : les Canadiens souhaitent la venue des Américains et Carleton se prépare à envahir les colonies. Ces rapports n’étaient pas exacts : on prenait les préparatifs de défense pour des préparatifs d’invasion et, comme les renseignements venaient des marchands anglais et des Indiens, on prenait l’apathie des Canadiens devant les ordres de Carleton, pour une bienveillance réelle envers les Américains».4 En ce début d’année 1775, les Canadiens vivaient dans l’actualité de leur récent gain, l’Acte de Québec, considéré par les Américains comme la quatrième des lois intolérables imposées par le gouvernement métropolitain. Cet acte concédait aux Canadiens la reconnaissance des droits civils français et la pratique libre de leur religion. Le pragmatisme canadien commençait là : «Quoi qu’il en soit, l’octroi de la liberté religieuse aux habitants, l’influence de leur Église et de l’aristocratie, leur ancienne inimitiée pour les Yankees et les Yorkers, leurs connaissances limitées des événements et de la situation en cours, empêchèrent un grand nombre d’entre eux de se joindre aux patriotes durant la première année de la guerre, qui fut aussi une année décisive pour le Canada. Ainsi les Français d’origine modeste allaient généralement rester neutre et ne prendre nulle part active dans la lutte qui opposait leurs anciens ennemis. S’ils s’étaient alliés aux colons du sud et de l’est du Saint-Laurent, le Canada aurait bien pu devenir le quatorzième État».5 Cette conclusion, tirée par un historien américain, véhicule une certaine dose de regrets. Un autre historien, canadien celui-là, peut très bien conclure, qu’en effet, «en dehors de cette minorité [clergé, seigneurs, la bourgeoisie et les habitants des cités], il ne se trouve peut-être pas, au dire d’un observateur, “cent” Canadiens prêts à combattre pour le gouvernement. La quasi-totalité des miliciens refusent de rendre le service militaire décrété par le gouverneur. Ils le refusent malgré les mandements de leur évêque et les exhortations de leurs curés. La parole épiscopale ne rencontre ni approbation ni soumission, soulevant, au contraire, d’acerbes critiques et de violentes oppositions. Les chefs du pays, y compris Mgr Briand et Carleton, avaient par trop présumé de “l’implicite obéissance” du Canadien à la voix de l’Église!».6 De tout cela, une seule observation s’impose. Malgré l’importance des acquis et le pragmatisme des Canadiens de 1775, rien n’était affirmé chez eux de l’indéfectible soutien à l’Angleterre. Ici, comme ailleurs, la tentation révolutionnaire faisait son chemin.

Et comment en aurait-il pu être autrement? Aux origines européennes s’opposait l’immédiateté géographique américaine, comme elle s’était toujours imposée aux colons du temps du Régime français et comme elle s’imposait aux colons des treize colonies rebelles. Les Britanniques s’en aperçurent bien vite, qui avaient misé sur les cadeaux généreux de la Couronne pour s’attacher les nouveaux sujets : «Carleton s’était par trop exagéré l’influence des seigneurs et même du clergé sur la population canadienne. À quoi il ajoutait la grave erreur de croire qu’un peuple conquis d’hier, surtout un peuple de paysans, délaisserait ses cultures pour se précipiter à la défense de ses vainqueurs de la veille. Il oubliait encore que ces vainqueurs avaient en plusieurs occasions brutalement incendié et dévasté nombre de villages et d’habitations pour l’inadmissible raison que leurs miliciens osaient défendre leurs terres et leur patrie. […] En outre par respect des droits britanniques, il laissait s’exercer sans restriction la propagande des marchands anglais et américains, poussant les Canadiens à la neutralité, à la désaffection et même à l’insubordination à l’égard de l’autorité. Comme résultat, le pays versait dans la confusion; il était divisé contre lui-même et dépourvu de troupes avec une milice en passe de dissolution. Contaminé par la propagande anglo-américaine, le peuple vacillait dans son obéissance et refusait de marcher aussi bien dans la Beauce qu’à Montréal».7 Là encore, il ne s’agit pas tant de liens affectifs ou de positions idéologiques, mais bien de raisonnement pragmatique, tel que l’a reconstitué Gustave Lanctôt : «Pourquoi iraient-ils se faire trouer la peau quand les Britanniques du Canada refusaient de combattre et s’alliaient même aux Américains. Aussi les Canadiens se refusaient-ils de combattre dans une lutte politique sans intérêt pour eux entre deux groupes d’anciens ennemis, lutte où la Grande Bretagne paraissait impuissante à les protéger».8 Il en alla de même lorsque les troupes américaines occupèrent le territoire canadien, dans la vallée de la Chaudière où passait le détachement conduit par Benedict Arnold, comme dans la vallée du Saint-Laurent, après le passage de l’armée de Montgomery : «L’on sait par ailleurs que la majorité des corvées et des services rendus par les Canadiens aux Américains l’ont été gratuitement, donc plus par conviction que par intérêt, s’il faut en croire les constats de l’enquête de police qui suit l’arrivée massive des troupes britanniques au printemps de 1776».9 On est en droit de nuancer le commentaire de Wallot, sachant que la peur d’une armée d’occupation peut jouer autant sur la collaboration que la conviction idéologique profonde. Pourtant, Alden, malgré sa déception de ne pas voir les Canadiens rallier la cause américaine, affirme qu’«au dehors des Treize Colonies, une seule possession britannique de l’hémisphère occidental soutint de notable façon la cause américaine. Ce fut le Québec. En fait, dans les débuts de la guerre, il parut à de nombreux patriotes que, vraisemblablement, le Québec deviendrait une quatorzième colonie - un quatorzième État».10 Après tout, ne doit-on pas juger l’invasion du Canada par les troupes américaines du Congrès continental comme relevant d’une mesure militaire défensive? «Le désir des colonies, c’est que le Canada choisisse le gouvernement qui lui plaira, comme c’est aussi leur désir de le voir se joindre à leur union, avec un système de lois uniformes respectant les différences locales, qui conviennent à chaque province».11 Et, comme le souligne encore Lanctôt, «De fait, si la majorité des Canadiens s’étaient soulevés ouvertement, à l’exemple et à l’instigation des Anglo-américains, aux côtés des armées rebelles, le Canada eût été perdu pour l’Angleterre».12 Or, ce ne fut pas le cas. Doit-on alors en conclure que le pragmatisme couard a été le seul facteur du soutien généreux des habitants aux armées d’occupation? Non, car la coopération a été bien réelle et la frontière entre la coopération et l’engagement est bien mince. Garneau lui-même le note en 1840 : «Chambly tombé, ses habitants allèrent renforcer l’armée américaine. Ainsi cette guerre, par la division des Canadiens, commençait à prendre le caractère d’une guerre civile. [À Trois-Rivières, les Canadiens ralliés à la révolution désarmèrent les royalistes de cette petite ville.] Une partie des habitants de la campagne avait épousé la cause des insurgés ou exprimait des vœux pour son succès; le reste voulait rester neutre. Seuls le clergé et les seigneurs, avec le gros de la bourgeoisie des villes, demeuraient franchement attachés à l’Angleterre, et leur influence réussit à maintenir la majorité des Canadiens dans la neutralité jusqu’à la fin. Aussi l’on peut dire que le clergé fut, à cette époque, le véritable sauveur des intérêts de la métropole dans la colonie».13
 
Des Canadiens, oui, s’engagèrent ouvertement du côté américain, car «la propagande ne les laisse pas indifférents. Ils sont empoisonnés, écrit Thomas Gamble en septembre 1775, par le virus révolutionnaire et “talk of that damned word liberty”. Jusqu’à des femmes, surnommées “Reines de Hongrie”, qui cabalent. L’un des premiers gestes de Montgomery, en territoire canadien, c’est de confier aux habitants l’organisation du gouvernement local et l’élection de leurs propres officiers. Les habitants de St-Joseph-de-Beauce saluent l’armée d’Arnold en s’écriant : “Le ciel vous envoie pour nous donner la liberté!”. Des Montréalais en racontent autant à Montgomery qui leur apporte une “liberté depuis longtemps désirée”. L’émigration aux États-Unis, avec le retrait des Américains, et la persévérance de certains réfractaires témoignent aussi de l’enracinement de certaines idées dans la masse».14 Des éclaireurs canadiens conduisirent Montgomery et ses troupes à l’assaut de la forteresse de Québec le soir du 31 décembre. Des études plus récentes avancent que «dès la guerre d’Indépendance, on estime que de 125 à 150 Canadiens français, qui se sont rangés du côté des rebelles, s’exilent après l’échec de l’invasion du Canada par les armées américaines en 1775-1776. Le gouvernement américain leur octroie des terres dans le nord de l’État de New York, le long du lac Champlain. En 1789, l’État leur en concède d’autres, qui sont à l’origine des villages de Corbeau (Coopersville) et de Rouse’s Point, nommé ainsi en l’honneur de Jacques Roux, vétéran de la guerre d’Indépendance. Beaucoup de Canadiens français, comme officiers ou soldats, dont plusieurs sous les ordres du colonel Hazen, ont combattu avec les leurs auprès de George Washington. “On cite le nom d’un Canadien de Québec, Nugent, qui fut promu colonel d’un régiment de Boston. D’autre part, des centaines de Canadiens français se joignirent à l’expédition Arnold-Montgomery contre Québec (1775-76), d’où ils se retirèrent vers le Sud après l’échec de cette tentative d’invasion. Léon Bossue dit Lyonnais affirme qu’il y avait un régiment formé de Canadiens. Une compagnie de ces défenseurs de l’Indépendance américaine se distingua tout particulièrement à la bataille de Yorktown. Leur chef, le Capitaine Clément Gosselin, Canadien français, lui aussi, reçut à cette occasion, des louanges très flatteuses de Washington et de Lafayette.” Les religieux eux-mêmes attestent de leur présence dans les armées américaines. Un fut le tout premier aumônier nommé officiellement par le Congrès, sans égard à la confession religieuse. Le R. P. François-Louis Chartier de Lotbinière, Récollet du diocèse de Québec, fut désigné par le général Benedict Arnold le 26 janvier 1776, et ratifié par le Congrès en août suivant, pour servir comme premier aumônier du Premier Régiment du Congrès du colonel J. Livingston, incidemment composé surtout de Canadiens français».15
 
Mais cette coopération plaçait les décideurs américains dans une situation fort inconfortable. «Le grand objectif des Américains, remarque lucidement Lanctôt, est “de détourner leurs voisins du Nord de prendre les armes contre eux”»,16 mais le statut du Canada restera toujours un problème épineux pour les rebelles, quel que soit leur choix politique. Déjà Benjamin Franklin, à Londres, le 26 octobre 1774, avait exigé «pour le Canada un gouvernement responsable, mais sans succès».17 Comment faire de la colonie française, sur laquelle le régime métropolitain avait exercé une pression absolutiste et autoritaire totale, une colonie libérale et éclairée à l'image des colonies anglaises? Il fallait ramener cet anachronisme européen dans sa réalité immédiate américaine. Dans les adresses successives que les Américains envoyèrent aux habitants canadiens, la même invitation était formulée en ces termes : «Votre intérêt et votre bonheur ne vous pressent-ils pas de devenir les amis du reste de l’Amérique du Nord? À ce faire, vous avez tout à gagner. Que la différence de religion ne soit pas une cause de division et ne permette pas à des courtisans intéressés de sacrifier “la liberté et le bonheur de tout le peuple canadien!”».18 Et c’est avec tact et diplomatie que les autorités américaines entendèrent agir envers les Canadiens. Ils étaient incertains d’ailleurs de leur propre puissance militaire et de la réussite d’un projet politique encore mal défini. Les instructions militaires ne pouvaient donc être impérialistes ni d’une agressivité conquérante : «Ces instructions, que Washington n’enverra par écrit que le l4 septembre [1774], indiquent clairement la politique du Congrès général et de Washington à l’égard de la population du Canada. Elles comprennent 14 points, dont les plus importants sont les suivants : si les Canadiens s’opposent à l’invasion ou même refusent de collaborer, Arnold doit revenir en arrière, afin de ne pas exciter les Canadiens contre les Colonies-Unies; tout dommage, tout mauvais traitement infligé aux Canadiens doit être sévèrement puni (et dans sa lettre d’introduction, Washington autorise même Arnold à punir de mort les infractions, s’il le juge à propos); on doit même respecter ceux des Canadiens qui seraient opposés à l’invasion, on devra payer la pleine valeur de ce qu’on achètera; on devra interdire aux troupes de se moquer de la religion catholique et on verra à assurer par tous les moyens le libre exercice de la religion et les droits de la conscience».19 Mais politiquement, l’offre américaine contenait trop d’ambiguïtés, d’autant plus qu’elle était inapplicable dans les circonstances d’une marche militaire : «l’instinct populaire, si délicat sur l’honneur national, se trouvait blessé du rôle presque humiliant que jouaient les Canadiens. Ceux-ci s’apercevaient que les Américains s’emparaient peu à peu de l’autorité; qu’ils décidaient de tout sans presque les consulter; qu’ils nommaient les officiers, convoquaient les assemblées publiques, etc., sans demander leur consentement. Plusieurs commencèrent alors à regarder comme une faute d’avoir laissé entrer dans le pays et se répandre au milieu d’eux des troupes en armes, à la merci desquelles ils se voyaient déjà. C’était là, en effet, une de ces erreurs qu’on ne tarde jamais à regretter. Ces réflexions les remplissaient d’une inquiétude à laquelle se mêlait un peu de honte. Les hommes opposés au Congrès en profitèrent habilement».20 Les Américains devaient donc se rendre à l’évidence que «les Canadiens ne pouvaient être intéressés à se joindre aux Colonies-Unies dans une révolte qui fût dirigée seulement contre le Parlement, ce Parlement qui leur avait donné la Loi du Québec : l’indépendance complète ou l’espoir de retourner à la France eût été peut-être un objectif plus alléchant. Après la défaite du 31 décembre 1775, le Congrès aura beau adressé une autre proclamation de ralliement, mais “les Canadiens, refroidis de plus en plus, obéissaient à l’influence du clergé et d’une bourgeoisie dévouée à la monarchie. Ils entendirent ces paroles avec une indifférence qui marquait le changement opéré dans leurs idées depuis l’automne; et ils ne sortirent point de leur inaction”».21
 
Quoi qu’il en fût, John Adams voyait dans ce retard une cause de l’échec de 1776 : «“Si une déclaration d’indépendance avait eu lieu il y a sept mois, elle aurait été suivie de bien des effets importants et glorieux : nous aurions pu avant aujourd’hui contracter des alliances avec des États étrangers; nous serions venus à bout de Québec et nous serions en possession du Canada”. Samuel Adams était aussi du même avis : “Si cette déclaration avait été faite neuf mois plus tôt, le Canada nous appartiendrait aujourd’hui.” Et cette opinion, nous la trouvons exprimée dès le mois de février 1776 par Joseph Hawley. Il s’agit là d’hypothèses».22 Le manque d’affirmation des Américains en 1775 posa les jalons d’une valse hésitation entre l’archaïsme et le futurisme qui devait rester rémanent dans l’histoire du Canada. L’invasion s’avérait précipitée par rapport à la maturation même du projet indépendantiste américain : «La proclamation de Schuyler [lancée le 5 septembre 1775] pouvait rassurer temporairement les Canadiens qui allaient se trouver sur le passage des envahisseurs, mais elle ne pouvait satisfaire l’ensemble de la population; en effet, Schuyler parlant des “droits que doit posséder tout citoyen de l’empire britannique” ne pouvait faire allusion qu’à la minorité anglaise qui, elle, se trouvait vraiment lésée dans ses espérances par la Loi du Québec. En outre, lorsque Schuyler annonce qu’il vient délivrer de l’esclavage la population canadienne, il n’annonce aucune solution pratique : la délivrer de l’Angleterre? mais les Colonies-Unies elles-mêmes ne parlaient pas encore de se libérer de leur allégeance à la Couronne; la délivrer de la Loi du Québec? la majorité du peuple du Canada ne demandait pas mieux que de profiter des avantages de cette loi; la délivrer du ministère britannique? mais c’est le ministère britannique qui lui avait accordé la Loi du Québec. Les Canadiens français, qui n’étaient pas persécutés en cette affaire, n’avaient aucun intérêt à s’unir à des colonies qui faisaient campagne pour l’abolition de cette même loi. La proclamation de Schuyler ne pouvait rassurer que la minorité anglaise du Canada, minorité qui n’avait besoin ni d’être rassurée ni d’être exhortée».23 Enfin, quand arriva un plan de confédération mieux établie, en 1781, qui réservait sa place au Canada parmi les États-Unis, John Adams affirmant qu’un traité de paix avec la Grande-Bretagne était impossible si elle gardait le Canada (1782), «s’il y a disposition réelle à permettre au Canada d’accéder à l’association américaine (…), il ne pourrait pas y avoir de grandes difficultés à tout régler entre l’Angleterre et l’Amérique».24 Le Canada se voyait donc entièrement absorbé par la Confédération américaine et devenait un jouet entre les deux puissances anglo-saxonnes.

Bref, le retard à formuler des offres claires et précises basées sur un système idéologique concret où les Canadiens y trouveraient leur change acheva de discréditer la position politique américaine. Surtout qu’à ces hésitations allait se rajouter bientôt l’intervention française. Pour les Britanniques, cette intervention pouvait apparaître comme une menace pour la conservation de sa colonie canadienne. Mais pour les Américains également, elle pouvait apparaître une menace. Pour les Canadiens, elle entraînait la réminiscence du Régime français et, par un étrange paradoxe, renforça l’héritage européen et joua en faveur des… Britanniques. D’abord, parce que la France qui intervenait en Amérique, avec le jeune marquis de La Fayette et le vaillant Rochambeau, n’était déjà plus la France de Montcalm et de Lévis : Louis XVI avait succédé à Louis XV et de l’absolutisme royal, on était en voie de passer, avec Turgot, vers une forme de despotisme éclairé plus libéral qu’autoritaire. Déjà, elles n’étaient plus faites pour se reconnaître. Une seconde fois, pour calmer les appréhensions des délégués américains, Louis XVI dut abandonner le sort des Français d’Amérique à l’issue des rivalités anglo-américaines : «Outre frontière, les colonies rebelles n’abandonnent pas l’idée de se rattacher le Canada. Les députés du Congrès, au cours de négociations avec la France, “avaient proposé que le roi prit l’engagement de favoriser la conquête” du pays. Mais Louis XVI, s’il consent à ne pas reprendre la Nouvelle-France à son profit, n’est pas disposé à contribuer à sa conquête au bénéfice d’autrui. D’ailleurs, la politique française entretient d’autres vues sur ce sujet. Dans un esprit de parfait machiavélisme, la possession du Canada par l’Angleterre lui paraît, selon ses propres termes, “un principe utile d’inquiétude pour les Américains, qui leur fera sentir davantage tout le besoin qu’ils ont de l’amitié et de l’alliance du Roi et qu’il n’est pas de son intérêt de le détruire”. Ainsi, le dessein secret de la France, renonçant à sa reconquête, projette de conserver le Canada aux Anglais, afin de perpétuer un sujet d’opposition et d’animosité entre l’Angleterre et les États-Unis, et d’obliger, par suite, ces derniers à lui garder leur amitié et leur commerce et à recourir à son aide comme leur commune ennemie».25 Une deuxième fois en vingt ans donc, comme il a déjà été souligné, la France abandonnait à son triste sort le destin de ses ressortissants d’Amérique, renouvelant l’amertume suscitée au traité de Paris de 1763, mais cette fois pour le bénéfice d’une éventuelle alliance américaine. De plus, malgré les propositions de La Fayette, Washington se méfiait d’une invasion française du Canada, et il s’opposa «au projet par crainte que les Français, une fois en possession d’une ancienne colonie, ne puissent résister “à la trop forte tentation” de la garder. Ce qui leur procurerait le commerce des fourrures, les pêcheries de Terre-Neuve et surtout la facilité de contenir et de dominer les États américains”. Ainsi, en face des intentions secrètes de la France, les colonies adoptent également une duplicité diplomatique, celle de la méfiance de leur alliée».26 Le sort du Canada pouvait devenir facilement une pomme de discorde entre les alliés français et américains et La Fayette eut la sagesse politique de ne pas insister. Au Canada, ce second abandon de Versailles porta la population non certes vers un soutien indéfectible à la cause britannique, mais il la replongea dans le deuil et la morosité, et les Canadiens jurèrent tacitement de ne plus jouer aucun rôle dans la cause américaine. Pour celle-ci, ils étaient perdus.

Cette expérience, troublante et douloureuse, eût un effet incontestable sur la conscience historique des Canadiens. Elle formula, en termes mal conscientisés toutefois, ce qu’était le problème actuel entre les origines européennes des Canadiens et l’immédiateté géographique américaine et, pour la première fois, elle jumela un pragmatisme opportuniste aux réminiscences passéistes à travers la fidélité à une monarchie substituée et aux institutions héritées du Régime français. La Révolution américaine fit naître chez les Canadiens une conscience malheureuse, accentuant la dysfonction sociale et la schze psychologique occidentale des conditions propres à la situation coloniale. Gustave Lanctôt semble être le premier historien à l’observer clairement : «Si elle n’a pas conquis le Canada, la révolution américaine n’en a pas moins exercée une profonde influence sur le Québec. Elle fut l’éducatrice politique du Canadien français. Par sa propagande, elle répandit dans cette terre, encore imprégnée de colonialisme bourbonien, l’idée de liberté individuelle et collective, elle propagea la notion des droits politiques. En discutant avec le citoyen, elle lui apprit les premiers rudiments constitutionnels. C’est à son action qu’il faut attribuer le remplacement du seigneur à la tête de la population par le bourgeois, ainsi que la présence du Canadien moyen, artisan ou campagnard, parmi les signataires des pétitions politiques et la tendance des classes inférieures à se rallier à l’idée d’un gouvernement plus libre s’orientant vers l’établissement d’une assemblée législative».27 Dans son étude sur La Révolution américaine et le Canada, le même historien élabore sur ce thème. En partant de la Lettre adressée aux habitants de la Province de Québec, par le Congrès de Philadelphie, le 24 octobre. 1774, il souligne de quelle manière elle se faisait l’éducatrice politique de la citoyenneté chez un peuple quasiment vierge de toute praxis politique : «Passant ensuite à la question politique, la lettre expose que le “premier grand droit”, base de la prospérité des colonies anglaises, est celui, “pour le peuple, d’avoir une part dans leur propre gouvernement par leurs représentants choisis par eux-mêmes, et conséquemment d’être gouvernés par les lois qu’ils ont eux-mêmes approuvées et non par les édits d’hommes sur qui ils n’ont aucune autorité.” Car, par cette participation à la direction politique, les représentants du peuple peuvent, par le refus des subsides requis pour son administration*, forcer le pouvoir à remédier à tout abus possible. La lettre explique, en outre, les “inestimables droits” qui découlent de ce gouvernement représentatif et qui sont le procès par jury, l’Habeas Corpus, la tenure franche de corvées et la liberté de la presse, tous droits qui appartiennent à l’homme de par la loi naturelle».28 Comme les thèse juridiques constitutionnalistes de James Wilson devaient servir plus tard à modifier profondément le concept impérial en Commonwealth britannique, la leçon politique américaine prépara les Canadiens à recevoir la Constitution de 1791 et à pratiquer une vie politique qui leur restait inconnue jusqu’alors : le parlementarisme libéral. «Par les lettres du Congrès et sa propagande, la révolution américaine a fait l’éducation politique des Canadiens. Elle leur a révélé les fonctions d’un régime électif, leur expliquant leurs droits de citoyens britanniques, le principe de la représentation populaire et le mode du vote des impôts. Elle a introduit parmi eux la notion de la liberté personnelle et de l’égalité politique. C’est cette catéchisation américaine qui a ouvert aux Canadiens leur premier alphabet politique et leur a enseigné leur première leçon de droit constitutionnel. C’est après 1775 que, pour la première fois, comme le notent Mgr Briand et les chefs britanniques, on entend le Canadien du peuple discuter des affaires publiques».29 Il y avait là une première leçon à tirer des événements, celle que Garneau exposera clairement dans son Histoire du Canada, quatre-vingt ans plus tard, lorsqu’en évoquant la situation des Acadiens aux lendemains du traité d’Utrecht, il lorgnera du côté de l’actualité politique de son temps : «Les gouverneurs anglais, aveuglés par leurs préjugés religieux ou nationaux, avaient d’abord mécontenté les Acadiens en les traitant durement. Et ceux-ci, dans leur désespoir, menacèrent d’émigrer. Mais lorsque ces gouverneurs apprirent que la France créait un nouvel établissement dans leur voisinage [la forteresse de Louisbourg], ils se hâtèrent de changer de conduite et de rassurer les colons. C’est ainsi que l’Angleterre se conduisit envers nos pères en 1774. Quand elle vit ses anciennes colonies prendre les armes contre son autorité, elle s’empressa d’assurer aux Canadiens français l’usage de leur langue et de leurs institutions nationales, afin qu’ils ne joignissent point les insurgents. Depuis, lorsqu’elle a cru n’avoir plus besoin d’eux, elle les a sacrifiés en les soumettant à une majorité anglaise, c’est-à-dire à une majorité dont la langue, les lois et la religion sont différentes des leurs».30 Garneau pensait ici à l’Acte d’Union de 1840. Les conflits sous Haldiman et Craig n’invitaient-ils pas ces gouverneurs à se comporter avec la même autorité despotique que jadis Nicholson et Vetch envers les Acadiens? Et Sydenham, alors? Car, la seconde leçon - celle qui allait être oubliée avec le temps - devait être tirée du fait que l’Angleterre pouvait toujours revenir contre ses colonies si elles lui manquaient de fidélité. Si Carleton pouvait féliciter et remercier les Canadiens qui lui avaient apporté leur support à l’automne 1775, il ne se gêna pas pour réprimer durement ceux qui avaient oser se porter au secours des envahisseurs. Lors de la retraite précipité des Américains, en mai 1776, ceux-ci s’arrêtèrent à Sorel où ils reçurent aide et fournitures des habitants : «Des détachements [anglais] allèrent ensuite ramasser les traînards ennemis, arrêter les habitants qui s’étaient joints aux rebelles et incendier leurs maisons; car les Anglais, qui respectaient encore les propriétés des insurgents dans leurs anciennes colonies, suivaient leur vieille coutume en Canada, habité par une race étrangère : comme en 1759, ils y marchaient la torche à la main».31 Carleton se souvenait de l’action préventive de Wolfe, son ancien supérieur qu’il accompagnait seize ans plus tôt sous les murs de Québec, mais il anticipait encore plus, sans le savoir, la répression vengeresse qui sera celle de Colborne, soixante ans plus tard.

Bien que toutes menaces pesant sur l’avenir de la colonie n’étaient pas écartées, une accélération des réformes et des bouleversements de la société, à la limite de l’effet révolutionnaire, bouleversaient les mœurs politiques canadiennes. En moins de trente ans (1763-1791), la population était passée d’un régime autocratique, où elle n’était que quantité assujettie aux décisions métropolitaines, à un gouvernement parlementaire qui, sans posséder encore la responsabilité ministérielle, ressemblait à tous les parlements où se décident et se votent des politiques locales d’auto-détermination dans les domaines juridiques, civils et administratifs. Ce saut qualitatif apprit aux Canadiens qu’ils étaient largement en retard sur l’évolution politique des autres nations, et c’est à travers même les contradictions suscitées par le nouvel Acte constitutionnel qu'ils firent l’expérimentation de leur retard. «Le nouvel Acte constitutionnel de 1791 donna toutefois à la colonie un corps législatif élu par le peuple et connu sous le nom de Chambre d’assemblée. Le Bas-Canada disposait alors d’une base institutionnelle qui reproduisait celle de l’Angleterre. Au sommet trônait le gouverneur, représentant du roi, et un cabinet, le Conseil exécutif. Sur le plan législatif, le Conseil législatif était l’équivalent de la Chambre des Lords, tandis que la Chambre d’assemblée s’inspirait de la Chambre des communes. Sur papier, on pouvait aisément croire le Bas-Canada doté d’institutions démocratiques. Il en allait toutefois autrement dans la réalité, puisque l’exécutif contrôlait directement tout le processus législatif grâce au droit de veto dont disposait le Conseil législatif. Les membres de ce dernier, littéralement à la solde de l’exécutif, montraient un réel empressement à partager les points de vue de celui-ci quant aux lois proposées par la Chambre d’assemblée. Le Conseil exécutif, pas plus que le Conseil législatif, n’avait de comptes à rendre à l’Assemblée. À l’opposé, une mesure votée par la Chambre d’assemblée devait, pour devenir loi, recevoir l’assentiment du Conseil législatif et du gouverneur. Le gouvernement britannique se réservait en outre le droit d’abroger toute loi pendant les deux années suivant son entrée en vigueur. L’absence de responsabilité administrative et ministérielle était le principal enjeu qui animait la dynamique institutionnelle de cette époque. Cela se traduisait par un antagonisme acrimonieux entre la Chambre d’assemblée, dont les pouvoirs se limitaient à ses votes de la liste civile et autres subsides, et le Conseil législatif. La Chambre regroupait surtout des représentants des professions libérales issus des milieux urbains. On y trouvait aussi quelques agriculteurs et artisans. Le Conseil était pour sa part constitué de marchands et de propriétaires fonciers. Socialement et idéologiquement homogènes, les deux corps législatifs étaient aux antipodes l’un de l’autre sur bon nombre de questions d’ordre social et économique. Les membres de la Chambre d’assemblée trouvaient que ceux du Conseil législatif ralentissaient à l’excès le processus législatif et qu’ils faisaient systématiquement opposition à toute perspective de réforme. Ils en demandèrent à plusieurs reprises l’abolition, ou tout au moins l’assouplissement. Les conseillers législatifs, de leur côté, dénonçaient souvent l’attitude présumée radicale et démagogue des membres de l’Assemblée. Ils se percevaient comme un frein indispensable face aux extravagances de ce qu’ils considéraient être “la gouverne de la populace”».32 Il y avait des relents de l’ancien autoritarisme absolutiste dans la fonction du gouverneur et dans les privilèges que s’octroyaient la clique du château qui l’entourait. Il y avait là une bouture mal greffée entre le pouvoir législatif, qui était si peu un pouvoir, et le pouvoir exécutif, qui était pratiquement tout le pouvoir : «Non seulement le Conseil législatif était complètement homogène, mais il travaillait aussi en parfaite symbiose avec les instances exécutives de l’État. On pourrait dire qu’il leur servait de satellite politique et qu’il était voué à la promotion des mêmes intérêts. Fer de lance efficace contre l’opposition, il parvenait, au moyen des pratiques législatives, à réduire au silence toute clameur réformiste émanant de la Chambre d’assemblée. De 1822 à 1836, le Conseil législatif rejeta 234 projets de lois proposés par l’Assemblée, soit presque la moitié de tous les projets présentés. La véritable influence du Conseil résidait dans la légitimité de jure qu’il conférait au pouvoir d’État, contre lequel les masses rurales et l’opposition n’avaient en général aucun recours. Grâce à cet instrument de domination, l’État bas-canadien était en mesure de faire parfaitement correspondre ses fonctions de centralisation administrative et de contrôle socio-politique aux intérêts des grands propriétaires fonciers. Le conseil législatif bloquait tous les projets de loi et tous les actes ayant pu affaiblir, ne serait-ce que légèrement, la toute-puissance du pouvoir d’État et l’hégémonie des grands propriétaires».33 Bernier et Salée n’ont donc pas tort lorsqu’ils considèrent les conflits institutionnels comme un prolongement de la crise sociale propre à la société bas-canadienne.

Cette période de bouleversements structurels préludait à une croissance économique et démographique sans précédent. À cette variable nouvelle s’ajoutèrent, au cours des trois premières décennies du XIXe siècle, des facteurs complémentaires notables : immigration, développement des secteurs industriels et commerciaux liés aux guerres napoléoniennes, etc. A. Garon a brossé un tableau complet des conséquences générales de cette période : «Au moment des affrontements armés de 1837-1838, la population canadienne-française atteignait près d’un demi-million, en regard de quelque 90 000 anglophones. C’est dire que la population francophone s’était multipliée par trois depuis 1790, tandis que l’immigration avait largement contribué à septupler la population anglophone. Avant 1812, une faible immigration vint des États-Unis; puis ce furent les Îles britanniques qui alimentèrent un flot migratoire qui s’intensifia après 1825. […] Cette migration eut, entre autres effets de grossir rapidement la population des villes de Québec et de Montréal, qui atteignaient respectivement 35 000 et 40 000 habitants vers la fin des années 1830. Les recensements indiquent que les nouveaux venus déplacèrent une partie de la population urbaine francophone, soit qu’elle émigrât aux États-Unis et dans les chantiers forestiers, ou, chez les boutiquiers et les artisans surtout, qu’elle se repliât sur les villages en milieu rural. Ce fut durant ces années aussi que s’opéra dans le tissu urbain un clivage ethnique. Les professions libérales s’y anglicisèrent en fonction d’une clientèle bourgeoise de plus en plus anglophone, mais surtout, ce fut au sein des professions liées aux services gouvernementaux, que le phénomène fut le plus marqué. Ainsi, en 1834, parmi les 204 fonctionnaires provinciaux, seulement 47 étaient canadiens-français, et ils comptaient parmi les moins bien rémunérés. Le monde des affaires était également aux mains des anglophones dans une proportion de près des deux tiers, qui contrôlaient les entreprises les plus importantes. La situation était la même au niveau du commerce de détail et des métiers les plus spécialisés. Ces disparités socio-économiques selon les frontières ethniques se retrouvaient même en milieu rural. […] La défranchisation électorale consécutive à la mobilité et à la dépossession d’une partie de la population engendra un rétrécissement de la base électorale du parti patriote, au sein duquel seuls quelques individus avaient atteint un degré de politisation suffisant pour assurer une régénération du leadership».34 Le caractère révolutionnaire de ce dynamisme fascine les historiens depuis 1960. La diversité des activités économiques est sans précédent au Canada. Après la morue et la fourrure, le commerce du bois était devenu le nouveau steaple - agent dynamique premier du développement économique - et les échanges commerciales avec les États-Unis n’avaient pas cessé de s’accroître alors que le commerce impérial restait lié aux aléas de la situation économique européenne : profitable à l’époque du blocus continental imposé par Napoléon aux produits anglais en Europe, le commerce avec l’Angleterre subira les contre-coups des mesures libérales adoptées au cours du siècle. Présentée sous cette forme strictement socio-économique, l’opposition entre l’immédiateté géographique et les origines européennes ne pouvait éviter de se répercuter sur les mœurs traditionnelles, en particulier sur la tenure des terres, où le découpage seigneurial bloquait l'expansion de la tenure en franc et commun soccage. Le régime seigneurial, symbole vétuste de l’héritage féodal français, conservé intégralement par l’Acte de Québec, restait un vestige du mode de propriété issu de l’Ancien Régime. Ici aussi, il aurait fallu un nuit du 4 Août, mais les riches seigneurs canadiens, contrairement à l’aristocratie française, ne se sentaient poussés ni intéressés à ce type de sacrifice ultime. L’affaire des Sulpiciens de Montréal vint pousser la crise sur l’avant-scène politique. Dans le règlement de la question des droits seigneuriaux des Sulpiciens, Jean-Paul Bernard note que «l’activité du Conseil législatif dans la défense des droits des seigneurs et les opérations complexes de comptabilité qui permettent alors de faire des seigneurs selon le droit ancien, des créanciers selon le droit nouveau, montrent que les patriotes n’avaient pas eu tort d’estimer que le problème principal était celui des conditions dans lesquelles se ferait l’abolition et que leurs adversaires tendaient bien davantage à débarrasser la propriété capitaliste d’entraves à son développement qu’à libérer les censitaires de l’exploitation par les seigneurs».35 Cet héritage européen ne plaisait donc ni aux anciens sujets de Sa Majesté, intéressés à la liberté des terres et au libre marché des propriétés ni aux nouveaux sujets, qui supportaient un fardeau accrue des tenures seigneuriales. Liés structurellement à l'économie impériale, les Canadiens devenaient ce peuple de sous-traitants, ces porteurs d’eau dont parlera plus tard Durham dans son célèbre Rapport. La chose pourtant n’était pas encore clairement établie et il ne faudrait pas prendre la conclusion du Lord pour un constat objectif et fidèle de la situation. Le Régime anglais ne considérait pas les seigneurs canadiens comme de puissants vassaux d’une nostalgie féodale, mais qu’«en fait, les seigneurs auraient été de simples fonctionnaires, des régisseurs doublés de percepteurs d’impôts, et non pas ce que la plupart d’entre eux ou elles estimaient être - des individus ayant des intérêts de propriétaires dans un territoire particulier. […] On veut bien permettre, quoique à contrecœur, les rentes et autres droits, mais on se refuse à reconnaître que les seigneurs puissent légitimement prétendre au titre de propriétaire».36 Et c’était bien cette fonction d’administrateurs civils qui heurtait les députés élus, tant l’action concertée de la clique du Château circonvenait les décisions prises démocratiquement par les membres de l’Assemblée législative de Québec, car côté économique, les immenses seigneuries non entretenues commençaient à se morceler par la vente selon la tenure libérale. Bref, la translation des propriétés canadiennes s’effectuait sans besoin de révolution politique ni coercition de la part du gouvernement. Le Bas-Canada se modernisait selon les nouvelles règles capitalistes du commerce et de la spéculation, à tel point que le même Lord Durham, dans son Rapport, notait qu’«une cause d’irritation, plus grande que celle des mutations des grandes propriétés a surgi de la concurrence du cultivateur anglais avec le cultivateur français».37 On en était venu, naturellement, au capitalisme concurrentiel et le libre marché quittant le vieux mercantilisme protectionniste des XVIIe-XVIIIe siècles. Et la chose, une fois en voie d’accomplissement, prit tout le monde par surprise.

Car nous touchons là l’une des grandes différences entre les Rébellions bas-canadiennes et la Révolution française de 1789 : la translation des propriétés, si chère à Taine, s’est effectuée ici avant l’éclatement de la crise politique. Elle en découle même, et ne l’a pas suivie. Il n'y a pas de nuit du 4 août dans l'histoire québécoise. La prise du pouvoir législatif et constitutionnel par la bourgeoisie en vue de briser les résistances des appareils politiques et institutionnels d’Ancien Régime n’avait pas lieu d’être au Bas-Canada. En France, l'un des buts majeurs de la Révolution avait été d’harmoniser les appareils politiques avec les transformations économiques; au Canada, l’essentiel des acquis de la bourgeoisie était fait et la contestation ne dépassa pas le niveau des ajustements institutionnels, ce que résume encore assez bien Bernard : «La fin des tiraillements politiques antérieurs permet une réforme des institutions juridiques à incidence économique et le triomphe, dans les esprits et dans la législation, de la primauté du droit moderne de propriété, qui avait été un élément essentiel du programme du grand commerce et de la grande propriété foncière, elle permet aussi l’appui financier de l’État, maintenant sans résistance organisée pour le limiter ou pour lui imposer d’importantes conditions, aux entreprises privées actives dans le développement des moyens de transport. Le programme, qui avait été celui des patriotes, d’une économie plus diversifiée et moins dépendante de la liaison à l’Empire se réalise, de façon bien limitée, mais comme prolongement du capital commercial et foncier, comme diversification de l’investissement des grandes fortunes et comme adaptation au contexte nouveau créé par l’avènement du libre-échange en Grande-Bretagne».38 Lorsque le régime seigneurial fut officiellement aboli, en 1854, ce n’était pas là une féodalité traditionnelle qui tombait, comme en France en 1789, c’était le constat d’une translation de fait : il ne collait tout simplement plus au mode de propriété foncière nord-américain. Depuis six ans, le gouvernement canadien de l’Acte d’Union avait obtenu la responsabilité ministérielle : la structure sociale et les institutions politiques se rejoignaient enfin sans plus passer par les anciens seigneurs.

Considérer que l’évolution de tout ceci procède de l’impact de la Révolution américaine sur la conscience historique canadienne ne mine en rien le caractère propre de l’évolution historique du Bas-Canada entre 1804 et 1840. Il ne s’agissait pas non plus de rattraper une occasion perdue, ce sur quoi s’acharneront les Rouges sous l’Acte d’Union dans leur volonté d’annexer le Bas-Canada aux États-Unis. Deux choix d'évolution sociale s’offraient aux Canadiens. Un premier choix concernait une réalité objective : les conditions d'existence canadiennes en Amérique. Un second choix relevait plutôt d’une vérité subjective : le maintien des mentalités et des traditions ancestrales par la protection des lois anglaises. Les différents corps sociaux et politiques choisirent en fonction de leurs intérêts et souvent en passant de l'un à l'autre des options. Le gouvernement colonial, le clergé et l’aristocratie seigneuriale optèrent, bien évidemment, pour la vérité subjective qui satisfaisait leur intérêt puisqu'elle était conservatrice. La classe socio-professionnelle de la petite-bourgeoisie libérale opta, dès sa formation, pour la réalité objective. Ainsi Étienne Parent, dans son journal Le Canadien, dès le 1er janvier 1823, alors qu’une menace d’Union plane sur les deux Canadas, écrivait : «Si le Roi et le Parlement absolvaient les Canadiens de leur fidélité, ce ne seroit pas assurément à la France qu’ils s’adresseroient. Ils sont descendants de François, mais ils sont natifs et habitants de l’Amérique […]. Ils ont goûté d’un gouvernement libre, où tous les hommes, n’importe de qui ils soient les descendants, ont une égalité de droits».39 Les deux options ne s’excluaient pas, mais elles n'étaient pas toujours conciliables, loin de là. À ce titre, le souvenir de la Révolution américaine apparaissait déjà comme une première solution proposée par le Sauveur à la Machine à explorer le Temps, celle de l'archaïsme : «Entre 1834 et 1837, les Patriotes y puisent des exemples et des modèles de résistance aux politiques impériales. […] Au début de 1835, [la Minerve] revient sur l’histoire de la Révolution dans un éditorial du jour de l’an intitulé “Affaires de la Province”. Cet article compare la situation du Bas-Canada à celle des colonies américaines. Les colonies américaines ont souffert longtemps, écrit l’auteur “nous souffrons depuis longtemps - avons-nous encore longtemps à souffrir?”».40 Jamais auparavant les réminiscences de la Révolution américaine ne s’étaient situées aussi nettement entre l’exemplum historiciste et les ruminements pleins de remords des élites nationales du Canada. L’alternative offerte aux Canadiens de 1775 se posait en des termes encore plus radicaux et plus inquiétants en 1830. Le pragmatisme confortable se voyait ébranlé par la rhétorique enflammée des tribuns et des journalistes. Il passait même, malgré lui, de la vérité subjective des administrateurs coloniaux et du clergé à la réalité objective de la classe socio-professionnelle. La migration des propriétés avait contribué à déplacer l’opportunisme des Canadiens. Tandis que la grande bourgeoisie commerciale, toujours liée aux intérêts de l’Empire, chancelait dans ses priorités entre les deux options, la petite-bourgeoisie canadienne-française se prononçait de plus en plus pour la voie de l’américanité : «Après 1830, le mouvement patriote propose une rupture avec la vieille Europe et l’union du destin des Canadiens à celui des sociétés-sœurs de l’Amérique. Le projet est ambitieux, certains dirent idéaliste. Les historiens l’ont taxé de “mysticisme” et de naïveté (F. Ouellet). Pourtant la construction de l’américanité qui l’inspire n’est pas sans importance. Le rôle central de l’américanité en dit long sur les particularité du discours patriote : il révèle la vitalité, au Bas-Canada, d’un langage politique basé sur des concepts de vertu et de corruption, langage qui, au même moment, alimente le discours des Démocrates américains; il permet d’éclairer la relation entre le discours politique du mouvement et son projet de société; enfin, il situe le discours patriote dans un contexte historique et idéologique bien précis sans invoquer les vieilles formules du “durcissement des mentalités” et sans tomber dans l’erreur de l’anachronisme».41 Il ne s’agit pas seulement d’une réponse politique qui se bornerait à faire du Canada un état de plus dans l’Union, comme l’espérait Washington et le Congrès continental en 1775 et 1781, mais d’assumer son américanité comme une entité indépendante, autonome et nationale. C’est ce qui ressort d’un discours de Papineau devant l’Assemblée en février 1834 : «Voilà longtemps, dit-il, que nous nous plaignons, et nous sommes tous d’accord sur nos maux; la difficulté est d’y apporter remède. Il y a des gens qui, tout occupés de constitutions européennes, nous exposent ce qu’ils en conçoivent. Ce n’est pas à nous d’apprécier les institutions de l’Europe; car nous ne pouvons les bien juger. Voyons plutôt quel doit être notre sort, et préparons à notre patrie une destinée heureuse. Il existe des signes certains qu’avant longtemps toute l’Amérique sera républicaine. S’il est nécessaire de changer notre constitution, faut-il le faire en vue de ces présages? […] Il ne s’agit que de savoir comment nous vivons en Amérique, et comment on y a vécu. L’Angleterre, oui, l’Angleterre elle-même y a jeté les fondements d’une puissante république, où fleurissent la liberté, la morale, le commerce et les arts. Les colonies espagnoles et françaises, avec des institutions politiques moins libres, ont été plus malheureuses. Le régime anglais, dans les colonies, a-t-il donc été plus aristocratique que démocratique? Et en Angleterre même, est-il purement aristocratique?».42 À l’assemblée de la Confédération des Six Comtés, le 23 octobre 1837, «les habitants les plus marquants des six comtés ont fait preuve de patriotisme, de zèle et d’union; ils se sont montrés dignes de leur patrie et ils ont réalisé les espérances des bons patriotes. Honneur donc à ces braves citoyens! […] Une foule de drapeaux et de bannières flottaient dans les airs et fesaient lire, entr’autres, ces inscriptions : - “Honneur à ceux qui ont renvoyé leurs commissions, et à ceux qui ont été démis, infamie à leurs successeurs!” - “Honneur aux braves Canadiens de 1813 : le pays espère encore leur secours” - “INDÉPENDANCE” - “Les Canadiens meurent mais ne savent pas se rendre!”».43 Ou, plus précisément, il ne s’agit pas de nier les origines européennes mais d’émanciper une actualité immédiate du fardeau de l’héritage colonial. Voilà pourquoi, comme l’écrit encore L.-G. Harvey, «Comme leurs voisins américains, les hommes politiques canadiens mettent l’américanité au centre de leur projet de société et s’inquiètent du danger de la corruption et des intrigues européennes. Mais le républicanisme du mouvement patriote se distingue du modèle américain par son adhésion aux formes classiques : les Patriotes n’éprouvent aucune difficulté à identifier le “bien commun” de la société canadienne qui se distingue par sa solidarité culturelle, économique et sociale. Il n’est donc pas question d’expliciter une théorie politique qui cherche à concilier les intérêts divergents. Au contraire, le mouvement condamne l’existence de factions et propose des institutions politiques propres à les réprimer. Deuxième différence marquée : le lien colonial donne aux influences européennes un appui institutionnel au Bas Canada».44
 
C’est donc bien la Révolution américaine, et non la Révolution française, qui resta le modèle révolutionnaire, précisément parce que l’Indépendance venait ajuster les institutions à la migration des propriétés qui s’était accomplie selon un modèle strictement nord-américain au cours des années précédentes. Aucun des grands thèmes révolutionnaires français de 1789 ne trouva véritablement d’échos parmi la rhétorique des tribuns et des publicistes canadiens, à moins qu’ils aient été partagés par les révolutionnaires américains de 1776. Par exemple, il en va ainsi du célèbre thème de la Vertu. La Vertu ne concerna pas plus les rebelles du Bas-Canada qu’elle n’avait concerné les Insurgents américains : «On se souvient de la rencontre de Miranda et de Sam Adams en 1784. Le Vénézuélien s’étonnait que la Constitution américaine ne parlât pas de la “vertu” et accordât tant de place au droit de propriété, qu’il considérait comme un élément de “corruption”. Miranda était peu informé des réalités américaines. La “vertu” faisait en quelque sorte partie du monde américain mais elle se confondait précisément avec l’idée de propriété; c’était là la marque partout perceptible de l’esprit bourgeois. Certes, les constituants américains, s’ils se faisaient les défenseurs du droit de propriété, ne plaçaient pas très haut la vertu américaine. C’est devenu un lieu commun que de dire que la pensée qui inspira la Constitution et celle même que l’on trouve exprimée dans les Federalist Papers ne tenaient pas la nature humaine en haute estime».45 Ce n’était donc pas la vertu mais bien l’Indépendance qui traduisait les intérêts bourgeois des Patriotes, thème idéologique qui s'imposa avec le Nationalisme, car les Patriotes de 37-38, comme «les combattants américains meurent au nom d’un idéal lui-même étroitement lié à une terre, ou si l’on veut, à un pays qu’une idée symbolise».46 L’immédiateté géographique de l’Américanité n’efface peut-être pas l’héritage des origines européennes et les Rébellions canadiennes s’insèrent parfaitement dans l'idée de Révolution Atlantique. Elles tiennent davantage des enjeux paroissiaux érigés autour de la mise en valeur des ressources humaines et matérielles des colonies plutôt qu’à complaire à ce que Garneau appelle «le vice fondamental d’un gouvernement colonial ayant son point d’appui à mille lieues de distance, dans un monde dont l’organisation politique et sociale diffère essentiellement de celle de l’Amérique».47 En se faisant l’éducatrice politique des Canadiens, de son élite nationale comme de sa classe socio-professionnelle de petits-bourgeois, la Révolution américaine, par son impact, a fait l’économie d’une Révolution française au Bas-Canada.


1 Y. Lamonde. op. cit. p. 172.
2 Y. Lamonde. Ibid. p. 177.
3 Cité in P. Trottier. Un pays baroque, Montréal, La Presse, 1979, p. 47.
4 M. Trudel. op. cit. p. 96.
5 J. R. Alden. La Guerre d'Indépendance, Paris, Seghers, Col. Vent d'Ouest, # 12**, 1965, pp. 77-78.
6 G. Lanctôt. op. cit. p. 86.
7 G. Lanctôt. Ibid. pp. 66-67.
8 G. Lanctôt. Ibid. p. 89.
9 J.-P. Wallot, in M. Grenon (éd.) op. cit. p. 80.
10 J. R. Alden. op. cit. p. 74.
11 G. Lanctôt. op. cit. p. 146.
12 G. Lanctôt. Ibid. p. 251.
13 F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, pp. 352 et 355.
14 J.-P. Wallot. op. cit. p. 257.
15 D. Déry. «Les Franco-Américains dans la guerre : patriotisme et survivance», in Bulletin d'histoire politique. L'histoire militaire dans tous ses états, Vol. 8, #2-3, hiver-printemps 2000, pp. 206-207.
16 G. Lanctôt. op. cit. p. 45.
17 M. Trudel. op. cit. p. 64.
18 G. Lanctôt. op. cit. p. 39.
19 M. Trudel. op. cit. pp. 100-101.
20 F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 361.
21 F.-X. Garneau. Ibid. p. 367.
22 M. Trudel. op. cit. pp. 120-121.
23 M. Trudel. Ibid. p. 99.
24 M. Trudel. Ibid. p. 241.
25 G. Lanctôt. op. cit. pp. 203-204.
26 G. Lanctôt. Ibid. p. 206.
27 G. Lanctôt. «Le Québec et les colonies américaines», in G. Lanctôt (éd.) Les Canadiens Français et leurs voisins du Sud, Montréal, Éditions Bernard Valiquette, 1941, p. 124.
28 G. Lanctôt. op. cit. pp. 38-39. * Ce sera la solution que retiendra Papineau lors de la Querelle des subsides.
29 G. Lanctôt. Ibid. p. 252.
30 F.-X. Garneau. op. cit. t. 1, p. 492.
31 F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 372. Il est symptomatique que cet épisode ait été effacé de la mémoire des biographes de Carleton. Ni le francophone Pierre Benoit, dans son Lord Dorchester, (Montréal, HMH, Col. Figures canadiennes, # 5, 1961), ni l'anglophone A. L. Burt, dans son Guy Carleton, Lord Dorchester 1724-1808, Ottawa, Société historique du Canada, Col. Brochure historique, # 5, 1955, n'en font mention. Lanctôt, qui insiste sur les mesures de réconciliation de Carleton et Trudel n'en font pas plus mention.
32 G. Bernier et D. Salée. op. cit. pp. 134-135.
33 G. Bernier et D. Salée. Ibid. p. 153.
34 A. Garon, in J. Hamelin (éd.) op. cit. pp. 340-341 et 343.
35 J.-P. Bernard. op. cit. 1993, p. 31.
36 A. Greer. op. cit. pp. 240 et 241.
37 Cité in M.-P. Hamel. op. cit. p. 86.
38 J.-P. Bernard. op. cit. 1983, pp. 30-31.
39 Cité in M. Sarra-Bournet et J. Saint-Pierre (éd.) op. cit. pp. 42-43.
40 L.-G. Harvey, in M. Sarra-Bournet et J. Saint-Pierre (éd.) ibid. pp. 16-17.
41 L.-G. Harvey, in G. Bouchard et Y. Lamonde (éd.) op. cit. p. 88.
42 Cité in F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 631.
43 Citée in J.-P. Bernard (éd.) op. cit. pp. 259 et 260.
44 L.-G. Harvey, in G. Bouchard et Y. Lamonde (éd.) op. cit. p. 99.
45 L. Hartz. op. cit. p. 93.
46 L. Hartz. Ibid. p. 94.
47 F.-X. Garneau. op. cit. t. 2, p. 539.
Jean-Paul Coupal.
La tourmente révolutionnaire, Annexe

Le texte complet de l'Annexe à la Tourmente révolutionnaire est maintenant disponible à l'adresse: https://drive.google.com/drive/folders/0B195tjojRBFyMzV5bnQ5aWZnYWs

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