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samedi 14 août 2010

La tourmente révolutionnaire

LA TOURMENTE RÉVOLUTIONNAIRE
(extraits)


La nuit du 4 août 1789

Sommaire de l'ouvrage

HISTORICITÉ


I. LA NUIT DU 4 AOÛT
I.1 Une historicité insaisissable
I.2 L’ère des révolutions
I.3 Définition : qu’est-ce que la Révolution?

II. DU RYTHME ET DES LOGIQUES RÉVOLUTIONNAIRES
II.1 Révolutions en quête d’historicité
II.2 Le rythme des révolutions
II.2.1 La spontanéité révolutionnaire
II.2.2 Les corps révolutionnaires
II.2.3 Le gouvernement révolutionnaire
II.3 Des logiques révolutionnaires

III. DE LA FORCE DES CHOSES AUX «DÉRAPAGES» DES RÉVOLUTIONS
III.1 La Révolution américaine
III.2 La Révolution française
III.2.1 La Révolution-bloc
III.2.2 Le «dérapage» de la Révolution
III.3 Finir la Révolution
III.4 Les révolutions avortées

IV. LA DYSFONCTION COMME SYMPTôME DE LA FAILLITE DE L’AUTO-DÉTERMINATION
IV.1 Caractères sociologiques de la dysfonction
IV.2 Caractères psychologiques de la dysfonction
IV.3 Faillite de l’auto-détermination comme problématique de psychologie collective
IV.4 Qu’est-ce que les Lumières?

V. L’HOMME RÉVOLTÉ
V.1 La dialectique du maître et de l’esclave
V.2 La révolte critique
V.3 La révolte métaphysique
V.4 La révolte politique
V.4.1 Le despotisme éclairé
V.4.2 L’opinion publique
V.5 La conscience : une et multiple

VI. RECHERCHE DU SENS DE L’UNITÉ DANS L’ESPACE
VI.1 Sentiment de la perte du sens de l’unité dans l’espace
VI.2 De l’empirisme vers l’activisme
VI.3 La restauration du sens de l’unité par l’idée de Nature
VI.4 La restauration du sens de l’unité par l’individualisme
VI.4.1 Le Propriétaire
VI.4.2 Le Citoyen
VI.5 La restauration du sens de l’unité par l’individualité collective
VI.5.1 La Nation
VI.5.2 L’Empire

VII. RECHERCHE DU SENS DE L’UNITÉ DANS LE TEMPS
VII.1 Sentiment de la perte du sens de l’unité dans le temps
VII.2 L’historiographie du XVIIIe siècle et l’émergence du concept de civilisation
VII.3 La restauration du sens de l’unité par l’idée de progrès
a) L’idée de progrès chez Voltaire
b) L’idée de progrès chez Turgot
c) L’idée de progrès chez Barnave
d) L’idée de progrès chez Condorcet
VII.4 Les voies du progrès sont incommensurables
VII.4.1 Le nouveau Kairos
VII.4.2 L’interprétation whig de l’histoire
VII.4.3 Réformisme et progrès
VII.4.4 Révolution et progrès
VII.5 La restauration du sens de l’unité par la théodicée de l’histoire
VII.5.1 Kant
VII.5.2 Herder
VII.5.3 Hegel

VIII. FATALITÉ ET LIBERTÉ
VIII.1 Fondations du mythe de la Révolution française
VIII.1.1 Mignet
VIII.1.2 Michelet
VIII.2 Impasse actuelle du mythe de la Révolution française



SIGNIFICATION


I. LA TOURMENTE RÉVOLUTIONNAIRE
I.1 La nuit où tous les nobles sont gris
I.2 La Révolution comme prolongement et dépassement du vertige baroque
I.3 Le flux schizophrénique

II. LA POLITIQUE COMME TRAGÉDIE
II.1 Héritage révolutionnaire d’un sens baroque
II.2 Pré-conditions socio-affectives à la Révolution
II.3 Les Lumières : maturité ou platitude?
II.4 Le retour du tragique
II.5 De l’ordre du discours au discours de l’ordre
II.6 Paroles d’outre-tombe

III. LE DYPTIQUE SCHIZOÏDE
III.1 La polarisation des imagos
III.2 Ambiguïtés de la critique
III.3 Lumières et illuminisme
III.4 La puissance du ressentiment
III.5 Le sens paradoxal de la Révolution française
III.6 Le bonheur et la philanthropie

IV. LA THERMODYNAMIQUE RÉVOLUTIONNAIRE
IV.1 L’ennui de la douceur de vivre
IV.2 Loi de la thermodynamique révolutionnaire
IV.3 Loi psychologique des attentes et des résultats
IV.4 De l’audace, encore de l’audace… et du repos
IV.5 Répression morale, paranoïa et compulsion

V. LE ROMAN FAMILIAL DE LA RÉVOLUTION
V.1 Famille et société en crise
V.2 Transgression en trois actes
V.2.1 Premier acte : le Parricide
V.2.2 Deuxième acte : le viol de la Mère
V.2.3 Troisième acte : la régression de la Fraternité

VI. LA TRAGÉDIE DU PÈRE-ROI
VI.1 Défectuosités de la figure du Père et de la fonction du Roi
VI.2 L’imago du bon Père: scènes de Greuze
VI.3 L’imago du mauvais Père : le Roi-Cochon
VI.4 La mort du Roi annonce la mort de Dieu
VI.5 Le complexe de Brutus
VI.6 Le retour du Père

VII. LE DRAME DE LA MÈRE-NATION
VII.1 Les ambiguïtés de la figure de la Mère et imprécise définition de la Nation
VII.2 L’imago de la bonne Mère : scène de Delacroix
VII.3 L’imago de la mauvaise Mère : la Reine-Harpie
VII.4 Le retour de la Mère

VIII. LE SPECTACLE DE L’ENFANT-PEUPLE
VIII.1 La rencontre de la figure de l’Enfant et de la fonction du Peuple
VIII.2 L’imago du bon Enfant-Peuple : la Fraternité révolutionnaire
VIII.3 L’imago du bon Enfant-Peuple : le Patriote et ses succédanés
VIII.4 L’imago du mauvais Enfant-Peuple : les indifférents, les fripons et les contre-révolutionnaires
VIII.5 Jeunesse révolutionnaire
VIII.5.1 Les enfants et la Révolution
VIII.5.2 Les Bâtards
VIII.5.3 La Jeunesse dorée : imago du mauvais Enfant-Peuple
VIII.6 La Révolution culturelle
VIII.6.1 Piété religieuse et nouveaux symboles des Apôtres
VIII.6.2 Fêtes spontanées et confisquées
VIII.6.3 Le sang des Martyrs
VIII.7 Les Femmes et la Révolution
VIII.7.1 Les Femmes comme imago du mauvais Enfant-Peuple
VIII.7.2 Les ambivalences sexuelles de la Fraternité
VIII.7.3 Une expérience d’amour tragique
VIII.8 L’Enfant-Peuple entre la corruption et l’expiation
VIII.8.1 Corruption sociale et…
VIII.8.2 …fixation sur des pulsions partielles
VIII.8.3 À propos de l’élimination de la faction de Danton
VIII.9 La dislocation de la Fraternité
VIII.9.1 Reprise et extension de la violence révolutionnaire
VIII.9.2 La Fraternité en exil

IX. LE CORPS RÉVOLUTIONNAIRE ET SES FANTASMES
IX.1 Le corps “révolutionnaire”
IX.2 Du corps abject de Jean-Paul Marat
IX.3 Les aberrations révolutionnaires
IX.3.1 Les monstres
IX.3.2 Le bestiaire révolutionnaire
IX.3.3 Anthropophagie réelle et cannibalisme fantasmé
a) «La Révolution, comme Saturne, dévore ses enfants»
b) Décapitation publique et angoisse de la castration
IX.3.4 La métaphore de la maladie : les fièvres révolutionnaires
IX.3.5 Les aigris, les ratés et les fripons
IX.4 Le labyrinthe de la Terreur

X. ARCHAISME ET FUTURISME
X.1 La problématique toynbeienne
X.2 L’archaïsme
X.2.1 Le traditionalisme aristocratique
X.2.2 Le néo-classicisme romain
X.2.3 L’engouement romantique pour le Moyen Âge chrétien
X.2.4 Le Noble Sauvage et les Barbares
X.3 La philosophie de l’histoire de Herder
X.4 Romantisme et Révolution française
X.4.1 Les Girondins
X.4.2 Saint-Just : la rose entre les dents?
X.4.3 La nostalgie révolutionnaire
X.5 Le futurisme
X.5.1 Transcendance du futurisme
X.5.2 Régénération et création de l’homme nouveau



MORALISATION


I. ESSAIS SUR LA RÉVOLUTION
I.1 Abolitions et déplacements
I.2 Valeurs du mot révolution
I.3 L’idée dans l’air
a) …chez Montesquieu
b) …chez Rousseau

II. IDÉOLOGIES ET PRINCIPES
II.1 L’idéologie des Lumières
II.2 La relativité des principes
II.3 Le bonheur…
II.4 …c’est la propriété
II.5 Au comble du bonheur, la spéculation

III. LA VERTU COMME PRINCIPE DES RÉPUBLIQUES
III.1 La vertu comme modération
III.2 L’honnête homme et la méritocratie
III.3 Le cas Robespierre
III.4 L’honnête médiocrité et l’habile homme
III.5 La gloire nouvelle : l’utilité publique

IV. LA RÉVOLUTION MORALE
IV.1 La morale activiste de l’histoire
IV.2 Le mythe libéral de l’éducation
a) Condorcet et les Idéologues

V. TENDANCES
V.1 Mobilité des tendances révolutionnaires
V.2 Les luttes de races
V.3 Les luttes de classes

VI. LE SYSTEME IDÉOLOGIQUE
VI.1 Les deux aspirations
VI.2 La Liberté
VI.3 La Justice
VI.4 La Société comme Volonté générale
VI.5 Souveraineté populaire entre droit à l’insurrection et contrôle de l’État
VI.6 Le Contrat social
VI.7 La Représentation
VI.8 La Constitution
VI.8.1 La Constitution des États-Unis d’Amérique
VI.8.2 L’Assemblée constituante et la Constitution de 1791
VI.8.3 La République et la Convention
VI.8.4 Le Directoire et la fin de la Révolution
VI.9 L’Égalité
VI.9.1 Les biens nationaux et les assignats
VI.9.2 Le travail
VI.9.3 Les décrets de Ventôse
VI.10 Le Cosmopolitisme
VI.11 Le Nationalisme

VII. LES SUPPORTS IDÉOLOGIQUES
VII.1 Le despotisme éclairé
VII.2 Clubs et sociétés de pensée, la presse
VII.3 La Contre-Révolution

VIII. LA PRAXIS IDÉOLOGIQUE
VIII.1 La mystique du Sauveur
VIII.2 Fonction sociale de la religion et situation révolutionnaire
VIII.2.1 Utilisations opportunistes de la religion…
VIII.2.2 …et messianisme révolutionnaire mythique
VIII.2.3 À propos de l’élimination de la faction de Hébert

IX. LE SAUVEUR À LA MACHINE À EXPLORER LE TEMPS
IX.1 Praxis idéologique entre archaïsme et futurisme
IX.2 L’utopie d’une révolution anti-utopique
IX.3 Droit naturel et Histoire
IX.4 Historicisme
IX.5 Leçons de l’histoire
IX.6 La loi de répétitions historiques
IX.7 La Révolution comme machine à explorer le Temps
IX.7.1 Une solution archaïste : la réforme Maupeou (1771)
IX.7.2 Une solution futuriste : la réforme Turgot (1775)
IX.7.3 Réaction et rébellion dans les colonies libérées d’Amérique
IX.7.4 La révolution nobiliaire et la solution des États généraux (1789)
IX.7.5 Une solution futuriste : la journée des Tuiles (7 juin 1788)
IX.7.6 Une solution archaïste : la constitution civile du clergé
IX.7.7 Une solution archaïste : la révolution paysanne selon Georges Le- fèvre
IX.7.8 «Louis, Empereur!»
IX.7.9 Le plan Mirabeau
IX.7.10 Entre archaïsme et futurisme : la commune populaire
IX.7.11 Thermidor et la révolution réactionnaire
IX.7.12 La conjuration des Égaux et la réaction révolutionnaire
IX.7.13 Le Romantisme

X. LE SAUVEUR AU GLAIVE
X.1 Du salut public à la dictature
X.2 Fonction de la violence révolutionnaire
X.2.1 La violence intérieure : la Terreur
X.2.2 La violence extérieure : la guerre révolutionnaire

XI. L’UTOPIE IDÉOLOGIQUE DE L’ÉTAT UNIVERSEL D’OCCIDENT
XI.1 De la Révolution à l’État universel
XI.2 Confusions ultimes
XI.3 Contributions de l’ère révolutionnaire à l’État universel occidental
a) Les départements
b) Capitale
c) Langue et écriture officielles
d) Lois
e) Calendriers; Poids et mesures; Monnaie
f) Administration publique
g) Citoyenneté

X.II. LA RÉVOLUTION FRANÇAISE: BILAN ET SAUT QUALITATIF DE LA PSYCHOLOGIE MORALE OCCIDENTALE

L’ERE DES RÉVOLUTIONS DANS LA CONSCIENCE HISTORIQUE OCCIDENTALE:
LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
I Fiction démocratique
II Idolâtrie d’une institution éphémère


ANNEXE

DES RÉBELLIONS DU BAS-CANADA DE 1837-1838 COMME EXEMPLE DE RÉVOLUTIONS AVORTÉES
HISTORICITÉ
I. Une historicité insaisissable, symptôme d’une révolution avortée
II. Logiques de la Rébellion
II.1 La logique des nécessités
II.2 La logique des contingences
II.3 Logique révolutionnaire de la Contre-Révolution
III. Dysfonctions bas-canadiennes
IV. Perte et restauration du sens de l’unité

SIGNIFICATION
I. La problématique symbolique des rébellions bas-canadiennes
II. Le conflit des imagos familiales
II.1 Père et Mère honoreras
II.2 Les Canadiens errants…
III. Angoisse Play
IV. Archaïsme et futurisme
MORALISATION
I. Le Bas-Canada entre américanité et européanité
II. La morale activiste contre les structures sociales
III. La praxis idéologique entre réminiscences américaines et méfiances françaises
IV L’utopie idéologique bas-canadienne

Bibliographie de l’annexe
BIBLIOGRAPHIE

Prise de la Bastille, 14 juillet 1789

HISTORICITÉ

II.2 LE RYTHME DES RÉVOLUTIONS
Ce passage de l’individualité privée à l’individualité collective n’est pas seulement qu’un mode nouveau d’organisation sociale qui évincerait les anciens groupes d’appartenance vieillis. Ce n’est pas non plus cette dichotomie kantienne entre espace privé et espace public. Il s’agit d’une mutation de la représentation sociale, dont la crise, politique ici – comme elle avait été artistique ou cosmologique auparavant -, fut le fer de lance : la révolution nationale. Ce n’est là qu’une de ces nombreuses lamelles en lesquelles la Révolution française n’a cessé de se décomposer au cours de l’évolution de l’historiographie : révolution bourgeoise chez les historiens libéraux et marxistes; révolution aristocratique chez Mathiez et Chaussinand-Nogaret; révolution paysanne chez Georges Lefebvre; révolution culturelle chez Bianchi et Vovelle; révolution féministe aussi pour Hunt; conflit de générations enfin : cette multiplication des «voies» révolutionnaires rassemblées sous le nom usuel de Révolution française montre surtout la complexité d’un événement donné pour acquis par le mythe national républicain que la prolifération des problématiques de l’historiographie actuelle a fait éclater. Des vertiges baroques, «l’accélération de l’histoire» précipite l’historien lui-même au cœur de la tourmente révolutionnaire.

Le rythme en quatre étapes suggéré par Brinton ne tient pas compte de ces multiples voies révolutionnaires, aussi se borne-t-il à uniformiser l’ensemble des phases des régimes politiques nouveaux. La création d’une nouvelle identité collective ne saute pas aux yeux de celui qui, avant tout, cherche à départager le moderne de l’ancien. Les étapes de la révolution ne peuvent maintenir de correspondances selon les nouveaux types de révolution dégagés sur le tronc commun national : anglais, américain, français ou russe. Le nombre des phases ou étapes doit être réduit au minimum pour bien suivre ce passage du geste individuel, la spontanéité révolutionnaire, à l’agrégat des individus en micro-sociétés, clubs, sociétés de pensée, etc. c’est-à-dire la création des corps révolutionnaires, courroies de transmission, enfin l’établissement d’un gouvernement révolutionnaire qui canalise avant d’y mettre fin les mouvements agités par les factions, corruption des groupes d’intérêts et anarchie des sections populaires. La normalisation de la révolution n’ira pas, comme dans le Mexique du XXe siècle, jusqu’à créer un Parti Révolutionnaire Institutionnel (1945), mais le régime issu des troubles s’imposera comme nouveau gouvernement légitime en démontrant sa capacité à assurer et à maintenir l’ordre, réduire les frictions, contenir les interventions étrangères tout en relançant la prospérité économique. Ainsi l’établissement du gouvernement fédéral américain en 1789 et du Directoire issu de la dissolution de la convention thermidorienne en 1795, apparaissent comme autant de réactions dans le rythme suggéré par Brinton. La fin d'une révolution apparaît une réalité lorsque les révolutionnaires professionnels finissent par stabiliser le régime nouveau d'une part en réprimant les forces vives qui poussent encore de l'avant, d'autre part en reconstituant une société différenciée selon des critères économiques (producteurs, salariés, rentiers) ou politiques (citoyens, propriétaires, locataires).

II.2.1 LA SPONTANÉITÉ RÉVOLUTIONNAIRE
La spontanéité des soulèvements - ce coup de tonnerre dans un ciel serein -, son imprévisibilité, son improvisation même, sa charge émotive de fureur et d’enthousiasme énergique, galvanisant jusqu’à la partie la plus paisible et la plus passive de la population, la bourgeoisie, voilà ce qui marque l’imagination des contemporains comme des historiens. L’imaginaire de la Révolution, c’est d’abord cela : le soulèvement populaire déclenché furioso. Les épisodes du massacre de Boston (5 mars 1770) et de la plus célèbre Boston Tea Party (16 décembre 1773), à l’origine de la Révolution américaine, impressionnaient déjà les contemporains des deux continents. Dans le premier cas, il ne s’agissait pourtant rien de plus qu'«un malheureux concours de circonstances» (les officiers britanniques tirèrent du fusil sur une foule qui leur lançait des boules de neige; une sorte d’Intifada avant la lettre), alors que dans le second, il y alla déjà «d’une manifestation de violence savamment organisée».1 L’effet ne s’en révélait pas moins accompli sur les imaginations que maintiendra une historiographie patriotique, y ajoutant des épisodes héroïques, telle la chevauchée de Paul Revere et la bataille de Bunker Hill. La spontanéité révolutionnaire portait en elle la fraîcheur du geste collectif improvisé, non orientée, qui tranche sur le cours ultérieur de la révolution, cours assumé par les professionnels de la révolution. Nous la saisissons toujours comme l’aube, le matin prometteur d’une journée ensoleillée, la naissance d’un monde nouveau ou la renaissance d’un monde ancien transformé que traduira la rhétorique de la régénération ou de l’homme nouveau. Même les opposants à la révolution étaient obligés de le constater : «Le contre-révolutionnaire Mallet du Pan reconnaît que toute révolution exige de l’enthousiasme et que la démocratie, née de la révolution, “électrise le plus fortement et généralise le plus vite les passions”. Personne ne le conteste en 1793. “S’il n’y avait pas eu des hommes ardents, si le peuple lui-même n’avait pas été violent, il n’y aurait pas eu de révolution”, affirme Danton, qui ajoute : “Il faut de l’exaltation pour fonder les Républiques”. Barnave n’est pas moins affirmatif. “La République, dit-il, subsiste par les passions du cœur, et les Français ne connaissent que les passions de la tête.” Il explique, ou croit expliquer ainsi, pourquoi la Révolution française finit par aboutir à la République, et que cette république ne peut se maintenir».2
 
Étudiant la prise de la Bastille, Jacques Godechot observe que «le rassemblement révolutionnaire peut avoir une efficacité qu’il était difficile aux spécialistes du maintien de l’ordre de soupçonner. En cas de succès, les membres du rassemblement se sentent solidaires, ils ont tendance à former entre eux des associations permanentes pour maintenir les résultats qu’ils ont obtenus. Ainsi, du rassemblement révolutionnaire occasionnel, passe-t-on à la révolte organisée».3 Il décrit ainsi le processus révolutionnaire de base le plus simple. La spontanéité doit être organisée, mais avant de se demander par qui, il faut bien voir combien elle marque l’impression de violence de tout mouvement révolutionnaire, presque autant que la violence institutionnalisée (la Terreur). Elle étonne même les parisiens, qui «passaient pour une population douce, amollie, bonne enfant. Que ce peuple devint tout à coup une armée aguerrie, rien n’était moins vraisemblable»,4 aime à s’étonner Michelet. Il évite pourtant de sombrer dans la nécrose dans laquelle sombrera Taine et son école, pour qui ces Parisiens en colère n'étaient qu’un ramassis d’ivrognes et de brigands. Bien au contraire, et c’est là toute la force de l’historiographie de Michelet, d’avoir su magnifier, selon le ton romantique si cher à Victor Hugo, ce peuple en colère; d’avoir su résister à l’impression première de violence déchaînée pour conserver au peuple, au détriment même de ses meneurs, la part déterminante de l’intrigue révolutionnaire. Dans la Préface (1847) de son Histoire de la Révolution, il tient à le souligner formellement à l’esprit de ses lecteurs qui ne s’en apercevrait pas : «Une autre chose que cette histoire mettra en grande lumière et qui est vraie de tout parti, c’est que le peuple valait généralement beaucoup mieux que ses meneurs. Plus j’ai creusé, plus j’ai trouvé que le meilleur était dessous, dans les profondeurs obscures. J’ai vu aussi que ces parleurs brillants, puissants, qui ont exprimé la pensée des masses, passent à tort pour le seuls acteurs. Ils ont reçu l’impulsion bien plus qu’ils ne l’ont donnée. L’acteur principal est le peuple. Pour le retrouver, celui-ci, le replacer dans son rôle, j’ai dû ramener à leurs proportions les ambitieuses marionnettes dont il a tiré les fils, et dans lesquelles, jusqu’ici, on croyait voir, on cherchait le jeu savant de l’histoire. Ce spectacle, je dois l’avouer, m’a frappé moi-même d’étonnement. À mesure que je suis entré profondément dans cette étude, j’ai vu que les chefs de parti, les héros de l’histoire convenue, avait ni prévu, ni préparé, qu’ils n’ont eu l’initiative d’aucune des grandes choses, d’aucune spécialement de celles qui furent l’œuvre unanime du peuple au début de la Révolution. Laissé à lui-même, dans ces moments décisifs, par ses prétendus meneurs, il a trouvé ce qu’il fallait faire et l’a accompli. Grandes et surprenantes choses!».5 Chaque fois pourtant que Michelet aurait pu se trouver en présence de la spontanéité populaire, que ce soit lors des terribles journées de Juin 1848 ou de l’affreux épisode de la Commune de Paris de 1871, à la fin de sa vie, il avait toujours cette chance de se trouver à l’extérieur de la capitale.

Taine, lui, fut autrement traumatisé et sa peur transformée en névrose obsessionnelle le porta à écrire d’horribles choses sur ce peuple devenu soudain foules bestiales et démentes. Moins hystériques mais non moins hargneux, ses héritiers menés par Jacques Bainville (1879-1936), réduisent l’ampleur des soulèvements et des journées révolutionnaires à «de petites affaires de quartier, qu’avec un peu de méthode, d’adresse et d’énergie, il était possible de mettre les émeutiers en échec».6 Pour Pierre Gaxotte (1895-1982), il s’agit avant tout, tel le coup d’État de Brumaire, «comme toutes les entreprises humaines, qu’une suite de hasards, d’incertitudes et de volontés contraires».7 Observations que leurs cousins furetiens confirment lorsque le choix de la Bastille, dans le livre de Furet et Richet, apparaît comme un objectif spontané et improvisé.8
 
Les études de George Rudé sur les foules révolutionnaires ont fini par mettre des noms sur ces émeutiers et, loin d’être ces ivrognes de Taine ou cette richesse de cœur dont parle Michelet, ils se sont avérés d’honnêtes pères de famille, plutôt issus de la petite bourgeoisie, accompagnés de travailleurs et de paysans formant la masse de la société. Dans Histoire et conscience de classe, le théoricien marxiste hongrois Georges Luckács, un authentique professionnel de la révolution celui-ci, essaie de situer la place de la spontanéité révolutionnaire dans une société industrielle où la ligne de partage entre bourgeoisie et prolétariat est plus nette qu’à la fin du XVIIIe siècle : «Situant la spontanéité au niveau des “luttes et des misères élémentaires des masses”, il la montre à l’œuvre dans la constitution des prolétaires en classe, au travers d’une “lutte sociale incessante, commençant par les actes spontanés et inconscients de défense désespérée et immédiate” […] Lukács débouche presque aussitôt sur le problème de l’organisation révolutionnaire, trop souvent opposée, à tort, à la spontanéité : le parti révolutionnaire “organise” moins la révolution qu’il ne la révèle à elle-même; parfois “à la traîne” dans ses mots d’ordre et ses plans d’action par rapport à la “spontanéité agissante” des masses, il est, du moins, le lieu organisé de leur “confiance” - “par le sentiment des masses que le parti est l’objectivation de leur volonté la plus intime, quoique pas encore entièrement claire pour elles-mêmes, la forme visible et organisée de leur conscience de classe”».9 De cette théorie, le sociologue Decouflé identifie deux niveaux de la spontanéité populaire : «A) À un premier niveau d’immédiateté et de quotidienneté, la spontanéité collective peut apparaître comme “l’effervescence sociale” en actes, si souvent invoquée par les sociologues. L’observateur dénué de présupposés partisans enregistre un nombre considérable de mouvements révolutionnaires qui apparaissent brusquement, sans préparation ou prélude particuliers, et, ce qui est plus singulier encore sans leaders. B) À un second niveau, qui ressortit tout à la fois au quotidien et à la durée révolutionnaire, la spontanéité collective s’apprécie, en effet, en termes de capacité à engendrer des formes spécifiques d’organisation…».10

II.2.2 LES CORPS RÉVOLUTIONNAIRES
Si la spontanéité révolutionnaire est cet accident impromptu de l’histoire que se plaisent à dénoncer Bainville ou à théoriser Lukács, l’organisation, elle, est dans un rapport de nécessité historique avec la continuité de la révolte en révolution. Elle en marque la fin dans la mesure où l’organisation tue la spontanéité et la prolonge à la fois; lorsqu’il s’agit de mettre de la consistance idéologique à une flambée émotionnelle. Ici, les interprétations divergent au point qu'elles ne cesseront de s’éloigner les unes des autres. Commandée par son option idéologique réactionnaire et monarchiste, pour Bainville, les corps révolutionnaires ne font que poursuivre l’improvisation de l’émeute. Ainsi, «l’extrême confusion de cette période montre plutôt que les hommes de la Révolution prenaient des décisions de circonstances».11 C’est là une position extrême que peu d’historiens oseront retenir; elle parasite pourtant bien d’autres interprétations qui tiennent l’organisation des corps révolutionnaires comme essentielle à nourrir l’émeute d’idéologies politiques justificatives ou de praxis stratégiques opportunistes. Pour Denis Lacorne, l’interprétation de la Révolution américaine de Boorstin suivrait une logique historique pas très différente de celle de Bainville : «Boorstin, comme les historiens progressistes avec qui il est pourtant en désaccord profond, accorde peu de poids aux idéologies. Il croit au caractère profondément amoral et irréfléchi de l’entreprise de rénovation politique des Fondateurs. Rien, d’après lui, n’a été sciemment voulu par les Framers dont le projet de constitution n’était que le fruit du hasard, le produit de “la force des circonstances” ou encore le résultat “d’opportunités heureuses”. tout est affaire d’opportunisme dans la révolution américaine, à tel point que les “hommes de la liberté” ne sont jamais en mesure de développer une philosophie de la vie qui soit véritablement la leur, autonome, critique et réflexive. L’Américain ne se pense pas, il se pense à travers les plaisirs de la vie; il s’adapte aux circonstances et il attend toujours que du jeu des passions qui règle sa vie quotidienne surgisse comme par enchantement le bien public. En réaliste, il est incapable de distinguer “ce qui est” de “ce qui doit être”. Indifférent aux idées, incapable de définir une quelconque sagesse politique, l’Américain peut tout exporter sauf un message politique. C’est pourquoi l’Amérique n’a jamais su produire de philosophes de la stature d’un Hobbes ou d’un Rousseau. Et puisque tout se réduit à des questions constitutionnelles, l’Amérique est le pays où “les avocats prennent la place des philosophes”. […] [Il] voit là la marque de l’inimitable génie du peuple américain : son pragmatisme, une capacité exceptionnelle à adapter ses institutions aux circonstances, à faire coller ses idées aux faits, à mouler littéralement l’État sur les formes de la société civile. S’il y a une sagesse américaine, elle consiste à “s’en remettre aux faits de la vie”, à laisser évoluer les institutions “selon les besoins de l’environnement” et surtout à éviter les idéologies, c’est-à-dire, “les imbécillités, divagations et [autres] délires cosmiques”. Le génie des révolutionnaires américains, d’après Boorstin, c’est leur médiocrité. En rabattant leur idéal politique sur leurs intérêts privés, les Fondateurs réussissaient à s’effacer de l’histoire, ils faisaient de l’histoire, leur histoire, un procès sans sujets».12

De l’opportunisme à la corruption, le pas est vite franchi, …et voici la démocratie jacksonienne qui pointe à l’horizon, celle que Tocqueville observe lors de son célèbre voyage. L’opportunisme politique, c’est la suite normale d’une émeute qui se transforme au gré des hasards et se voit rapidement provoqué par des personnalités ou des organismes qui la récupèrent à des fins particulières. C’est ensuite que la récupération se transforme en pure corruption. L’organisation révolutionnaire vise précisément à éviter ce détournement mais finit fatalement par y succomber. L’émeute spontanée cesse d’être rébellion ou vandalisme pour devenir opération politique concertée. Le processus américain décrit par Boorstin nous montre comment les Framers ont évacué la démocratie directe pour passer directement à un gouvernement civil conservateur. En France, les Constituants de 1789 se sont montrés plus idéalistes, moins opportunistes et aussi, moins paresseux - c’est là le plus bel hommage qu’on puisse leur rendre - et, de 1790 à 1791, ont discuté des formes du gouvernement à la fois démocratique et conservateur mais sans l’écarter des désirs de la foule manifestant au 14 Juillet : «Ces luttes opposaient, sur le plan des principes, la théorie du gouvernement représentatif et la doctrine de la démocratie directe. Celle-ci fut en partie élaborée et diffusée par les dirigeants des cordeliers, qui créèrent alors les points principaux de la future idéologie de l’an II : souveraineté de la section, rappel des députés, solidarité des sections, droit d’insurrection, droit de référendum, responsabilité des représentants afin qu’ils n’usurpent pas la souveraineté populaire, symbolisme de l’œil de surveillance circonscrit dans le triangle maçonnique».13

Les débats de la Constituante n’ont pu empêcher la spontanéité révolutionnaire de se radicaliser par le soin des corps intermédiaires qui entravèrent ainsi la consolidation d’un gouvernement, ce que révèle l’échec déplorable de la Législative en 1792. À vrai dire, la dynamique de l’histoire était du côté de la démocratie directe, et cela dès les lendemains du 14 juillet 1789. La convocation des États généraux avait amené l’organisation de 60 districts électoraux créés par le règlement royal du 13 avril 1789 et réorganisés par la loi municipale du 21 mai-27 juin 1790 qui ramenait les districts au nombre de 48. C’est cette subdivision de Paris en 60 bureaux de vote qui, «à l’origine, devaient se réunir une seule et unique fois, fut rendu permanente […] : À la veille du 10 août 1792, les sections arrachèrent à l’Assemblée le droit de se réunir en permanence; et après le 10 août, non plus seulement ceux qui payaient un “cens” mais tous les citoyens y furent admis»,14 jusqu’à ce que les 48 sections de Paris disparaissent le 19 Vendémiaire an IV. La constitution de la Commune insurrectionnelle de Paris au soir du 9 août 1792 fut le corps révolutionnaire intermédiaire le plus important entre les sections et les clubs (des Jacobins, des Feuillants ou des Cordeliers) et le gouvernement révolutionnaire (la Législative et la Convention). C’est sa mise à mort, avec le 9 Thermidor an II, qui fait de la chute de Robespierre le point ultime de l’action spontanée des masses ne laissant dans sa queue que quelques mouvements déjà condamnés à l'échec (l'émeute de Prairial, la conjuration des Égaux, la conspiration des poignards).

Aux organismes institués par les gouvernements s’ajoutent donc ces nouveaux corps démocratiques autonomes, créés sur l’initiative populaire «(devant le “péril” contre-révolutionnaire, et, parfois, “au milieu de scènes de violence”), dans leur organisation improvisée (qui repose, pour l’essentiel, sur la présence en leur sein de “sans-culottes éprouvés”), enfin dans leurs compétences indifférenciées : “organisations de combat contre les modérés”, ils sont aussi corps d’administration parallèle (surveillance des étrangers, délivrance des cartes civiques” destinées à dénombrer les vrais “patriotes”, arrestation “de toutes personnes trouvées sans cocardes” tricolores, et aussitôt soupçonnées de menées contre-révolutionnaires, etc.)».15 La spontanéité populaire passe alors dans l’activité de ces sections et des clubs militants. «À Paris, A. Soboul estime à 8 ou 9% en moyenne le taux des Parisiens adultes qui fréquentent les sections entre 1792 et 1793. Un taux qui s’abaisse rarement au-dessous des 5%, mais ne dépasse jamais 20% […] [D]ans sa phase la plus active, la Révolution a été l’affaire d’un sur dix des adultes urbains. Mais à bien y réfléchir; n’est-ce point là un taux de politisation qui n’a rien de médiocre?».16 Les sections, qui servirent de trait-d’union entre la Commune insurrectionnelle (1792) et le gouvernement révolutionnaire (le Comité de salut public), s’imposèrent un encadrement qui devait assurer l’efficacité de la Révolution. Robespierre fixait aux sections patriotiques trois objectifs : discuter les lois à faire, s’éclairer sur les lois qui sont faites, surveiller tous les fonctionnaires publiques. C’était là sa façon d’encourager la démocratie directe sans mettre le gouvernement à la merci des caprices du peuple. Cette surveillance étroite et cette critique politique des sectionnaires étaient tout ce qu’il y avait de plus sérieux : «Disposant de la force armée et nommant leurs officiers, s’administrant elles-mêmes, élisant leurs magistrats et leurs comités, les sections constituèrent alors à l’intérieur de la capitale autant d’organismes autonomes. Par la correspondance en temps normal, en période de crise par la fraternisation, les organisations sectionnaires tendaient à l’unification du mouvement populaire […]. Porté au pouvoir pour assurer la défense nationale et le salut de la révolution bourgeoise, le comité de salut public ne pouvait longtemps tolérer l’existence d’un mouvement populaire échappant à son contrôle».17
 
Pour les historiens contre-révolutionnaires, ces corps sont des parasites du gouvernement, même révolutionnaire. Ils perpétuent cet anarchisme chronique propre à l’insurrection populaire. Leurs principales activités consistent à discourir, à envenimer les débats, à énerver le gouvernement : «L’activité révolutionnaire par excellence, rappelle Furet, tient dans la production de la parole maximaliste, par l’intermédiaire d’assemblées unanimes mythiquement investies de la volonté générale. À cet égard, toute l’histoire de la Révolution est marquée par une dichotomie fondamentale. Les députés font des lois au nom du peuple, qu’ils sont censés représenter; mais les hommes des sections et des clubs, figurent le peuple, sentinelles vigilantes chargées de traquer et de dénoncer tout écart entre l’action et les valeurs, et de réinstituer, à chaque instant, le corps politique. La période qui va de mai-juin 1789 au 9 Thermidor 94 n’est pas caractérisée, du point de vue intérieur, par le conflit entre la Révolution et la Contre-Révolution, mais par la lutte entre les représentants des Assemblées successives et les militants des clubs pour occuper cette position symbolique dominante qu’est la volonté du peuple».18 Pour Furet et Richet, les beaux-frères, les corps révolutionnaires entretiennent les illusions qui obligent les politiques gouvernementales à toujours se radicaliser davantage et à converger vers le totalitarisme (la Terreur). Ils travailleraient à créer un unanimisme politique et social à tout prix (c'est ici qu'on pressent le jugement de Tocqueville sur le despotisme à la manière américaine), se sentant défaillant et menacés par les menées contre-révolutionnaires et l’indifférence du grand nombre, car «plus on se sent minoritaire, plus on tient à l’affirmation du “consensus”, et finalement il y a transfert de l’impossible persuasion à la possible coercition».19 La critique et la surveillance des sections ne sont pas des fantasmes des historiens de droite, là encore Mathiez le confirme à propos de l’assaut des Tuileries : «l’insurrection du 10 août, toute différente des précédentes, n’a pas été seulement dirigée contre le trône. Elle a été un acte de défense et de menace contre l’Assemblée elle-même qui vient d’absoudre le général factieux Lafayette et qui a désavoué formellement les pétitions pour la déchéance. Une situation nouvelle a été créée. Un pouvoir révolutionnaire est apparu en face du pouvoir légal…».20 Mais quand le radicalisme s’en prend à la portion libérale et grande bourgeoise de la Convention, c’est-à-dire lors du coup de force des 31 Mai-2 Juin 1793, la menace de Mathiez se transforme en profanation pure et simple de la représentation démocratique : «le 2 juin porte un coup très grave au parlementarisme. Malgré Danton et la plupart des Montagnards, la Convention n’a pas subi seulement l’“insurrection morale” dont parlait Robespierre, elle s’est trouvée matériellement prisonnière; pour la première fois, la force armée s’est tournée contre la représentation nationale, et peu importe que cette force soit plébéienne avant d’être prétorienne! Le mécanisme déclenché le 2 juin contient en lui, comme l’a compris Michelet, “et Fructidor et Brumaire”. En ce sens, ce ne fut pas seulement une défaite de la Gironde, mais une défaite de la Révolution».21 Pour Furet, cette profanation de la représentation nationale est pire que le renversement du Roi : «Scène capitale, où se joue pour la première fois avec une netteté d’épure le face à face de la représentation nationale et de la démocratie directe, incarnée dans la force brute du petit peuple et de ses canons. La représentation cède-t-elle à la force ou au peuple constituant? Aux deux à la fois : si elle n’a pas d’autres choix, dans l’instant, que de s’incliner devant l’artillerie d’Hanriot, elle a aussi une légitimité trop récente et trop fragile pour donner le poids nécessaire au sentiment d’obéissance à la loi. Née le 10 août, qui a brisé la Constitution de 1791, qu’a-t-elle de plus légitime que ce peuple qui l’a portée au pouvoir? […] Ce trait existait déjà dans la journée du 10 août, qui avait donné congé à la fois au roi et à l’Assemblée législative. Mais il était marqué que le renversement de la monarchie, terme véritable de la victoire de la Révolution sur l’Ancien Régime. La prise des Tuileries avait effacé la violence faite à l’Assemblée : recommencement de ce que 1789 n’avait su faire jusqu’au bout, elle pouvait se draper dans la légitimité de la Révolution et dans son redoublement nécessaire. Mais moins d’un an après, le 2 juin 1793, il n’y a plus de roi à vaincre. C’est la Convention elle-même, élue au suffrage universel, qui doit baisser son drapeau devant les sections parisiennes et leurs canons. C’est la représentation nationale qui est vaincue, elle qui est chargée de faire la nouvelle Constitution de la République et qui vient de commencer à en débattre. La Révolution n’a plus de fin dans la loi…».22

Pour un temps de son historiographie, c’est là que la Révolution dérape. Le fait est loin d’être insignifiant. Mais bientôt, le gouvernement révolutionnaire, amoindri ou contesté, ne s’en laissera plus imposer. Les Enragés de Jacques Roux, de Varlet et de Leclerc, les pétitionnaires de septembre 1793 s’en rendront vite compte avant la fin de l’année, et surtout le club des Femmes Républicaines révolutionnaires : «En novembre 1793 les femmes ont été les premières victimes d’un conflit où s’affrontaient deux conceptions irréductibles de la vie politique : celles des Montagnards, ou des Jacobins, qui voulait sauver à tout prix la légalité (fût celle de la Terreur), et celle qui visait à la démocratie directe, appuyée sur les organisations sectionnaires en particulier».23 Face à ces corps essentiellement populaires, on trouvait aussi des corps révolutionnaires intermédiaires propres à la bourgeoisie : les clubs et sociétés de pensée : «La tradition révolutionnaire française pratique une catégorie particulière de corps révolutionnaires, à la jointure des “sociétés populaires” et des “comités insurrectionnels”: les clubs. Ils se multiplient dès 1789, autour de sociétés pilotes : Feuillants, Jacobins, Cordeliers. Ils réapparaissent en 1848 et en 1871. Le Club des Jacobins reste leur incarnation la plus fameuse. Né en mai 1789, pendant la réunion des États généraux, d’un “Club breton”, lui-même à l’origine simple mode commode de réunion d’élus, il s’érige, dès novembre en institution permanente et autonome par rapport à l’Assemblée constituante. Il établit bientôt des liaisons régulières avec plusieurs “sociétés” de province. Des motions sont élaborées et votées en son sein, puis transmises à la Constituante qui les prend souvent pour fondement de ses propres délibérations. Loin d’être un simple “groupe de pression” comme le qualifierait une terminologie approximative, le Club des Jacobins est à la fois le haut lieu de la vigilance révolutionnaire, le réceptacle des discours sur la rigueur de la révolution, le temple où les leaders reçoivent une consécration indispensable à l’établissement de leur emprise sur le cours profond de la révolution […]. Les Jacobins sont aussi essentiellement, une assemblée parallèle de “gérants” et une école de formation de futurs dirigeants. Ils n’aspirent guère en revanche à constituer un corps proprement populaire, et l’exaspération de la révolution mettra bien au jour leur caractère fermé. Alors se constitueront, en 1793 surtout, des clubs de recrutement beaucoup plus populaire, comme les Cordeliers, que Jacques Roux, le “Curé rouge” qualifiera de “sentinelles de la chose publique”, et qui inspireront certaines des mesures les plus radicales de la terreur».24 Mais qu’importe l’issue du destin de ces corps révolutionnaires, bourgeois ou populaires, ils marqueront pour toujours le processus révolutionnaire dans l’imaginaire historique.


II.2.3 LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE
Nous voici à la troisième phase du rythme structurel des révolutions, celle où la révolution triomphe en s’institutionnalisant : «Le 26 janvier 1794, écœuré de la Terreur, le Comité de Salut public écrit à son “représentant en mission” dans le Calvados, dont il craint les excès de zèle : “Il s’agit moins aujourd’hui de révolutionner que de monter le gouvernement révolutionnaire.” La formule est d’une force singulière, et caractérise assez bien le destin de la révolution en voie d’institutionnalisation : devoir se séparer d’elle-même, de la spontanéité populaire qui lui donne sa légitimité et sa toute-puissance de souveraineté sauvage, pour s’organiser en pouvoir apte à garantir survie et progression du projet révolutionnaire. L’historien porte témoignage de l’impuissance des processus d’institutionnalisation spontanée (comités populaires… etc.) à éviter soit leur propre dissolution dans une quotidienne anarchie (au sens propre du mot), soit leur déviation, même si subsistent les appellations originaires, en pouvoirs justiciables de l’analyse de sociologie politique la plus classique : organes permanents dotés de l’appareil de la violence organisée (contrainte) et l’exerçant tout à la fois contre leurs mordants et contre leurs adversaires, dans le dessein conjoint de se perpétuer eux-mêmes en tant que pouvoirs, jugés à leurs propres yeux indispensables au triomphe de la révolution. De là que les rigueurs du pouvoir révolutionnaire s’exercent sans répit ni pitié contre les excroissances (spontanées ou provoquées) de la révolution elle-même : nul groupe ni “faction du peuple” ne peut se prétendre plus révolutionnaire que la révolution officielle, et aucune révolte contre la révolution n’est acceptable. La révolution est exclusive de la révolte à partir du moment où elle se reconnaît elle-même comme révolution…».25

C’est ici que l’urgence politique s’impose à la théorie des révolutions. Un ordre doit s’imposer sur la spéculation et l’expérimentation. Une hégémonie doit se réinstaurer : «Therefore the social consequences of a revolution are not necessarily shaped by the conscious or unconscious desires of those who started it, but more likely by the desires of those who come into control of it later stages of its development».26 Dur constat : toutes les attentes ne peuvent être comblées. Le désenchantement de la Révolution y puise son amertume : «L’exercice du pouvoir révolutionnaire a tôt fait de rompre le charme du rêve de la révolution, celui d’un gouvernement à la fois rigoureux et par où gouvernants et gouvernés ne se distingueraient plus, confondus qu’ils seraient dans la totalisation du projet révolutionnaire en actes».27 C’est le début de la défervescence, la phase thermidorienne selon Brinton : «Tant que les Assemblées s’appuient sur la force populaire, elles sont actives et puissantes, note Trahard; lorsque, après le 9 Thermidor, un fossé se creuse entre le peuple et la Convention déchue, la République entre en agonie et la démocratie est menacée. La Révolution, qui a besoin du contact étroit, permanent, avec le peuple, est à demi brisée».28 Pour Bainville, tout ce qui précédait cette chute de tension n’avait été qu’une sombre manipulation machiavélique : tant que «la majorité avait besoin de la rue : elle laissa toujours des possibilités à l’émeute».29

Pourtant, nous sommes en plein cœur de la période épique de la Révolution, l’an II. Jamais la Révolution n’ira plus loin sur la voie de l’égalité sociale et de la démocratie directe. Jamais les contradictions ne seront aussi plus aiguës, les factions irréconciliables : «Le problème était de savoir qui détiendrait le pouvoir. Les sans-culottes - ou quelque soit le nom que nous choisissions de leur donner - déclaraient exercer un pouvoir souverain au nom de la “démocratie directe”. Les députés étaient de simples mandataires, qui avaient des comptes à rendre en cette qualité. Déclaration qu’ils étayèrent en exerçant effectivement le pouvoir et en “légiférant” par le biais d’institutions qu’ils avaient créées et qui n’étaient responsables ni devant le gouvernement central ni devant les autorités qui en dépendaient».30 Ni les clubs, ni le gouvernement révolutionnaire ne survivront à ces contradictions que Georges Lefebvre trace en une page condensée : «Reste à signaler l’aggravation, au cours de cette période, des contradictions internes qui allaient contribuer si puissamment à ruiner le gouvernement révolutionnaire. La majorité de la Convention ne pardonna jamais aux Montagnards d’en avoir appelé aux sans-culottes pour la contraindre, le 2 juin 1793, à exclure les Girondins. Si elle consentait aux Comités une autorité sans cesse croissante, aussi longtemps que la victoire demeurait incertaine, ce n’était qu’à regret. Le pouvoir législatif ne voit jamais l’exécutif amplifier ses attributions et son influence sans le jalouser; à présent que les Comités disposaient de la “force coactive”, ne maîtriseraient-ils pas l’assemblée par la crainte, de telle sorte qu’ils se soustrairaient en fait à son contrôle? L’exécution des Girondins laissa aux représentants une seconde inquiétude : permettraient-ils qu’à l’avenir les Comités fissent arrêter l’un d’eux pour exiger ensuite sa mise en accusation sans que la Convention l’entendit et prit connaissance du dossier? En brumaire, l’emprisonnement d’Osselin avait provoqué une chaude escarmouche où le Comité de salut public ne l’emporta pas sans peine. Ultérieurement, il ne rencontra plus de résistance avouée : Delaunay, Chabot, Basire, un peu plus tard Fabre d’Églantine, et finalement Danton et ses amis furent arrêtés préventivement et décrétés d’accusation sans avoir été admis à s’expliquer devant leurs collègues. Mais, dans une assemblée ainsi décimée, la susceptibilité doctrinale céda la place au souci de la sécurité personnelle…».31

De l’été 1792 à l’été 1794, le sort de la Révolution (et des révolutionnaires) se joua à travers de continuels affrontements que tout livre racontant l’histoire de la Révolution énumère en autant d’épisodes aux accents dramatiques, voire tragiques. Le Gouvernement révolutionnaire a un but : canaliser tout mouvement populaire spontané et tendant à l’anarchie vers l’encadrement des lois et le respect des propriétés. Aux massacres improvisés des prisons en septembre 1792, le gouvernement proposera la création d’un tribunal révolutionnaire, le 10 mars 1793, et Danton de proclamer : «Soyons terribles pour empêcher le peuple de l’être!» «Comme toute autre pratique révolutionnaire, la terreur évolua, de 1789 à 1794, de la spontanéité populaire à l’institution, pour finir en pratique gouvernementale et en violence d’État», note Soboul.32 D’où, la toute aussi célèbre réplique de Robespierre : «Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement révolutionnaire est à la fois la terreur et la vertu : “la vertu sans laquelle la terreur est funeste : la terreur sans laquelle la vertu est impuissante…”».33 C’est-à-dire que «le gouvernement révolutionnaire est un gouvernement de guerre : sa théorie, selon Robespierre le 5 nivôse an II, est aussi neuve que la révolution qui l’a amenée. Elle repose sur la distinction entre constitution et révolution. “Le but du gouvernement constitutionnel est de conserver la République; celui du gouvernement révolutionnaire de la fonder…” […] Le gouvernement révolutionnaire, plus actif dans sa marche, plus libre dans ses mouvements que le gouvernement constitutionnel, en est-il moins juste et moins légitime? “Non, répond Robespierre. Il est appuyé sur la plus sainte de toutes les lois, le salut du peuple, sur le plus irréfragable de tous les titres, la nécessité”».34

L’“utopie” politique de Robespierre, si on peut dire, est d’en arriver à ce qu’il conçoit comme un véritable gouvernement populaire issu de la démocratie des corps intermédiaires, respectueux des lois et règlements votés par les représentants de la démocratie élective; une démocratie à partie double, l’une renforçant l’autre. L’état de guerre justifie la praxis du gouvernement révolutionnaire jusqu’à la dictature, mais dictature non pas d’un seul, despotique, mais de comités dont le personnel est puisé à même la députation des représentants nationaux. C’est ici que l’utopie se fait court-circuiter par le destin et transforme l’enthousiasme révolutionnaire en tragédie. Le dérapage constaté par Furet, le 2 Juin 1793, engagea la Convention à contenir son pouvoir et à ne pas céder à la rue. «Durant tout l’été 1793, la pression populaire se maintint. Poussée en avant par leurs besoins et leurs haines, les masses parisiennes imposèrent les grandes mesures de salut public, de la levée en masse, le 23 août, au maximum général, le 29 septembre. Un gouvernement révolutionnaire n’en parut que plus indispensable pour discipliner la poussée populaire et maintenir l’équilibre entre sans-culotterie et bourgeoisie montagnarde : sur cette double base sociale s’édifia, de juillet à décembre 1793, la dictature jacobine de salut public».35
 
Dès le 5 septembre 1793, nous rappelle Furet, l’agitation parisienne «veut refaire le 2 juin». Les sections armées encerclent à nouveau la convention pour exiger la création d’une armée révolutionnaire de l’intérieur, l’arrestation des suspects, l’épuration des Comités. La Révolution est un théâtre où se rejoue sans cesse dans la rue l’air du peuple souverain. C’est probablement la journée clef dans la formation du gouvernement révolutionnaire : «la Convention cède, mais garde le contrôle des événements. Elle met la Terreur à l’ordre du jour le 5, élit le 6 Collot d’Herbois et Billaud-Varenne au Comité de Salut public, crée le 9 l’armée révolutionnaire, décrète le 11 le Maximum des grains et des fourrages (et le Maximum général des prix et des salaires le 29), réorganise le 14 le Tribunal révolutionnaire, vote le 17 la loi des suspects et donne le 20 aux comités révolutionnaires locaux la charge d’en dresser la liste. Mais en même temps, elle fait arrêter les chefs des Enragés, Jacques Roux et Varlet : puisqu’elle a endossé leur programme, elle leur a ôté ce qui faisait leur force. Le “gouvernement révolutionnaire” naît ainsi d’une institutionnalisation progressive mais rapide, par la Convention, des principales exigences du mouvement sectionnaire».36 L’élimination des Enragés ne signifiait pas pour autant la fin de la poussée populaire, bien que Robespierre en vint à juger favorablement «la nécessité d’associer étroitement les masses populaires au salut de la République, par une politique sociale nouvelle»,37 il engagea la stratégie de récupération de l’automne 1793 et reprise au printemps 1794 avec les fameux décret de Ventôse, ce qui coupa l’herbe populaire sous le pied des hébertistes : «La crise une fois dénouée et les dirigeants cordeliers éliminés, il n’était plus question pour les Comités de donner satisfaction aux revendications populaires : c’eût été aliéner au gouvernement révolutionnaire cette fraction de la bourgeoisie pour qui les marchés de guerre constituaient une source de profit, et ce au moment même où les Comités révisaient dans un sens libéral leur politique commerciale».38 De l’accident source de la spontanéité, nous voici prisonniers maintenant d’un mécanisme irréversible qui oblige le gouvernement à domestiquer les corps intermédiaires : «Le décret du 14 frimaire [4 décembre 1793] avait consacré la mainmise du Comité de sûreté générale sur les comités révolutionnaires : ceux-ci s’efforcèrent à leur tour de se subordonner les assemblées de section. Afin de pourvoir aux vacances, la pratique gouvernementale substitua en même temps à l’élection par les assemblées, la nomination par le Conseil général de la Commune. Ainsi disparaissait le droit des sections à élire et à contrôler leurs commissaires et leurs représentants à la commune. Les principes de la souveraineté populaire et des pratiques de la démocratie directe étaient sacrifiés à la centralisation et à l’efficacité gouvernementale».39 Le Comité de salut public retirait ainsi «aux sections l’élection de leurs commissaires qui, maintenant salariés et révocables par le gouvernement, se transformèrent de militants en fonctionnaires dociles et conformistes, soucieux de conserver l’avantage acquis. Il domestiqua les assemblées générales, il contraignit les sociétés sectionnaires à se dissoudre. Évolution inéluctable, inscrite dans la nécessité même de la lutte des classes, et qui n’est pas spécifique de la révolution française : de la spontanéité à l’institution, de l’institution à la bureaucratie, bientôt à la sclérose. Mais, ce faisant, le Gouvernement révolutionnaire à direction jacobine perdit la confiance du mouvement populaire qui l’avait porté au pouvoir et qui faisait sa force. Les cadres sectionnaires subsistèrent, mais vidés de leur vigueur populaire; la centralisation jacobine l’emporta sur l’autonomie sectionnaire. Mais, face à la réaction impatiente, le jacobin pouvait-il se maintenir encore au pouvoir sans l’appui des sans-culottes?».40 La contradiction eut donc une issue fatale, comme devait le démontrer la chute des robespierristes qui marqua la fin de la Commune insurrectionnelle comme la fin du groupe des hébertistes, en mars 1794, avait marqué la fin de la puissance sectionnaire : «Les Comités n’avaient pas mesuré les conséquences politiques du drame de germinal. Après les Enragés, le Père Duchesne et les Cordeliers avaient été les véritables porte-parole de la sans-culotterie : à voir condamner ces patriotes comme traîtres, quel militant n’eût été désabusé et découragé? Déjà hostiles à la dictature révolutionnaire du moment qu’ils ne l’exerçaient pas eux-mêmes, les militants sectionnaires dès lors s’en détournèrent. L’initiative populaire bannie, le conformisme jacobin l’emporta. Mais la révolution se glaça, comme le nota bientôt Saint-Just sur son carnet».41
 
Peu d’historiens se sont penchés sur les mécanismes de cette tragédie autant qu’Albert Soboul. Mathiez avait bien dégagé les jeux de coulisses, le scandale de la Compagnie des Indes ou les magouilles liées à la corruption ordinaire, mais avec les écrits de Soboul, la tragédie sociale des contradictions esquissées plus haut par Lefebvre, révèle toute sa dimension sociétale : «Si le mouvement populaire avait été uni et s’était présenté comme un bloc, il eût été difficile aux Comités de le freiner, puis de le réduire: ils eussent dû s’incliner. Mais la masse des sans-culottes demeurait souvent fort en arrière, sur le plan politique, de ceux qui se voulaient ses chefs. Aventurés en avant-garde, des hommes comme Jacques Roux, Leclerc ou Varlet, beaucoup plus qu’Hébert si prudent, ne pouvaient que servir de cible aux coups des autorités gouvernementales, soucieuses de ne pas se laisser déborder et de maintenir le fragile équilibre social sur lequel se fondait pièce à pièce le Gouvernement révolutionnaire. Le Comité de salut public pour l’efficacité même de sa politique, ne pouvait plus supporter ces mouvements irréguliers, entendons la poussée parfois désordonnée des masses. La logique des événements l’amenait à maîtriser le mouvement populaire, ce qui ne pouvait à la longue qu’entraîner la désaffection à l’égard d’autorités peu respectueuses dela souveraineté telle que l’entendaient les sans-culottes. Tragique contradiction, à laquelle finira par succomber le Gouvernement révolutionnaire».42
 
Là où Mahtiez faisait aboutir le drame à Thermidor, Soboul le remonte quatre mois plus tôt, en mars; non pas que Hébert soit le héros de Soboul, comme Robespierre l’est pour Mathiez, mais plutôt qu’au journaliste opportuniste, Soboul préfère un Ducroquet, humble militant sectionnaire, commissaire attaché à l’approvisionnement des quartiers de la capitale, puisque c’est à ce moment que la partie révolutionnaire se joua… et se perdit : «c’est dans les contradictions du mouvement révolutionnaire que s’inscrivait la nécessité historique du 9 thermidor, comme dans les contradictions de la sans-culotterie elle-même».43 L’élimination du personnel sectionnaire annonçait la chute du gouvernement en passant par celle de la Commune insurrectionnelle «tant avait été poussée la domestication du personnel sectionnaire. La pratique révolutionnaire, sur laquelle la Commune insurrectionnelle fondait ses espoirs, était mise en échec par l’appareil dictatorial qui se retournait finalement contre ceux-là mêmes qui avaient tant contribué à le forger : le groupe robespierriste appuyé sur les Jacobins».44 Il ne resta plus à Barère - et à Furet - à tirer la conclusion de la suite des événements : «Dans la proclamation de la Convention au peuple français lue par l’inévitable Barère le 10 thermidor, et que célèbre la chute des nouveaux “conspirateurs”, il y a une phrase qui n’a pas de sens et qui pourtant dit tout : “Le 31 mai, le peuple fit sa révolution; le 9 thermidor, la Convention nationale a fait la sienne; la liberté a applaudi également à toutes les deux.” Que s’était-il donc passé au 31 mai-2 juin? Un coup de force des sections parisiennes armées contre la Convention, obligeant la représentation nationale à s’amputer de vingt-neuf députés girondins. Au contraire, et pour la première fois depuis juillet 1791, le 9 Thermidor est une victoire de l’Assemblée sur la rue parisienne. Double victoire même, puisque les députés ont renversé Robespierre, et qu’ils ont ensuite fait respecter leur décision contre la Commune et ce qui reste de sans-culottes. La journée du printemps 1793 et celle du 9 Thermidor 1794 ont en commun le recours à la violence : dans les deux cas, un groupe de parlementaires est arrêté, puis guillotiné. Pourtant, ils traduisent une rupture dans l’histoire de la Révolution jusqu’au 31 mai-2 juin, la Convention avait capitulé et qu’au 9 Thermidor elle a imposé sa loi. C’est cette rupture que la proclamation de Barère cherche à cacher, en étendant comme un voile la bénédiction commune de la liberté aux deux événements de sens contraire».45 Sous un couvert analytique, on ne peut mieux distinguer les deux tendances idéologiques de Furet et de Soboul, de la droite libérale et de la gauche marxiste. Pour Furet, le dérapage du 29 mai-2 juin consacre la logique des contingences menée par la spontanéité révolutionnaire comme rupture de la continuité normale (entendre : légale) de la Révolution; pour Soboul, Thermidor est inscrit dans la logique de nécessité du développement du gouvernement dans sa domestication des corps révolutionnaires intermédiaires. Pour Soboul, le coup du 29 mai-2 juin est en cohérence avec le mouvement populaire, tandis que pour Furet, Thermidor appartient à la cohérence du gouvernement révolutionnaire qui se cherche une voie de sortie dans la stabilisation et la réaction.

Pourtant, la Révolution n’en est pas arrivée encore à son ultime ressort. La Convention thermidorienne va procéder à la répression populaire sans pour autant apaiser les contradictions qui germent en son propre sein et qu’elle léguera au régime suivant : «Sous le Directoire, la République, n’ayant plus le soutien armé du peuple de Paris, qu’on a réduit à l’impuissance, devra avoir recours à un coup d’État (le 18 fructidor) pour triompher d’une majorité de royalistes dans les deux Conseils, [coup d’État qui] a été fait avec l’aide de l’armée, et notamment de Bonaparte. On glisse donc pas à pas vers le césarisme…».46 Et Furet de reprendre encore une fois : «Comme le 2 juin 1793, le l8 fructidor an V (1797) est un coup d’État antiparlementaire, une épuration de la représentation du peuple au nom du salut public. Comme le 2 juin, l’opération s’accompagne - sur le mode mineur - de la Terreur révolutionnaire. La différence principale tient à ce que, dans le rôle de bras séculier de la Révolution, les sans-culottes ont été remplacés par l’armée. Barras et Reubell triomphent, mais en débiteurs des généraux».47 La notion de dérapage finit par devenir, chez Furet, une explication de caractère aussi moniste que celle de nécessité chez Soboul. Quoi qu’il en soit, avec le dernier coup d’État, celui de Brumaire, le cycle est accompli, l’ordre césarien instauré. Malgré l’aspect navrant de la faillite de la spontanéité populaire dans sa contradiction avec le gouvernement révolutionnaire, l’issue de la Révolution aboutit à un régime nouveau au profit de la classe sociale manipulatrice de la Révolution : la bourgeoisie. Gramsci, le théoricien marxiste italien (1891-1937), reconnaît que les Jacobins ne «se contentèrent pas de faire de la bourgeoisie une classe dominante (élément de la force, fonction de commandement), ils firent plus, ils créèrent l’État bourgeois, ils firent de la bourgeoisie la classe nationale dirigeante, hégémonique; en d’autres termes, ils donnèrent à l’État nouveau une base permanente; ils créèrent l’unité compacte de la nation française moderne».48 Qu’importe si ce gouvernement se présentait finalement sous la forme d’une dictature militaire ou d’une République démocratique comme le souhaitait Robespierre, la bourgeoisie française s’accommoderait de n’importe quel régime qui lui assurait le contrôle de l’État. En quelques lignes, Decouflé résume ainsi la problématique : «Le pouvoir révolutionnaire pratique inéluctablement la dictature du Salut public, à la recherche de son dessein obstiné. On touche ici à un des déchirements les plus vains et les plus profonds à la fois qui soient susceptibles d’agiter les “gérants” d’une révolution triomphante : vains, car l’histoire […] n’offre point d’exemple d’une spontanéité se suffisant à elle-même, et capable de nourrir longtemps une révolution quotidiennement recréée. Profonds, tant il est évident qu’en confiant sa cause à des gérants, dotés de l’appareil de la contrainte, une révolution court le risque de se renier jusque dans son projet».49 Le tragique consiste à reconnaître qu'en entrant en révolution, on s'achemine toujours vers une impasse.

Notes:
 
1 A. Kaspi. L’indépendance américaine, Paris, Gallimard, Col. Archives, # 65, 1976, pp. 65 et 73.
2 P. Trahard. La sensibilité révolutionnaire, Paris, Boivin & Cie, 1936, p. 9.
3 J. Godechot. op. cit. 1965, p. 22.
4 J. Michelet. op. cit. 1963, p. 427.
5 J. Michelet. Histoire de la Révolution française, t. 1, Paris, Robert Laffont, Col. Bouquins, 1979, pp. 37-38.
6 J. Bainville. op. cit. p. 326.
7 P. Gaxotte. op. cit. p. 497.
8 F. Furet et D. Richet. op. cit. p. 82.
9 A. Decouflé. op. cit. pp. 68-69.
10 A. Decouflé. ibid. p. 77.
11 J. Bainville. op. cit. p. 319.
12 D. Lacorne. L’invention de la république, Paris, Hachette, Col. Pluriel, # 8569, 1991, pp. 234-235.
13 J. Solé. op. cit. p. 125.
14 D. Guérin. Bourgeois et bras nus 1793-1795, Paris, Gallimard, Col. Idées, # 304, 1973. p. 23.
15 A. Decouflé. op. cit. pp. 78-79.
16 M. Vovelle. La mentalité révolutionnaire, Paris, Éditions Sociales, Col. Messidor, 1985, p. 111.
17 A. Soboul. op. cit. 1988, p. 244.
18 F. Furet. op. cit. 1978, p. 87.
19 F. Furet et D. Richet. op. cit. p. 207.
20 A. Mathiez op. cit. 1922-1924, p. 209.
21 F. Furet et D. Richet. op cit. p. 202.
22 F. Furet. op. cit. t. 1, pp. 220-221.
23 P.-M. Duhet. Les femmes de la Révolution 1789-1794, Paris, Julliard, Col. Archives, # 41, 1971, p. 163.
24 A. Decouflé. op. cit. p. 79.
25 A. Decouflé. op. cit. pp. 99-100.
26 J. F. Jameson. op. cit. p. 12.
27 A. Decouflé. op. cit. p. 102.
28 P. Trahard. op. cit. p. 58.
29 J. Bainville. op. cit. p. 294.
30 R. Cobb. La protestation populaire en France (1789-1820), Paris, Calmann-Levy, 1975, p. 166.
31 G. Lefebvre. Études sur la Révolution française, Paris, P.U.F., 1954., pp.. 112-113.
32 A. Soboul. op. cit. 1988, p. 305.
33 A. Soboul. ibid. p. 301.
34 A. Soboul. ibid. pp. 299 et 300.
35 A. Soboul. ibid. p. 260.
36 F. Furet. op. cit. t. 1, pp. 229-230.
37 A. Soboul. op. cit. 1988, p. 115.
38 A. Soboul. Les sans-culottes, Paris, Seuil, Col. Points-Histoire, # H41, 1968, p. 80.
39 A. Soboul. op. cit. 1973, p. 250.
40 A. Soboul. op. cit. 1988, p. 244.
41 A. Soboul. Ibid. p. 299.
42 A. Soboul. op. cit. 1973, p. 163.
43 A. Soboul. ibid. p. 487.
44 A. Soboul. ibid. p. 484.
45 F. Furet. op. cit. t. 1: pp. 269-270.
46 L. Saurel. Le jour où finit la Terreur, Paris, Robert Laffont, Col. Ce jour-là, 1962, p. 270.
47 F. Furet. op. cit. p. 322.
48 Cité in J. Guilhaumou, in Dialectiques, Histoire et société, Paris, Université Paris X-Nanterre, # 10-11, s.d., p. 33.
49 A. Decouflé. op. cit. p. 100.

Jean-Paul Coupal.
La tourmente révolutionnaire, vol. 1.














(À gauche, soufflant le chaud, Jean-Paul Marat (1743-1793)
à droite, soufflant le froid, le poète André Chénier (1762-1794))

SIGNIFICATION

IV.2 LOI DE LA THERMODYNAMIQUE RÉVOLUTIONNAIRE
Avec la Révolution, nous passons du monde de la mécanique à celui de la chimie. La métaphore a été retenue par les historiens, mais elle est contemporaine des événements. L’un des périodiques du temps ne se nommait-il pas Le Thermomètre du jour, qui donnait autant la température atmosphérique que politique? Et l’historien Jean-Claude Bonnet, n’érige-t-il pas sa présentation de Marat sur cette même métaphore calorifique? «LAmi du Peuple est une sorte de thermomètre fiévreux de la Révolution, où la cyclothymie personnelle de l’auteur en ses éclipses et ses retours indique les moments de crise ou d’assoupissement de l’opinion. Il suffit que les ardeurs s’alanguissent pour que le journaliste boude et disparaisse après avoir vitupéré les “badauds de Parisiens”, confisquant ainsi sa précieuse personne».1 Métaphore facile mais qui prend un sens plus concret si l’on pense à la mélancolie consumant les nobles et les bourgeois engoncés dans le désœuvrement où le mal de vivre, la Révolution s’achevant après un tour de 360° dans l’ennui de la France des notables de l’Empire et de la Restauration. Mais, entre les deux, une puissante flambée d’énergie. Un véritable bassin d’émotions, de sentiments, d’idées et d’actions humaines. Le sociologue Decouflé écrit : «Qu’un corps social en mouvement porte en lui, en quelque sorte, ses révolutions jusqu’au bout de son histoire paraît une proposition acceptable au niveau d’une approximation préliminaire, et l’on peut sans doute éclairer la distinction de Cl. Lévi-Strauss entre sociétés “chaudes” et “froides” par l’élément, propre aux secondes, de “non-révolutionnabilité” : elles ne sont guère susceptibles de révolutions, parce qu’elles ne sont pas porteuses de projet révolutionnaire. - Par opposition aux sociétés dites “primitives”, “nos sociétés, déclare Lévi-Strauss intériorisent, si l’on peut dire, l’histoire pour en faire le moteur de leur développement”. G. Gurvitch s’exprimait de façon analogue en opposant les sociétés “non prométhéennes et prométhéennes” et caractérisait ces dernières, “pourvues d’historicité”, par “une dialectique ouverte et consciente entre tradition, réforme et révolution” (Déterminismes sociaux et liberté humaine). Ainsi projet révolutionnaire et conscience de sa propre historicité vont-ils de pair : le projet révolutionnaire est souvenance et reconquête d’une histoire».2
 
À parcourir de très près la Révolution, de ses origines à ses diverses fins possibles, il apparaît que le froid ne fut jamais si froid ni le chaud jamais si chaud. La thermodynamique révolutionnaire peut bien suivre les lois de la physique, mais elle était avant tout liée aux lois humaines qui n’en avaient pas la constance. J.-J. Chevalier dit de Mounier, qu’«il a voulu souffler le froid après avoir soufflé le chaud».3 La phrase pourrait tout aussi bien s’appliquer à son héros, Barnave, et de même à Mirabeau, à La Fayette, aux Girondins… et même, peut-être, à Saint-Just, à la toute veille de Thermidor. Seul Robespierre apparaît comme un constant souffleur de chaud sans jamais se faire, comme Roux ou l’aile gauchisante de la Commune exécutée avec Hébert, un incendiaire. Ce qui rend l’Ami du Peuple si «météorologique», c’est que Marat, précisément, était un baromètre hypersensible aux variations atmosphériques qui annonçaient l’approche d’une montée ou d’une baisse calorifique : «Pour conjurer la souffrance d’un mortel refroidissement de l’enthousiasme et l’angoisse que la Révolution soit seulement une crise passagère dont le ressort rapidement s’épuise et se casse, il est nécessaire de toujours pousser les hauts cris et de faire grand tapage».4 La thermodynamique révolutionnaire est liée à l’historicité, à l'Imaginaire qui cherche le point de clôture de la Révolution. Vouloir arrêter, terminer la Révolution, c’est vouloir passer du chaud au froid. La Révolution brûle, et elle brûle cruellement. Elle était une veille météorologique appelée à durer dix ans.

Les courants forts de l’historiographie française ont su caractériser en termes météorologiques d’orages - c’est-à-dire ses rencontres de courants d’air froid et d’air chaud - les événements de la Révolution. 14 Juillet, 6 Octobre, 10 Août, 31 Mai-2 Juin, enfin 9 Thermidor et 18 Brumaire résonnent comme des journées de haute instabilité atmosphérique. Tornades, trombes, ouragans, cyclones, les phénomènes atmosphériques sont nombreux à servir de métaphores météorologiques associant des phénomènes naturels à une série d’événements humains. L’idée n’a même plus besoin d’être nommée qu’elle hante toute description serrée. Ainsi, la montée du courant chaud se reconnaît dans cet extrait de Bainville : «Pour se guider à travers ces événements enfin, il faut s’en tenir à quelques idées simples et claires. Tout le monde sait que, jusqu’au 9 thermidor, les révolutionnaires les plus modérés, puis les moins violents furent éliminés par les plus violents. Le mécanisme de ces éliminations successives fut toujours le même. Il servit contre les Constitutionnels, contre les Girondins, contre Danton. Le système consistait à dominer la Commune de Paris, à s’en emparer, à tenir les parties turbulentes de la capitale dans son exaltation continuelle par l’action de la peur et des clubs et en jouant de sentiments puissants comme la peur de la trahison et la peur de la famine, par laquelle une grande ville s’émeut toujours, puis à intimider par l’insurrection des assemblées remplies d’hommes hésitants et faibles. La politique financière, la politique religieuse, la politique étrangère des deux premières Assemblées, la Constituante et la Législative, aidèrent singulièrement au succès de cette démagogie qui triomphe sous la Convention».5 L’accélération était aussi perceptible pour nos révolutionnaires, qui commencèrent très tôt à s’en inquiéter. L’appel à la mobilisation et à la violence entraînait des actes d’une ampleur toujours de plus en plus démesurée : «Dès 1790, Camille Desmoulins avait souligné ce risque et, fait remarquable, il attirait déjà l’attention sur l’aspect spectaculaire de l’exécution [publique]. Marat venait d’énoncer le processus mécanique qui caractérisera, bien plus tard, la Terreur : “Il y a six mois, cinq à six cents têtes eurent suffi pour vous retirer de l’abîme. Aujourd’hui que vous avez laisser stupidement vos ennemis implacables se mettre en force, peut-être faudra-t-il en abattre cinq à six mille; mais fallût-il en abattre vingt mille, il n’y a pas à hésiter un instant.” Desmoulins réplique aussitôt : “Monsieur Marat [ ] Vous êtes le dramaturge des journalistes : les Danaïdes, les Barmécides ne sont rien en comparaison de vos tragédies. Vous égorgez tous les personnages de la pièce et jusqu’au souffleur; vous ignorez donc que le tragique outré devient froid?” On pense ici à la fameuse formule de Saint-Just selon laquelle “l’exercice de la Terreur a blasé le crime, comme les liqueurs fortes blasent le palais”».6 On pourrait tout aussi bien penser à son apostrophe : «la Révolution est glacée…» Bien sûr, Bainville dresse un bilan alors que Desmoulins servait une mise en garde. Mais cette phase ascendante de la Révolution, pour les contemporains autant que pour les historiens (et surtout ceux de la droite) restait un souffle chaud qui frôlait le torride. Si de Bainville on passe à Soboul et de la phase ascendante à la phase descendante de la Révolution, un changement de température se fait aussitôt sentir : «La dégénérescence du mouvement populaire était inscrite dans la morale dialectique de l’histoire elle-même. Les grandes attaques des Comités et le renforcement constant du Gouvernement révolutionnaire, le drame de germinal et la désaffection qui s’ensuivit ne peuvent expliquer à eux seuls l’affaiblissement du mouvement populaire. Il devrait nécessairement s’apaiser : il renforçait en se développant, puis en triomphant, les factures qui finalement contribuèrent à sa ruine».7 Et quels sont ces facteurs pour l’historien marxiste? L’épuisement physique des militants, la lassitude psychologique des tribuns, l’effort de guerre quasi constant, la bureaucratisation des cadres du gouvernement, bref tout ce qui, selon la loi de la thermodynamique, ramène à un refroidissement de la participation populaire, ce que Soboul, sur un modèle organiciste, assimile à la dégénérescence. Ces poussées d’air frais (à tout le moins!) reviennent périodiquement depuis les débuts de la Révolution, mais, après Thermidor an II, ils se mettent à prendre de la vigueur, marquant l’automne de la Révolution. Car il y a un rythme des saisons de la Révolution française : de 1789 au 10 Août 1792, c’est le printemps, un très long printemps de trois années; puis, jusqu’au 9 Thermidor an II, pendant presque deux ans, c’est l’été de la Révolution; de là jusqu’au 18 Brumaire an VIII, c’est ce long automne marqué d’alternance de courants de moins en moins chauds (germinal et prairial an III, la Conjuration de Babeuf…) et de plus en plus froids (les coups d’État du Directoire, du Consulat…); enfin, l’Empire correspond à peu près à l’hiver, sinon au début de l’hiver révolutionnaire. La Restauration équivaut à une véritable glaciation et la Monarchie de Juillet entraîne un léger redoux; 1848 un été passager avant que le Second Empire ramène un automne dont la Commune de Paris de 1871 agira comme un été de la Saint-Martin. La cyclothymie des révolutionnaires se transposait ainsi en cycle des saisons. Dès qu’arrivait un événement chargé de sens et capable d’influer sur le cours atmosphérique de la Révolution, chaud et froid réagissaient simultanément. S’agit-il de la mutinerie des Suisses de Châteauvieux de la garnison de Nancy, voilà les courants d’air qui s’élèvent (15 avril 1792). D’une part André Chénier souffla le froid : toute mutinerie se doit d’être réprimée et n’est rien de plus qu’une désobéissance à l’ordre. Mais l’histrion Collot d’Herbois était là pour souffler le chaud : «Rhéteurs glacés, s’écrie-t-il, vous faites mine d’être moralistes et sages : votre sagesse est celle des eunuques. […] Mais, au moins, André Chénier prosateur stérile, respecte le peuple producteur et abondant. Au moment où ce bon peuple répare d’incroyables cruautés, de fatales erreurs, au moment où il épanche toute sa compassion, toute sa bienfaisance, tu te permets d’appeler ces généreux mouvement, de misérables orgies, de scandaleuses bacchanales. Va, le peuple est plus sage que toi; il te méprise et te pardonne».8
 
Souffle le chaud, souffle le froid. Chénier refroidit l’événement; Collot le réchauffe. Associés d’hier, les révolutionnaires se partageaient selon les montées et les baisses de température pour se contrarier et ainsi nourrir la turbulence révolutionnaire. Une véritable tempête émergeait du flux schizophrénique.

Souffle le chaud et l’historiographie froide - c’est-à-dire celle de la droite - poursuit littérairement les affrontements devenus classiques entre Mirabeau et Maury, Barnave et Cazalès, Montagnards et Girondins ou même Hébert et Danton; à Soboul répond Furet… Souffle le froid et l’historiographie chaude - c’est-à-dire celle de la gauche – renverse l’affrontement entre Chénier et Collot, entre Barnave et Brissot, entre Brissot et Robespierre, entre le Directoire et Babeuf; à Taine réplique Jaurès… Déjà Michelet se soulève contre les réactionnaires qui cherchent à diminuer la force morale de la Convention : «Lâches! osez me dire maintenant que les hommes qui moururent ainsi, dans cette héroïque douceur, ont été des lâches, que la Convention a eu peur».9 Un siècle après Michelet, défenseur de la thèse de la causalité par la misère d’Ancien Régime, le marxiste Mathiez comme le bainvillien Gaxotte répliquent a contrario : «Ce n’est pas dans un pays épuisé, mais au contraire dans un pays florissant, en plein essor, qu’éclatera la révolution. La misère qui détermine parfois des émeutes, ne peut pas provoquer les grands bouleversements sociaux. Ceux-ci naissent toujours du déséquilibre des classes».10 On sait d'où vient cette thèse prise chez Tocqueville. Est-ce une réconciliation de tendances ennemies contre une historiographie rendue désuète par la recherche? Nenni. C’est l’alliance des extrêmes contre la République établie qui, à travers Lavisse, a officialisé l’interprétation de Michelet. La tourmente révolutionnaire se poursuit à coups de synthèses redoublées. N’est-ce pas l’incohérence de toute action révolutionnaire que Gaxotte vilipende lorsqu’il s’en prend aux mesures réformatrices de Turgot : «Que pouvaient penser les paysans qui avaient lu, à la porte de l’église, les diatribes de Turgot contre la corvée, qui les avaient entendu commenter au prône et à qui on annonçait, trois mois plus tard, qu’en dépit de toutes les bonnes raisons, rien ne serait changé et que la corvée continuerait à être perçue sous la même forme?».11 Souffle le chaud révolutionnaire et l’historiographie froide, réactionnaire, répond. La Convention n’était peut-être pas faite de lâches, mais elle était violente : «Le jour où les plus violents seraient maîtres de Paris et de sa municipalité - de sa Commune, - ce jour-là, ils seraient les maîtres du gouvernement. L’histoire, le mécanisme, la marche de la Révolution jusqu’au 9 thermidor, tiennent dans ces quelques mots».12 L’incendie de la Vendée glace encore Gaxotte : «La commission Félix, qui oscillait entre Laval et Saumur, ne se donnait même pas la peine de jouer la comédie d’un procès. Elle se bornait à recenser les détenus et à les marquer comme un bétail. F signifiait “à fusiller”, G “à guillotiner”. Sept cents victimes furent ainsi poussées au supplice».13
 
Souffle le froid et l’historiographie chaude˘se réchauffe. On l’a dit : l’angoisse de sa fin accompagne la Révolution dès ses premiers pas : «Toute révolution est doublement compromise : faillite de l’espoir qu’elle porte en elle et retournement en autorité contre-révolutionnaire; excès immédiats, la pratique de la violence créant une irrationalité destructrice aux dépens de la rationalité rêvée. Le discours révolutionnaire est chargé de nier ce drame, de combler cet abîme; il ne peut que se répéter, et, se répétant, il se fige».14 Soboul a très bien identifié ce facteur de refroidissement; l’épuisement de militantisme d’abord : «La vie militante […], ne pouvait qu’entraîner à la longue fatigue et usure. À ne considérer que la révolution parisienne, la plupart des militants sectionnaires étaient debout depuis le 14 juillet 1789; ils avaient participé à toutes les insurrections, à tous les mouvements. Depuis le 10 août 1792, leur activité s’était intensifiée. L’excitation nerveuse des grandes journées fut relayée par l’usure quotidienne de la vie militante. Cinq ans de luttes révolutionnaires usèrent le personnel sectionnaire qui encadrait la sans-culotterie parisienne. À cette lassitude physique qui amena à diverses reprises les dirigeants de la révolution à se retirer de la scène politique, ainsi Danton en frimaire et Robespierre en messidor an II, les militants de base toujours sur la brèche ne pouvaient échapper. Robespierre avait dit que, la guerre se prolongeant, “le peuple se lasse”. La révolution populaire y perdit de sa vigueur et de son mordant».15 À la lassitude des militants répond la dépression des chefs : «Au moment où il allait toucher le but, le Gouvernement révolutionnaire se disloque : sa chute était inscrite dans la marche dialectique de l’histoire. Lassitude générale de la Terreur (“la nausée de l’échafaud”), désaffection des masses populaires (“la révolution est glacée”), opposition disparate des terroristes de proie, des corrompus et des nouveaux Indulgents au cœur de la Convention, rivalités des deux Comités de gouvernement, de salut public et de sûreté générale, dissensions au sein même du Comité de salut public, intransigeance de Robespierre se refusant à toute concession : la crise se noua brusquement dans les premiers jours de thermidor».16 Bien avant Robespierre, le cas du monarchien Mounier présentait tous les symptômes du refroidissement : «Suivons, fin juillet, début d’août [1789], la courbe - descendante - de la vie politique de Mounier. Cet homme de trente ans, soudain dégrisé, ayant perdu la ferveur, s’arrête, fatigué, mécontent de lui et des autres, bientôt aigri, sur la route de la Révolution. Route où galope de plus belle, cavalier nerveux, fougueux, Barnave. Règle inflexible : quiconque, sur cette route, cesse d’avancer, recule. En avant ou en arrière. Point de place pour l’immobilité. La Révolution n’a pas le temps d’attendre. Elle bouscule et meurtrit, jusqu’à ce qu’il marche dans un sens ou dans l’autre, le voyageur las qui prétend faire halte. Cette règle va jouer, dorénavant, pour Mounier».17 Elle va jouer, un an plus tard, pour les alliés du triumvirat Barnave, Lameth, Duport : «“Il ne s’agit plus d’acquérir la liberté mais de la conserver… et si l’insurrection est nécessaire quand on veut renverser le despotisme, la paix ne l’est pas moins pour maintenir un gouvernement libre”; c’est l’anarchie maintenant qui ferait le jeu des ennemis de la Révolution; il faut absolument respecter les biens et l’ordre constitutionnel. Voilà ce que prêchent, dès octobre [1790], Barnave et Duport aux Jacobins de Paris et de province. Cela signifie que ces Avancés, à leur tour, songent à se modérer».18 Elle apparaît inexorable au point que les révolutionnaires tenteront souvent de souffler, en même temps mais non du même endroit, le chaud et le froid : Mirabeau à la Cour et à l’Assemblée, Danton à la Commune, puis à la Convention, après la dénonciation de ses corruptions; même le Père Duchesne, «tandis qu’à la Commune, il s’employait à calmer les inquiétudes populaires [,] Hébert contribuait dans son journal à ranimer l’extrémisme un moment assoupi».19 Cette dynamique orageuse entre les Patriotes et les Fripons, la vertu et la corruption, la Révolution et la Contre-Révolution, conduisit Saint-Just à confirmer la mise en garde de Desmoulins : «La Révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis, il ne reste que les bonnets rouges portés par l’intrigue. L’exercice de la Terreur a blasé le crime comme les liqueurs fortes blasent le palais».20 Et il ne faut pas trop se laisser impressionner par la fête réactionnaire de Thermidor et les salons de Barras et d’Ouvrard : «À l’heure du peu vertueux Directoire, ses égéries, telles Madame Tallien ou Mademoiselle Lange, se chargeront d’un érotisme plus cérébral que charnel».21 Vivant dans le glacial révolutionnaire, il apparaît difficile de passer, sans transition, à un érotisme torride nourri de corruptions. Rappelant la finale d’une lettre du dramaturge allemand Büchner à sa fiancée, Jean Duvignaud commente : «“…Mes lèvres sont-elles si froides?” […] une certaine souffrance, une dépersonnalisation active; les héros tragiques, eux aussi, se sentent saisis par une force inconnue, une puissance qui les écrase, et les vide de leur substance dont le principe réside dans l’élément concentrationnaire de l’existence banale».22
 
On a rarement vu une relation interactive aussi immédiate entre Histoire et l’historiographie. Certes, l’historiographie se fait Histoire, l’écrivant elle y participe. Mais le contexte révolutionnaire anime une dynamique chimique qui se poursuit de l’action à l’écriture par le billet de la mémoire et du militantisme. Decouflé analyse subtilement ce point d’ancrage de l’historiographie dans l’Histoire : «Ce dont la révolution se souvient ne se distingue pas de ce à quoi elle tend : sa mémoire n’est qu’une forme de sa création en actes. Loin d’être, comme ceux du mythe, des êtres surnaturels possesseurs et gardiens d’une tradition et d’un rite sacrés, ses personnages sont des hommes placés dans la quotidienneté la plus immédiate; et, si la révolution s’efforce, pour nourrir son propre projet, de se donner à elle-même une tradition, celle-ci ne repose pas sur un code de signes (livre ou chronique sainte), mais sur ce que la sociologie peut caractériser comme une mémoire collective vivante; au-delà de ses res gestæ et même de ses martyrs, celle-ci opère pour son compte dissolution de la structure temporelle de l’histoire classique (qui ne reconnaît la révolution que comme une de ses stratégies) et reconstruit une histoire plénière, se suffisant entièrement à elle-même dès lors que non seulement elle ignore les servitudes de l’histoire officielle, à commencer par les repères chronologiques, mais surtout qu’elle est histoire du tout et non des parties, des hommes en voie de repossession d’eux-mêmes et du monde par le double effet de la maîtrise de leur propre passé et de la libre création d’un quotidien désormais chargé de devenir».23 Le sens de l’histoire de la Révolution rattrape la crise de la Réformation en relançant le temps de troubles qui annonce le déclin de la civilisation. La Révolution sert de nœud entre la repossession d’une historicité (totale et universelle dans l’événement) malgré ses dysfonctions psychologiques et sociales et l’élaboration d’une morale activiste (du devenir unitaire) de l’Histoire. Le destin des acteurs historiques devient celui des historiens et de ses lecteurs. C’est à une participation mystique de l’Histoire que nous convie toute historiographie (de droite comme de gauche) de la Révolution, seul le camp changeant selon l’orientation idéologico-politique de l’historien.

Cette participation mystique, on l’a reconnue chez Michelet, mais elle y apparaît comme une expérience unique, réservée à une sensibilité particulièrement affinée. Qui penserait reconnaître dans Les Origines de la France contemporaine de Taine une participation mystique à la Révolution? Pourtant, Jaurès, Mathiez, Lefebvre, Soboul d’une part; Tocqueville, Taine, Gaxotte, Furet de l’autre, pour être moins romantiques ou hypersensibles, n’en font pas moins participer leurs lecteurs à cette mystique. L’ont-ils hérité du pontife? Assurément pas. Ce qui rassemble toutes ces sensibilités diverses, c’est qu’à un moment donné de la vie, de leur vie respective, comme du grand courant de l’histoire universelle depuis deux siècles, surgit le sentiment de ce qu’on pourrait appeler, une situation intolérable. Ce que traduit la connaissance historique de la Révolution française - et de toute révolution -, c’est cette situation intolérable, préambule au tragique de l’impuissance individuelle devant la condition humaine révoltante. Un mot très fort des ouvriers de Saint-Pétersbourg, aux lendemains du Dimanche rouge de janvier 1905, résume assez bien cette situation intolérable : «Ce que nous demandons est peu de choses. Nous ne désirons que ce sans quoi la vie n’est pas une vie, mais un bagne et une torture infinie».24 Que d’occasions, privées ou collectives, nous heurtent au point de crier : C’est intolérable! Je n’en peux plus! Souffrances bénignes toutefois face aux maux qu’endurent l’humanité dans sa totalité, mais la conscience de soi ne peut que réagir face à la condition générale de l’humanité. La crise psychologique et morale endurée par les Occidentaux du second XVIIIe siècle était pourtant déjà la nôtre, celle à laquelle nous participons toujours et cette proximité, assumée par la persistance de la mémoire, condense, pour employer un terme psychanalytique, «l’état d’âme» de l’époque avec nos propres «états d’âme». R. Mauzi, dans son essai sur L’idée de bonheur au XVIIIe siècle, écrit ces mots justes : «Ces différentes formes du malaise des âmes sont le signe d’une crise profonde. Il se produit une dissociation entre l’existence et la conscience. L’existence pure est mise à nu. Elle affleure par larges plaques. Elle devient opaque, anarchique. La conscience ne sait plus la prendre en charge, la couler dans une durée. Désarmée devant elle, elle s’en détourne, la laissant émerger absurdement, et va se fixer sur des phantasmes, qui manifestent, sans l’assouvir, son désir de l’absolu. L’imagination, fonction régulatrice, joue mal son rôle».25 La dérive psychologique rencontre ici la misère sociale qui lui donne un contexte pour exprimer son mal de vivre.

Cette rencontre est le carrefour giratoire entre la sympathie de l’historiographie et la souffrance existentielle dans l’Histoire. Quel historien ne rapporte pas l’étonnement du voyageur Arthur Young lorsque, dans le courant de son voyage en France, près de Metz, le 12 juillet 1789, «montant à pied une longue côte, pour reposer ma jument, je fus rejoint par une pauvre femme, qui se plaignait du temps et du triste pays […], que son mari n’avait qu’un morceau de terre, une vache et un pauvre petit cheval, et que cependant ils avaient à payer à un seigneur une rente […qu’]elle avait sept enfants et le lait de sa vache servait à faire la soupe». Puis, vient le point de chute : «Cette femme, vue de près, on lui aurait donné soixante ou soixante-dix ans, tant sa taille était courbée et son visage ridé et durci par le travail; mais elle me dit qu’elle n’en avait que vingt-huit».26 Duvignaud commente ainsi un texte de Büchner qu’il cite : «“Le paysan chemine derrière la charrue et le riche marche derrière le paysan et sa charrue et le fait avancer lui et son bœuf; il lui prend le grain, lui laisse la paille. La vie du paysan est une longue journée de travail…” L’homme qui sait ces choses ne peut pas continuer à vivre comme auparavant. Il se sent dans le monde comme il serait dans une Bastille».27 Et la condition urbaine ne cédait en rien à la condition paysanne : «Je doute qu’il puisse exister sur terre un enfer plus terrible que d’être pauvre à Paris, que de se voir continuellement au centre de tous les plaisirs sans jamais pouvoir en goûter aucun»,28 notait l’auteur anonyme des Letters on the French Nation by a Sicilian Gentleman residing. Situations intolérables propices à développer des angoisses : la crainte des jacqueries et des frondes était aussi forte chez les nobles des campagnes que les émeutes urbaines pour les bourgeois des villes. Aux émeutes, pillages et saccages des manufactures Hébert et Réveillon en avril 1789 succéda la Grande Peur de l’été suivant. Nous sommes en plein contexte de la Nuit du 4 Août. Soirée de délires délirant d’inquiétudes qui n’est plus seulement celles de l’ennui : «Le ressort de l’âme est l’inquiétude. C’est son instabilité fondamentale qui est la source de son activité, de ses exigences, de ses métamorphoses. Telle est la vraie signification de l’“intérêt”, principe de la morale naturelle. On défigure volontiers cette morale par un nom affreux : l’utilitarisme. Mais l’intérêt exprime bien autre chose que la recherche positive, voire cynique, de l’utile. Il désigne un principe plus profond, plus secrètement rivé à l’être : il est le palliatif naturel de l’angoisse originelle, l’instinct de conservation, si l’on veut. C’est cette tendance indifférente, source de toutes les autres que Rousseau nommera amour de soi, pour l’opposer à l’amour-propre. Il convient donc de donner au mot “intérêt” une valeur existentielle et non morale. L’intérêt marque le point d’insertion de l’homme dans le monde, la soudure entre la conscience et l’existence. Lorsque celle-ci est défectueuse, on est exposé à l’ennui ou à l’inquiétude, qui sont les deux formes morbides de la présence au monde. L’intérêt corrige spontanément cette double hérésie vitale, d’où procèdent toutes les maladies de l’âme. Systématisé par la “philosophie”, ou simplement la sagesse, c’est lui qui sera la clé de voûte du bonheur».29 Il importe peu finalement que la misère dont parle Michelet et que Mathiez et Gaxotte, unanimement, réfutent, soit matérielle ou morale, car elle est à la fois matérielle (pour la paysanne rencontrée par Arthur Young) et morale (pour l’auteur anonyme de la lettre du gentilhomme sicilien). Chacun ressent l’incomplétude du bonheur à se heurter aux limites de ses possibilités. Le tragique et le bonheur entrent alors dans un étrange rapport dialectique dont le pivot axial est la philanthropie, l’utilité à son prochain. Même André Vachet, auteur très critique, souligne que «l’inquiétude n’est qu’une forme du désir du bien; c’est la tension de l’esprit devant un bien possible dont on est privé. Son dynamisme se résout ultimement dans la recherche du bien dont le jugement réel détermine la convenance».30 Six ans plus tard, c’est encore contre l’inquiétude et au nom de la philanthropie sociale que Gracchus Babeuf allait organiser et rater sa Conjuration des Égaux : «Le babouvisme est une philosophie de la misère; c’est pour que les pauvres gens mangent chaque jour à leur faim que Babeuf a pris plume et a voulu lancer un appel aux armes, À lire les philosophes, à lire l’histoire de la Révolution, on voit que l’inquiétude la plus générale, aux champs, dans les villes, est bien alors celle que posent les problèmes de subsistances; et que c’est à chercher une solution, enfin définitive, à ce problème aigu, le problème de la disette, que tant de soins ont été si âprement donnés, soit au point de vue économique, soit au point de vue pénal, par ceux qui écrivent et par ceux qui gouvernent. C’est sous la forme d’un “ospice” que Babeuf et ses amis ont entrevu le régime futur : c’est lorsque les hommes auront pu s’abriter dans un tel refuge qu’enfin le bonheur, but de la société, sera connu par les malheureux humains».31
 
Cette source d’inquiétude n’est pas étrangère à un certain sentiment de culpabilité ambiguë. Elle provient, en effet, du constat de ce qu’a d’intolérable la situation, mais aussi de l’effet de retardement du choc qui y mettrait fin. Un suspens non dénué de masochisme, envahit tout le crépuscule de l’Ancien Régime : quand viendra la nuit? Tombera-t-elle doucement, comme un suaire, à l’image du lent déclin de l’Empire romain tel que décrit par Gibbon? Ou n’éclatera-t-elle pas, dans une apocalypse terrifiante, comme lors de la chute de Byzance aux mains des Turcs? Les spéculations moroses ou les digressions voluptueuses de son destin passionnaient cette noblesse écervelée avant d’être étêtée. Jusqu’à quand la situation intolérable pourrait-elle être tolérée? C’est ce que Soboul appelle la loi de Tocqueville : «c’est une vérité qu’on a pu dire qu’en détruisant une partie des institutions du Moyen Âge, on avait rendu cent fois plus odieux ce qu’on en laissait».32 Évidemment, chaque classe de la société vit sa loi de Tocqueville. Lors de l’inauguration des États généraux en mai 1789, «l’évêque de Nancy, qui prononce le sermon, présente au roi “les hommages du clergé, les respects de la noblesse et les très humbles supplications du tiers état”»,33 c’est-à-dire que chaque groupe avait à se plaindre, avec un degré de résignation tout différent - ce qui suscita la sourde grogne des membres du Tiers -, de ces résidus désuets du Moyen-Âge. Le clergé rendait hommages car il n’avait rien à changer à sa situation actuelle; la noblesse maintenait son respect, mais ses exigences étaient tenaces; seul le Tiers, ayant une longue liste de suppliques, prenait à son compte les récriminations du bas-clergé et la dissidence de quelques nobles déclassés. Pour la bourgeoisie du Tiers, «sa croissance même lui faisait sentir plus vivement les infirmités légales auxquelles elle restait condamnée. Barnave devint révolutionnaire le jour où un noble expulsa sa mère de la loge qu’elle occupait au Théâtre de Grenoble. Madame Roland se plaint qu’ayant été retenue avec sa mère à dîner au château de Fontenay, on les servit à l’office. Blessures de l’amour-propre, combien avez-vous fait d’ennemis à l’ancien régime?»34 demande Mathiez. Babeuf éprouva une situation tout aussi intolérable : «Un feudiste était considéré alors comme un personnage de peu d’importance, et il fut invité à manger à l’office, de même que son prédécesseur, avec le personnel domestique du comte [son employeur]. Ce fut jugé par Babeuf inadmissible. D'autant plus qu'il n'a pu s'entendre avec les personnes dont il se voyait obligé de partager les repas. Peut-être une discussion quelque peu vive avait éclaté à un moment donné. Toujours est-il que Babeuf, se jugeant offensé, s'adressa à M. de Casteja en lui déclarant qu'il ne voulait plus s'asseoir à la table des gens de l'office du comte. Celui-ci prit les choses de haut : “Si manger avec les gens de mon office, monsieur, ne vous convient pas, lui écrit-il, et que vous ne trouviez pas à vous nourrir ailleurs dans le village, il ne faut penser à aucun arrangement entre vous et moi”. Et sans plus de ménagements, il signifie à Babeuf que, dans ces conditions, il ne se donne pas la peine de revenir».35 Le tout jeune Saint-Just, qu’un larcin avait fait interner à la prison de Picpus, était partagé entre deux sentiments aussi violents l’un que l’autre : «une rage froide, une révolte profonde contre cette société qui a hiérarchiquement mis au point son incarcération (depuis sa mère qui l’a réclamée jusqu’au roi qui a signé la lettre de cachet, en passant par le ministre et les exempts de police), et autrement lancinant, le regret du monde rougeoyant de la volupté, dont le souffle lui brûle encore le sang. Pas l’ombre d’un remords, durant son interrogatoire ou ses premières lettres, à l’égard de sa mère atterrée par le joli coup qu’il lui a fait! Il l’aimait pourtant; mais le passionné qui s’est livré sans frein au charme du plaisir, il est trop envahi par le souvenir et l’impatience pour donner sa part à un sentiment plus ancien».36 L’Intelligentsia française procédait également du même mécontentement. Tout le ressentiment qui animait un dilettante comme Chamfort appartient à cette même limite sociale : «Chamfort n’agit pas ici par égalitarisme, mais par dépit devant la trahison de sa hiérarchie idéale. “Lorsque Montaigne a dit, à propos de la grandeur : ‘Puisque nous ne pouvons y atteindre, vengeons-nous-en à en médire’, il a dit une chose plaisante, souvent vraie, mais scandaleuse, et qui donne des armes aux sots que la fortune a favorisés. Souvent c’est par politesse qu’on hait l’inégalité des conditions; mais un vrai sage et un honnête homme pourraient la haïr comme la barrière qui sépare des âmes faites pour se rapprocher… Celui-là, au lieu de répéter le mot de Montaigne, peut dire: ‘Je hais la grandeur qui m’a fait fuir ce que j’aimais ou ce que j’aurais aimé’.”».37
 
Mais que valent les frustrations de quelques individus face au marasme où se trouvent plongées des catégories sociales tout entières? La couche paysanne la plus pauvre et la plus nombreuse, dont faisait partie cette humble paysanne rencontrée par Arthur Young, est celle à laquelle pense Tocqueville lorsqu’il énonce sa loi : «Figurez-vous, écrit Tocqueville à propos du paysan français du XVIIIe siècle, la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et l’envie qui se sont amassés dans son cœur».38 Young lui-même put en prendre la mesure quand sa paysanne lui confia son espérance dans les États généraux réunis à Versailles : «On dit qu’à présent quelque chose va être fait par de grands personnages pour nous pauvres gens, mais elle ne savait pas qui, ni comment; mais que Dieu nous envoie quelque chose de meilleur, car les tailles et les droits nous écrasent».39 Plus d’une semaine plus tard, «le lundi 27 juillet, le secrétaire de la ville et communauté de Nantes note sur le registre des délibérations : “Il a été dit que jamais le recours à Dieu n’a été plus nécessaire et plus pressant que dans ce moment où il n’y a rien à espérer de la récolte des grains, si les pluyes dont nous sommes affligés depuis si longtemps continuent».40 Quel bourgeois, qui a participé à la rédaction d’un cahier de doléances au printemps précédent, pourrait le nier? La frustration de la classe bourgeoise puise à même les déboires de la paysannerie les justifications à son action politique. Au cœur de cette situation intolérable, l’abbé Sieyès demande l’abolition des privilèges : «“Concevra-t-on qu’on ait pu consentir à vouloir ainsi humilier vingt-sept millions huit cent mille individus pour en honorer ridiculement deux cent mille?” [Les privilégiés] “rempliront la Cour, ils assiégeront les ministres, ils accapareront toutes les places, toutes les pensions, tous les bénéfices… Toutes les portes doivent être ouvertes à leurs sollicitations […]. Les privilégiés engloutissent et les capitaux et les personnes, tout est voué sans retour à la stérilité privilégiée…” C’est [le Tiers État] encore qui, pour les dix-neuf vingtièmes, remplit toutes les fonctions publiques “avec cette différence qu’il est chargé de tout ce qu’il y a de vraiment pénible…” Ainsi le Tiers État est-il toute l’utilité sociale».41 C’est bien là une sympathie toute apparente qui ne peut obstruer les convoitises spécifiquement bourgeoises pour l’accès au pouvoir politique. Paysans et salariés retourneront bientôt à leur condition ingrate, redevenue soudainement toute naturelle. Mathiez reconnaît le fardeau supplémentaire que la Révolution ajouta sur les épaules du petit peuple : «Paysans accablés par les réquisitions et les charrois, ouvriers exténués par une sous-alimentation chronique et acharnés à la conquête d’un salaire que la loi leur refusait, commerçants à demi ruinés par les taxes, rentiers spoliés par l’assignat, sous le calme apparent fermentait un mécontentement profond. Seuls profitaient du régime le troupeau élargi des agents de la nouvelle bureaucratie et les fabricants de guerre».42 …Et le thermidorien Dubois-Crancé put évoquer «avec sympathie le rôle prépondérant du peuple, dont les brusques colères lui paraissent justifiées par une trop longue patience de ses maux».43
 
N’abusons pas d’ironie. Soulignons seulement ce poids, ce fardeau qui pèse sur la conscience historique, qui voit combien la Révolution a ajouté à la situation intolérable qu’elle était sensée résorbée. Nous sommes fort avertis des inconséquences par l’interprétation whig de l’histoire pour savoir reconnaître combien les promesses généreuses de la Révolution étaient supportées par une conscience diffuse des acteurs autant que par les souffrances des petites gens. La pesanteur objective de toutes situations intolérables diverge d’un milieu à l’autre. L’insulte faite à la mère de Barnave, à celle faite à Madame Roland, ou même à la vanité de Babeuf, pesait bien peu en face du lourd fardeau de la malheureuse paysanne croisée par Arthur Young ou aux sans-emplois qui gîtaient dans les garnis de Paris, annonçant le prolétariat massif qui allait commencer à déborder sous le règne de Louis-Philippe un demi-siècle plus tard. Mille occasions se s'offraient où chacun pouvait vivre cette dissociation entre l’existence et la conscience qu’on la retrouve clairement exprimée chez un certain Foignet, incarcéré à la fin janvier 1794 à la prison des Anglaises : «Nos occupations étaient de boire, manger, fumer, monter, descendre et dormir… Un temps précieux que l’on aurait employé à servir la patrie a été perdu à des parties de jeu ou de débauches. Plusieurs jeunes gens, du nombre desquels je me trouvais, désœuvrés depuis le matin jusqu’au soir, s’étourdissaient sur leurs malheurs ou se livraient à des passe-temps qui ne leur laissaient le lendemain que des regrets».44 De la loi de Tocqueville, où la situation intolérable est mise en relation avec la patience des masses sous le couvert de l’inquiétude et du suspens existentiel, nous arrivons bientôt à la loi psychologique des attentes et des résultats, traduction psychologique de l’interprétation whig de l’histoire.

Notes

1 J.-C. Bonnet (éd.) op. cit. p. 25.
2 A. Decouflé. op. cit. p. 51 et n. 1.
3 J.-J. Chevallier. op. cit. p. 120.
4 J.-C. Bonnet (éd.) op. cit. p. 28.
5 J. Bainville. op. cit. p. 290.
6 D. Arasse. op. cit. pp. 137-138.
7 A. Soboul. op. cit. 1968, p. 241.
8 Cité in G. Walter. op. cit. 1947, pp. 230-231.
9 Cité in J.-R. Suratteau. op. cit. p. 56.
10 A. Mathiez. op. cit. 1922-1924, p. 11.
11 P. Gaxotte. op. cit. p. 93.
12 J. Bainville. op. cit. p. 287.
13 P. Gaxotte. op. cit. p. 331.
14 A. Rey. op. cit. p. 360.
15 A. Soboul. op. cit. 1988, pp. 256-257.
16 A. Soboul. Ibid. p. 367.
17 J.-J. Chevallier. op. cit. p. 87.
18 J.-J. Chevallier. Ibid. p. 173.
19 A. Soboul. op. cit. 1986, p. 195.
20 Cité in L. Saurel. op. cit. p. 22.
21 M. Ferreira. op. cit. p. 25.
22 J. Duvignaud. op. cit. pp. 37 et 38.
23 A. Decouflé. op. cit. pp. 56-57.
24 Cité in A. Decouflé. Ibid. p. 29.
25 R. Mauzi. op. cit. p. 27.
26 Cité in J.-P. Bertaud. op. cit. p. 44.
27 J. Duvignaud. op. cit. p. 56.
28 Cité in J. Kaplow. op. cit. p. 59.
29 A. Mauzi. op. cit. p. 19.
30 A. Vachet. op. cit. p. 115.
31 M. Leroy. op. cit. t. 2, p. 89.
32 Cité in A. Soboul. op. cit. 1970, p. 65.
33 F. Furet et D. Richet. op. cit. p. 74.
34 A. Mathiez. op. cit. 1922-1924, pp. 11-12.
35 G. Walter. op. cit. 1937, pp. 26-27.
36 B. d'Astorg. op. cit. pp. 17-18.
37 C. Arnaud. op. cit. pp. 58-59.
38 Cité in A. Soboul. op. cit. 1981, pp. 357-358.
39 Cité in J.-P. Bertaud. op. cit. 1971, p. 44.
40 J.-P. Hirsch. op. cit. p. 124.
41 Cité in J.-D. Bredin. op. cit. pp. 104-105, 106 et 111-112.
42 A. Mathiez. op. cit. 1922-1924, p. 527.
43 P. Trahard. op. cit. p. 58, n. 1.
44 Cité in O. Blanc. op. cit. 1984, p. 52.
Jean-Paul Coupal.
La tourmente révolutionnaire, vol. 2,













Deux modèles de sauveurs au glaive
(À gauche, George Washington (1732-1799),
à droite le jeune officier Napoléon Bonaparte (1769-1821))

MORALISATION


VIII.1 LA MYSTIQUE DU SAUVEUR
L’un des constats les plus tragiques de l’Ère des Révolutions est sans doute la grande contradiction entre la vivacité du système idéologique, malgré la relativité des principes et les grandes frictions autour de l’ordre des priorités, et la praxis qui tend à ignorer ou à sous-estimer les moyens par lesquels obtenir la réalisation de ce vaste système. Contradiction entre d’une part, une palette riche d’aspirations créatrices et dynamiques, anticipant un quelconque programme social et, d’autre part, une ignorance manifeste des stratégies et des tactiques qui force souvent les révolutionnaires à progresser à tâtons dans la voie de la réalisation de leur programme. La contradiction est d’autant plus tragique qu’une doctrine activiste préside à la conscience morale des révolutionnaires, engageant à n’importe quel prix leur action en vue de profiter d’un temps favorable et incontournable, un kairos où doit advenir un homme nouveau, une société régénérée. L’impact du sens sur la morale de l’histoire devient ici déterminant : la transgression et la culpabilité n’iront pas sans maculer la pureté des idéaux ni détraquer la valeur des aspirations. Archaïsme et futurisme vont faire la loi idéologique. Indicateurs d’un essoufflement de la minorité créatrice d’une civilisation, lorsqu’ils n’envahissent pas tout le contenu des aspirations, archaïsme et futurisme semblent toutefois enrayer le processus stratégique. S’inscrivant dans la sotériologie chrétienne, la laïcisant pour amortir le choc moral des profanations politiques, ils vont imposer à l’esprit de la minorité bourgeoise des modèles d’action historiques - et c’est le début de l’historicisme -, modèles répétés ou anticipés qui deviendront les seules solutions envisageables par la volonté révolutionnaire de supplanter la tradition en crise. La Révolution confirme donc les indices de faillite de l’auto-détermination déjà identifiés sous l’âge baroque : «La minorité créatrice, d’où naissent les individus créateurs, à la phase de croissance, a cessé d’être active et s’est contentée simplement d’être “dominante”. Mais la sécession du prolétariat*, qui est la caractéristique essentielle de désagrégation, s’est opérée sous la direction de personnalités exceptionnelles** pour lesquelles il n’y avait plus d’activité possible hormis l’opposition au “pouvoir établi”. C’est ainsi que le passage de la croissance à la désagrégation ne s’accompagne d’aucune extinction de la flamme créatrice. Les personnalités continuent à surgir et à prendre la tête, en vertu de leur pouvoir créateur, mais elles se trouvent alors contraintes à exécuter leur œuvre d’un nouveau locus standi. Dans une civilisation en croissance, le créateur est appelé à jouer le rôle de conquérant qui relève le défi et y apporte une réponse victorieuse. Dans une civilisation qui se désagrège, il joue le rôle de sauveur venant au secours d’une société qui n’a pas réagi, la provocation ayant abattu une minorité qui a cessé d’être créatrice».1 L’Ère des Révolutions eut recours à différents types de ces sauveurs que Toynbee classifie essentiellement en sauveur à la Machine à explorer le Temps - selon le titre de la célèbre nouvelle d’H. G. Wells - et sauveur au glaive : on pourrait sans doute élargir la typologie dans le cas de la civilisation occidentale - les Romantiques et les idéalistes développeront même une idéologie «qui veut que l’artiste soit proche du peuple ou de la nation, mais éloigné du pouvoir»2 -, mais il apparaît évident, compte tenu des catégories d’archaïsme et de futurisme déjà relevées au niveau du sens de l’histoire, que dans la catégorie des sauveurs à la Machine à explorer le Temps, correspondait, au niveau de la morale de l’histoire, «le sauveur archaïque [essayant] de reconstituer un passé imaginaire. Le sauveur futuriste [tentant] un bond dans l’avenir de ses rêves».3 La dérive de la désagrégation de la civilisation occidentale depuis le XVIIIe siècle - celle qui s’articulait sur la dysfonction sociale et la schize psychologique -, passaient alternativement d’une solution archaïque à une solution futuriste, quand ce n'était pas un syncrétisme des deux : un Empire intergalactique qui pratique des tournois féodaux est un exemple de ce type de divagation de l’imaginaire. En ce qui concerne les sauveurs au glaive, on les verra tenter de rétablir, chacun selon sa situation, l’unité d’un univers qui échappa malgré tout à toutes les solutions proposées par les sauveurs à la Machine à explorer le Temps, voilà pourquoi les sauveurs aux glaives suivirent et ne précédèrent jamais les premiers; ils apparaissent comme le recours ultime contre la désagrégation : «Les sauveurs classiques furent des capitaines et des princes qui luttèrent et réussirent à fonder ou à rétablir des États universels. Étant donné que le passage d’un temps de troubles à un État universel est susceptible d’amener un apaisement réel et immédiat, ces fondateurs glorieux furent adorés comme des divinités*; mais les États universels n’en sont pas moins éphémères. Si, par un tour de force, ils se prolongent au-delà du laps de temps habituel, ils doivent payer la rançon de cette longévité exceptionnelle. Ce sera en dégénérant en anomalies sociales, aussi pernicieuses à leur manière que les temps de troubles qui les ont précédées ou les interrègnes qui suivront leur dissolution».4 Quoi qu’il en soit, le fait de se précipiter dans la mystique du sauveur afin de résoudre rapidement un état d’urgence généralisé entre des aspirations lourdes d’intérêts et des contraintes limitatives sérieuses de moyens, indique combien la minorité créatrice nouvelle semblait réussir là où échouait la vieille minorité dominante. Mais tout cela n’est qu’un leurre. En fait, il ressort de l’étude du cas occidental, que la relève créatrice réussit davantage dans le domaine de la spéculation et de la fantaisie alors que ses solutions concrètes révèlent un manque d’imagination pratique et un esprit obsessionnel compulsif. Bientôt abandonnée à des rites à caractères religieux mais vides de toute spiritualité, à de vains rêves d’empires édifiés ou restaurés, elle n’eut à proposer que des mesures moralisatrices doublées de violences sauvages et incontrôlées justifiées par des énoncés d’allure scientifique; enfin, en dernier recours, à des inventions administratives fétichistes et irréalistes associées à de vulgaires trucs de magie qualifiés de progrès technique.

Quoi qu’il en soit, la mystique du sauveur contemporain s’inscrit dans le prolongement de la sotériologie chrétienne qu’elle laïcise et réduit à des paramètres politiques dans le contexte révolutionnaire. Car il s’agit avant tout de sauver la Révolution, par n’importe quel moyen, par n’importe quel agent. On peut toujours, si l’on est d’allégeance rousseauiste, reporter sur le peuple, et de préférence le petit peuple, le bon sauveur des spéculations bourgeoises. Les marxistes, quant à eux, le reporteront sur le prolétariat ouvrier des centres urbains. Georges Lefebvre l’attribua à la paysannerie; Albert Soboul au petit peuple sans-culotte parisien : «Plus que jamais, dans cette lutte, fut nécessaire l’énergie du peuple sans-culotte : ce recours auquel la Gironde, par égoïsme de classe, s’était refusée, une autre fraction de la bourgeoisie y consentit, qui allait s’attacher, par l’organisation du Gouvernement révolutionnaire et de la dictature jacobine, à encadrer et à discipliner l’ordre populaire. De là devait venir le salut de la République».5 Michelet, historien de la bourgeoisie libérale, ne faisait pas ces savantes distinctions et déclarait unanimement le Peuple sauveur de la Révolution. Les révolutionnaires, encore plus libéraux que nationalistes, voyaient dans les individus particuliers, c’est-à-dire eux-mêmes, les seuls détenteurs possibles de toute solution apte à sauver la Révolution : ainsi Mirabeau : «la révolution, pour ce révolutionnaire passionné et lucide, était le moyen d’établir une constitution équilibrée, non pas de substituer la dictature d’une assemblée au despotisme d’un monarque».6 De fait, «Mirabeau, toujours prudent, s’inquiétait de l’exaltation de l’assemblée. Il voyait les esprits échauffés; il craignait les décisions irréversibles dont la monarchie ne se relèverait peut-être pas. Il redoutait tout autant une riposte irréfléchie de la royauté qui, mettant fin à la législature balbutiante, déchaînerait la violence, la guerre civile, des calamités dont il n’osait préciser les horreurs. Le salut était dans la voie moyenne, acceptable pour le régime et pour la nation. […] Mirabeau offrait donc ses services; non pour se vendre, mais par sa conviction profonde qu’aucune révolution ne pouvait s’imposer sans lui».7 Il n’y avait donc pas seulement de la fatuité dans ce personnage qui osait affirmer de lui-même, dans un écrit du 22 octobre 1790 : «Je suis l’homme du rétablissement de l’ordre, et non d’un rétablissement de l’ordre ancien».8 La grande prétention de Mirabeau, sa popularité (surfaite) et ses ambitions personnelles lui créèrent bien des jalousies. En face de lui, son alter ego en quelque sorte, La Fayette, «le “héros des deux mondes”, par sa générosité chevaleresque, séduisait la bourgeoisie, éblouie d’avoir un pareil chef. Grand seigneur, magnifique et libéral, il en imposait au peuple… Il rêvait d’être le Washington de la France, de rallier le roi à la Révolution et l’Assemblée à l’idée d’un exécutif énergique. Plein d’un optimisme naïf et, d’ailleurs, sûr de son génie, il s’avança sur la corde raide, tandis que son ami Jefferson tremblait pour lui et que Gouverneur Morris, sarcastique, prédisait sa chute».9 Contrairement à l’homme à scandales qu’était Mirabeau, La Fayette apparut davantage, selon le mot de Soboul, «symbole plutôt que chef»,10 ce qui lui monta rapidement à la tête, quoiqu’«il n’en demeure pas moins qu’il était homme d’honneur, de courage, n’hésitant jamais à sacrifier ses intérêts à ses principes».11 La Fayette ne fut jamais en passe de devenir ce sauveur au glaive, comme le fût son mentor, Washington, pour les États-Unis. Ou l’homme qui le craignit toujours un peu, Napoléon Bonaparte. Son destin, celui d’être broyé par la radicalisation de la Révolution, appartient à celui des modestes tragédies selon la formule de Ferreira : «Tel le démiurge, la Révolution animatrice de destinées, créatrice de légendes, est aussi apte à les briser; c’est toujours Elle qui, sur son immense théâtre, tient le premier rôle, implacable à l’encontre de ceux qui ne seraient pas à la hauteur de la pièce qu’elle veut leur faire jouer».12 Malgré leur rivalité féroce, Mirabeau et La Fayette se proposaient comme les modèles de patriotes capables de sauver de la tourmente la Nation, le Roi et la Révolution… pourvu qu’ils obtinrent un poste de Ministre (l’attente déçue de Mirabeau) ou devienne maire de palais (tel que le suppose Mathiez de La Fayette) de la monarchie constitutionnelle. Ils s’offraient tous deux à une attente certaine qui avait déjà été celle des Américains en 1776. Eux aussi avaient connu l’ivresse de la révolte suivie de l’angoisse de l’anarchie. Ils avaient fait, les premiers, l’expérience qu’il est plus facile de chauffer les agitations que d’organiser et conduire la Révolution : «Avec Sam Adams et d’autres, le Congrès disposait de patriotes qui pouvaient entraîner la foule mais il avait un besoin impérieux d’un homme qui pût la discipliner et la diriger, qui pût à la fois représenter l’image d’un commandant en chef à la façon européenne et se conformer à cette image, tout en restant un véritable Américain».13 Encore plus hantés par la corruption, l’espionnage et l’agiotage, les révolutionnaires français tenteront plutôt d’écarter la solution de l’homme providentiel pour n’être que les instruments modestes d’un gouvernement collégial propre à une véritable régénération patriotique. Ainsi, pour Saint-Just, «“il faut gouverner par le fer ceux qui ne peuvent l’être par la justice.” Ce dernier trait traduit un pessimisme et un refus de s’incliner devant l’avilissement des mœurs. Il entend rester debout, affronter le destin face à face et “ne dormir que dans le tombeau”. Elle reviendra souvent - comme une obsession - dans ses prochains discours cette expression de la volonté de veiller jusqu’à la mort. Comme si, sentant proche la fatalité de celle-ci, il eût voulu ne pas perdre une heure de sa vie, ne pas mourir sans avoir, en conscience, tout tenté».14 Moins qu’un commandeur à la Cincinnatus, le sauveur au glaive fut ici un purificateur. Sa figure se complexifia au point que la conscience historique ne sait plus où trop le situer moralement. Les intarissables débats autour de la personne de Robespierre qui, de Laponneraye à Guillemin en passant par Jaurès et, bien sûr, Mathiez, font de l’Incorruptible un mystique en politique, ou de Michelet à Furet en passant par les inénarrables Taine et Gaxotte dénonçant le cuistre, l’homme pâle et sa politique mystique : «Ils peuvent condamner Robespierre, vitupère Gallo, cette condamnation est la preuve qu’ils reconnaissent, qu’ils distinguent - le Christ n’a-t-il pas été crucifié? - par le châtiment exemplaire qui est souffrance et joie indicibles, mais la résurrection est certaine. Maximilien croit à la postérité».15 Comparer Robespierre au Christ, c’est déjà aller très loin, aussi loin que d’en faire un monstre vaniteux assoiffé de sang. Les Américains, sans doute, heureusement pour eux d’ailleurs, ne connurent pas de telles figures exaltées. Bien au contraire, ils cherchèrent toujours dans la peau de leurs sauveurs une figure modérée mais tout aussi déterminée et mobilisée par une morale activiste. Non seulement lorsque l’urgence de la guerre ouverte avec l’Angleterre exigea un commandement militaire efficace, mais encore plus, lorsque la Confédération des États-Unis s’achemina vers la crise politique et qu’il fallut définir l’image d’un exécutif national idéal, fort mais à l’abri de toute tentation dictatoriale. Ainsi, au Congrès de Philadelphie de 1787, «James Wilson, délégué de la Pennsylvanie, prit la parole pour expliquer pourquoi il était partisan de la remise du pouvoir exécutif entre les mains d’une seule personne. Les qualités essentielles de l’exécutif, selon lui, étaient l’énergie, la diligence et le sens des responsabilités. Une seule personne serait plus énergique et diligente qu’un directoire».16 Et cette personne était déjà toute trouvée : c’était George Washington. L’ex-général recyclé en premier fonctionnaire de l’État offrait la garantie du modèle, de Cincinnatus, qui deviendra vite l’idealtypus de la Constitution américaine, car c’est bien à partir de l’image qu’on se fît de cet individu que l’on créa la fonction présidentielle et qui commandera les figures rassurantes de Jefferson, de Madison, de Lincoln et de F. D. Roosevelt au cours des grandes crises internationales de l’histoire américaine.

Car on s’entend plus facilement autour des figures que l’on revêt du manteau du sauveur au glaive. C’était déjà le despote éclairé aux yeux de Voltaire, et quand ce n'était pas le despote lui-même, c’était son chef d’armée : ainsi Kaunitz en Autriche, Potemkine puis Souvorof en Russie, etc. La gloire nouvelle - celle de l’utilité publique – jumelait l’ancienne noblesse féodale aux vertus bourgeoises selon l’Idealtypus tracé par les philosophes : «La philosophie du XVIIIe siècle finit par concevoir un homme “surdéterminé”. Tant que l’idéal demeure surnaturel, l’homme trouve sa liberté dans la distance qui l’en sépare : on n’est jamais tenu d’être tout à fait fidèle à un absolu lointain. Mais si l’absolu se loge dans la nature même, comment lui résister? Sans doute l’homme peut-il alors aisément accéder à la perfection, puisqu’il la porte en lui-même. Il n’en doit pas moins choisir entre la tyrannie immanente de la nature et le désastre de ceux qui, voulant y échapper, tombent dans la catégorie des “monstres”, qu’on ne peut plus sauver. Cela explique pourquoi ce siècle, qui a tant revendiqué la liberté, n’a su élaborer qu’une morale autoritaire, en proposant de l’homme une image plus générale encore que le type forgé par les classiques. La nature, telle que ceux-ci la concevaient, ne visait qu’à représenter l’homme tel qu’il est. Elle signifie désormais ce qu’il doit être. La morale a pour but de façonner l’individu de telle sorte qu’en ne croyant suivre que son “caractère”, il se dirige immanquablement vers le bonheur que la nature et la philosophie lui ont préparé».17 Comment faire en sorte que la gloire nouvelle ne transforme pas un tel homme moral en nouveau despote? «Mais voici enfin, Marat le suppose, un chef qui se révèle, et qui prend en main la direction du mouvement. Voici ce que lui recommande alors l’auteur des Chaînes de l’Esclavage. D’une façon générale, il doit se montrer extrêmement prudent et habile. “S’il a tout à craindre de sa sévérité, il n’a pas moins à craindre de ses mauvais succès.” Énergie, clairvoyance, rapidité de décision et faculté de s’adapter aux exigences de la situation révolutionnaire sont les principales qualités requises. “Le moindre tempérament ruine une entreprise audacieuse”».18 Marat appelait davantage à ce sauveur idéal autant qu’il se savait incapable de l’incarner. Toute révolution moderne se présente, telle une accoucheuse d’hommes nouveaux, vectrice d’une société future et le sauveur qui en émerge peut finalement être moins un individu qu’un idealtypus semblable à celui tracé par Marat et qui correspond étrangement à la figure historique de Washington. Bref, l’homme du nouveau Contrat social, efficace et généreux : «ce fondateur [de régime politique] - le grand législateur de la tradition humaniste - ne peut être, comme l’écrit Rousseau dans le Contrat social qu’un “homme extraordinaire”, puisqu’il s’arroge le droit, sans autorité formelle, d’inventer de “nouvelles règles de la société”. Il est donc au départ un imposteur, le temps d’élaborer les textes qui constitueront la loi fondamentale du nouveau régime. Il est vrai que ces textes, une fois rédigés, seront soumis fort démocratiquement au consentement du peuple. L’imposture n’est donc que provisoire».19 La personnalité du sauveur étant transitoire, par le contrat qu’il paraphe, le premier, de sa signature, il entendait fonder dans la Loi l’œuvre enfantée par la victoire des armes. L’imposture réelle de l’affaire ne consisterait-elle pas davantage à masquer le règne de la force par la fiction du droit? C’est cette ambiguïté inconfortable mais inavouable, qui laissera toujours un arrière-goût amer dans la bouche des révolutionnaires, que mettaient en évidence les cicatrices des révolutions inachevées dans la conscience historique occidentale. Le salut de l’enfant se paya de l’interruption volontaire de grossesse de la mère, et les aspirations idéalistes se trouvèrent embrochées autour de l’épée de leur sauveur historique. Comme le reconnaît Robert Palmer, «le problème dans toute l’Amérique et en Europe fut, pendant un demi-siècle, de “former” le gouvernement nouveau en même temps que la société nouvelle. Le problème fut de trouver un pouvoir constituant. Napoléon offrit ses services à l’Europe. Les Américains recoururent au processus de la convention constituante - qui, révolutionnaire à l’origine, devint bientôt une institution de droit public aux États-Unis».20 L’épée de Washington trucida le mouvement révolutionnaire avec moins de douleur que le sabre de l’Empereur car elle était enroulée dans une Constitution équilibrée et somme toute bienveillante; l’épée de Napoléon, affûtée sur le tranchant de la guillotine, fit un carnage d’abord dans les acquis de la Révolution avant de saigner à blanc l’Europe toute entière. Voilà pourquoi, à bien des égards, les noms de Washington et de Bonaparte sont restés représentatifs de l’idealtype du sauveur au glaive.
Si le personnage de Napoléon fascine plus encore que celui, figure autrement austère, de Washington, c'est que la réputation du Père Fondateur est moins entachée que celle de l’Empereur, dont la dictature absolutiste et l’arrogance personnelle hypothèquent la vertu salvatrice. La légende de Washington possède sa richesse de vertus morales et d’attitudes édifiantes. Une génération après la mort du sauveur, le révérend Mason Weems fournissait une Vie de George Washington «accompagnée de curieuses anecdotes tant honorables pour lui-même qu’exemplaires pour ses jeunes compatriotes»,21 et parmi lesquelles nous retrouvons le fameux récit du cerisier abattu (en fait, une plate réplique de l’épisode du poirier dans les Confessions de saint Augustin). Ces récits exemplaires étaient tirés tout au long de sa carrière, tandis que la morale exemplaire de Bonaparte s’arrêtait au fameux combat de boules de neige à l’école militaire de Brienne, le reste devenant une suite d’anecdotes pour adultes seulement. Si la légende de Washington put se diffuser aussi unanimement parmi les Américains, c’est que le personnage avait lui-même une estime de soi suffisamment grande pour se concevoir comme le sauveur providentiel de la Révolution et de son pays : «Il était fondé à croire que la résistance américaine pourrait s’effondrer s’il n’était plus là pour tenir les choses en main. Mais plus longtemps il restait au gouvernail, plus il se confondait irrévocablement avec la nation et en devenait le symbole. Pour parler sans détours, le général Washington disparaissait en tant qu’individu et faisait place à un phénomène de légende, celui d’un Saint George américain. Il était la victime de ce processus, mais il est permis de penser que, jusqu’à un certain point, il le provoqua lui-même, non pas simplement en remportant une victoire aussi éclatante, en témoignant de tant de sévérité dans l’accomplissement de sa tâche d’homme d’État, en se montrant aussi désintéressé, mais aussi en abandonnant délibérément et ouvertement son identité privée pour mieux s’identifier à sa fonction publique».22 Ne reconnaît-on pas là le processus décrit dans les Testaments politiques du despote éclairé Frédéric II? D’autre part, Washington apparut bien sous les traits d’un Saint-Georges, par exemple dans le célèbre tableau de La traversée de la Delaware. Aussi, «à la tête des armées de la jeune République, il fallait un homme pratique et un homme de volonté, plutôt qu’un grand stratège : c’est ce qu’il a été».23 En conséquence, «les héros locaux, les autres grands personnages de la révolution ont été oubliés : l’arbre de Washington les dissimule»,24 ce qui est moins évident pour les généraux d’Empire. Dans un cas comme dans l’autre, selon les paradigmes littéraires et narratifs hérités de la sotériologie chrétienne, Washington et Bonaparte héritèrent de la position du Christ lors de la célébration de la Cène, les autres généraux figurant plutôt comme des co-partageants. Mais ces Christs nouveaux, des Christs guerriers, nous apparaissent plus Romains que chrétiens et davantage que Jésus, en Cincinnatus, celui que nous convie l’idealtypus de Washington, ce héros romain appelé à la défense de la République et qui se désista lui-même de ses pouvoirs et fonctions pour retourner à sa charrue une fois le danger écarté. Modestie et humilité étaient à Washington ce que l’héroïsme pompier et les phrases grandiloquentes furent à Bonaparte (à Arcole, aux Pyramides, au Grand-Saint-Bernard, à Austerlitz, etc.). C’est lorsqu’il revient au moment où l’anarchie menaçait la Confédération des États-Unis - «Treize souverainetés, avait écrit Washington, agissant les unes contre les autres, et s’opposant toutes à la direction fédérale, conduiront rapidement l’ensemble à la ruine.” Un sens politique aussi direct et rigoureux est inattendu chez un général commandant en chef de l’armée»,25 de commenter Mrs Bowen -, qu’il apparut le sauveur providentiel de la Nation. Ce n’était plus seulement le sage romain, l’humble agriculteur remisant son épée au fourreau, qui parut à l’horizon mythologique de ses compatriotes; mais la sagesse paternelle qu’il incarnait - l’imago du bon Père-Roi -, le patricien bienveillant doublé du républicain sincère (il avait déjà refusé le titre de Roi que lui avaient proposé ses officiers), enfin le Princeps des Pères Fondateurs d’une Nation appelée à devenir d’abord un grand Empire américain avant de finir État universel de la civilisation occidentale. Certes, Washington, plus que Bonaparte, incarna un rêve philosophique, paradoxalement plus rousseauiste - l’imposture temporaire - que pragmatiste. La société américaine appelée à naître du nouveau Contrat Social devait être toute différente de celles qui avaient évolué dans l’Ancien Monde. Voilà pourquoi «George Washington est à la fois le chantre du culte national et son “demi-dieu”, ou son “nouveau Christ”, ou bien encore son “Moïse”, son “Néhémie”, son “Aaron”. Il est le “sauveur de l’Amérique”, le général victorieux, mais modeste, et le “protecteur des citoyens”, le premier magistrat garant de la pérennité des institutions. Il est aussi l’“élu de Dieu”, un Visible Saint en quelque sorte, dont l’enfance exemplaire a révélé qu’il était touché par le doigt de la Providence».26 Woodrow Wilson, qui sera lui-même Président des États-Unis au moment critique de la Grande Guerre de 1914, rétroprojette cette moralisation des vertus de Washington loin en arrière : «Ce fut une leçon des choses, et qui marqua le caractère de la Révolution, de voir Washington traverser à cheval les colonies pour rejoindre l’armée des “Insurgents”. Pas un homme, pas une femme, pas un enfant même qui risquât de ne la point comprendre. Son attitude majestueuse attirait tous les regards; ses façons étaient celles d’un prince; ce visage franc et ouvert, une conscience pure l’éclairait*; cette aisance cordiale dans le salut disait l’homme qui se sent le frère de ses amis. Il y avait en Washington quelque chose qui faisait battre le cœur d’une foule et lui inspirait le respect, quelque chose qui mettait dans le jaillissement des vivats comme une rumeur d’adoration. Les enfants tenaient à le voir, et les hommes se sentaient transportés après son passage! Il était salutaire qu’un tel homme parcourût sous les regards du peuple la longue route allant de Philadelphie à Cambridge, où il allait prendre le commandement de l’armée populaire. Un tel spectacle à coup sûr exalta les sentiments de ceux qui en furent témoins».27 Pour Wilson, Washington incarne l’esprit de l’Amérique un peu comme pour Hegel Napoléon incarnait, au moment précis où il le croisa (de fort loin), le Weltgeist. Alden écrit de même : «À certains égards, après Yorktown, les conditions n’étaient pas défavorables en Amérique à une reprise du pouvoir comparable au coup d’État de Bonaparte en 1799. Washington eût-il voulu s’emparer de l’autorité suprême que tous les patriotes ne s’y seraient point opposés. Il eût probablement trouvé quelque appui parmi eux qui souffraient le plus de l’inflation et du désordre économique et parmi les conservateurs, alarmés tant par la faiblesse des gouvernements des États que par les tendances nouvelles vers la démocratie sociale et politique. Il aurait reçu le soutien d’une partie des continentaux, dont il était devenu l’idole. Peut-être même aurait-il été aidé par quelques Tories. De plus, les gouvernements des États étaient relativement faibles et le gouvernement national, de par les Articles de la Confédération, apparemment réduit à l’impuissance».28 À la rétroprojection wilsonienne, Alden ajoute la fantaisie de l’uchronie d’un Washington bonapartisé, tout cela pour mettre à la fois en comparaison et en contraste les rôles historiques des deux sauveurs au glaive. Héros plus terne que l’Empereur, Washington demeure cependant, dans l’esprit des Américains aussi bien que dans celui des Européens, l’incarnation d’un véritable sauveur des intérêts de la bourgeoisie : «Le contraste entre Washington et Napoléon était saisissant, et Byron, qui parlait de Washington comme du “Cincinnatus de l’Ouest”, fut parmi beaucoup d’autres, un de ceux qui insistèrent sur ce point. […] Washington lui-même parlait fréquemment du destin et s’en remettait à lui. Mais il ne le faisait pas à la manière de Napoléon. Il n’eût jamais comme lui le sentiment qu’il était l’Homme du Destin, mais seulement la certitude que ce qui devait arriver arriverait. […] Il ne s’est pas imposé à l’histoire; c’est l’histoire qui s’est imposée à lui : et il le savait. Il a fait ce qu’il a pu».29
 
Mais le sauveur au glaive, substitut patriotique au despote éclairé, était au fond une figure tardive, surtout dans le cas de la Révolution française. En 1789, lorsque les États généraux furent convoqués, personne ne pensa à un quelconque sauveur au glaive. La Fayette, le héros des deux Mondes, n’était rien de plus, comme l’a vu Soboul, qu’un symbole. Saint-Just et Bonaparte étaient encore loin. Il n’y avait pas davantage de nouveau Contrat social à l’horizon, à peine une réforme constitutionnelle. Personne ne pensait à un sauveur, car le sauveur habitait déjà la personne du Roi : «depuis le sacre des rois, le gouvernement n’est pas totalement une élection, il est un mysterium exercé par le roi grand prêtre et par ses fonctionnaires irrécusables. Ils survivent à la personne du monarque, assurant la continuité de l’État. Sa dignité est perpétuelle, alors que la personne qui l’incarne en est seulement l’instrument».30 Mais le Roi a maintenant son magicien, un financier, le banquier Necker. Aussi, imperceptiblement, la mystique du sauveur tendit-elle à quitter la personne royale pour investir celle du magicien. Furet et Richet ont raison d’insister sur le fait que le 24 août 1788, Louis XVI «fait appel à Necker comme à un sauveur».31 En ayant son sauveur attitré, le Roi évitait à la Nation une attente en un sauveur étranger. D’autre part, on sait comment le second renvoi de Necker, le 12 juillet 1789, sonna l’ouverture du premier affrontement violent de la Révolution qui devait conduire à l’assaut de la Bastille, mais aussi au lynchage des intendants du Roi, Foulon et Berthier, le 22 juillet. Entre temps, si Necker avait cessé d’être le sauveur du Roi, il l’était devenu de la Nation. Le 16 juillet - deux jours après la prise de la Bastille et six jours avant les lynchages, Necker avait été rappelé par l’Assemblée : «Lally-Tollendal emporta l’assentiment général en déclarant : “Messieurs, nous l’avons vu, nous l’avons entendu dans les rues, dans les carrefours, sur les quais, ou les places, il n’y avait qu’un cri, le rappel de M. Necker. Tout ce peuple immense nous priait de demander M. Necker au roi. Les prières d’un peuple sont des ordres. Il faut donc que nous demandions le rappel de M. Necker».32 Le mot de Furet et de Richet est alors repris par Bredin : «Voici le banquier genevois revenu comme un sauveur».33 La bourgeoisie du Tiers avait trouvé son sauveur en la personne du banquier genevois. Pourtant, jusqu’à quel point pouvons-nous considérer les banquiers de l’époque comme d'authentiques personnalités providentielles? Quoi qu’il en soit, le premier sauveur reconnu par la Révolution elle-même fut donc bien l’un d’entre eux, et cela tant par le Roi que par l’Assemblée. Banquier étranger (suisse), protestant (donc inapte au Ministère), libéral (mais interventionniste), toute l’ambiguïté (baroque?) du personnage conduisait la France à la servitude financière et à la ferveur populaire. Véritable magicien parce qu’il préférait les emprunts financiers aux ponctions fiscales, l’adulation portée à Necker en fit bien un héros populaire. Les Mirabeau et les La Fayette ne vinrent qu’après la disgrâce de Necker… auprès de l’Assemblée (18 septembre 1790). Le sauveur à la petite caisse est un type non retenu par Toynbee, pourtant l'idealtypus dépassait les personnes de Turgot et de Necker. Le renvoi de Turgot, rappelons-le, avait sonné le glas du despotisme éclairé en France; celui de Necker sonna tout simplement celui de la monarchie constitutionnelle. On vit bien un troisième financier, Clavière, joint à la politique de la Gironde, être renvoyé par le roi en juillet 1792, et le renvoi de Clavière sonna cette fois le glas et de la monarchie… et du monarque. Des financiers de la spéculation et de l’agiotage tels les frères Frey, Proli, l’abbé d’Espagnac et autres firent perdre la tête à Hébert et aux principaux dirigeants cordeliers tandis que la duplicité d’un Perrégaux n’est pas étrangère à la chute de Robespierre. Il est significatif que la fille du banquier Cabarrus, devenue la femme du conventionnel Tallien, fut considérée comme l’intercesseur pour la grâce de nombreuses vies : «On voyait partout Mme Tallien. Ci-devant marquise de Fontenay, Thérésa Cabarrus avait enfin épousé son sauveur. Elle fut à son tour la protectrice des anciens Feuillants ou Girondins, qui la saluèrent comme “Notre-Dame de Thermidor”, ou “Notre-Dame du Bon Secours”. Le vieux Charles de Lacretelle se souvenait encore de celle qui lui semblait, en 1794, “l’humanité incarnée sous les formes les plus ravissantes”».34 On aurait tort de ne voir là que ruse de la raison ou ironie de l’histoire, car tous ces noms qui, avec celui d’Ouvrard, allaient symboliser la corruption du pouvoir par la finance, définissaient ce qu’allait être le monde de demain. L’héroïsme des Volontaires de l’an II, la tragédie des orateurs et des journalistes de la Convention, la grandeur de Napoléon et l’extension maxima de son Empire pesèrent de peu de poids devant la réalité du pouvoir social et idéologique de ce nouveau monde de la finance qui naquît de la Révolution. La reconnaissance de sauveurs dans ces personnages équivoques qui, de Necker à Ouvrard et aux deux cents familles à l’origine de la Banque de France constituée par une loi du Consulat - les fameuses dynasties bourgeoises de Beau de Loménie -, révèle la véritable morale de l’histoire contenue dans la mystique de la période de désagrégation de la civilisation occidentale. Pour Jean-Marie Domenach, «le capitalisme, après avoir détruit l’ordre traditionnel, s’est montré incapable de le remplacer, préparant ainsi le terrain à l’avènement des brutes. Lorsqu’un système fondé sur le profit entre en crise, il ne trouve plus de ressource dans les valeurs et les élites qu’il a anéanties ou corrompues. Spontanément surgissent alors des “sauveurs” qui proclament l’état de détresse, la supériorité de la force sur le droit, l’inégalité fondamentale des individus et des groupes. Non seulement ils entraînent une grande partie du peuple, mais ils obtiennent avec une étonnante facilité l’adhésion ou la complicité des autorités établies».35 Domenach pense ici aux régimes fascistes, mais on ne saurait mieux exposer les intérêts financiers derrière la mystique du sauveur au glaive dans le contexte des crises révolutionnaires de l’Occident contemporain. Ce rapport de l’argent et de la force qui émergea de la tourmente révolutionnaire devait conduire à la dictature de Bonaparte avant celles de Mussolini et de Hitler ou d'autres petits tyrans tristement dérisoires de l’Europe du XXe siècle. Les Américains ont-ils donc raison de considérer que leur révolution, suivie de sa période constitutionnelle troublée, était essentiellement tournée vers la prise en main de l’auto-détermination au niveau national, alors que la Révolution française conserve, même de nos jours, toutes les apparences de ce qu’on appellerait un État en gestion de crise, et qu’il s’agissait là d’une crise structurelle profonde qui était celle de l’Europe entière? - En tout cas, elle est devenue, depuis, celle de toute la civilisation occidentale.

1 A.-J. Toynbee. op. cit. pp. 582-583. * Prolétariat est à entendre ici au sens de Tiers-État. ** Ces personnalités exceptionnelles seraient moins le groupe des révolutionnaires que l'élite constituée de la frange innovatrice de la noblesse d'Ancien Régime et la haute-bourgeoisie entrepreneurial. Compte tenu de ces deux nuances, le schéma théorique général de Toynbee s'applique particulièrement bien au contexte de la Révolution française où une minorité créatrice s'apprête à prendre la succession d'une minorité dominante ayant perdu le contrôle du développement de la civilisation.
2 E. Buch. op. cit. p. 11.
3 A. J. Toynbee. op. cit. p. 583.
4 A. J. Toynbee. Ibid. p. 584. * Les cas de George Washington et de Napoléon Bonaparte sont exemplaires de cette fascination puisque placés à l'issu des deux révolutions atlantiques.
5 A. Soboul. op. cit. 1982, p. 42.
6 G. Chaussinand-Nogaret. op. cit. 1982, p. 197.
7 G. Chaussinand-Nogaret. Ibid. p. 165.
8 Cité in G. Chaussinand-Nogaret. Ibid. p. 278.
9 G. Lefebvre, cité in J.-B. Duroselle. op. cit. p. 42.
10 A. Soboul, préface à G. Lefebvre. op. cit. 1966, p. 12.
11 J. Lessay, corrigeant l'opinion de Rivarol. op. cit. p. 146.
12 M. Ferreira. op. cit. p. 38.
13 M. Cunliffe. op. cit. p. 91.
14 A. Ollivier. op. cit. pp. 291-292.
15 M. Gallo. op. cit. 1968, p. 167.
16 C. D. Bowen. op. cit. p. 97.
17 R. Mauzi. op. cit. pp. 257-258.
18 G. Walter. op. cit. 1933, p. 37.
19 D. Lacorne. op. cit. p. 252.
20 A. Kaspi. op. cit. 1973, p. 73.
21 Cité in M. Cunliffe. op. cit. p. 33.
22 M. Cunliffe. Ibid. pp. 227-228.
23 C. Cestre, préface à W. Wilson. op. cit. p. 9.
24 A. Kaspi. op. cit. 1976, p. 199.
25 C. D. Bowen. op. cit. p. 64.
26 É. Marienstras. op. cit. pp. 398-399.
27 W. Wilson. op. cit. p. 120. * Wilson voit Washington des fenêtres de son Université de Princeton un peu comme Hegel avait entrevu Napoléon à travers la brèche ouverte par un boulet de canon, dans le mur de sa bibliothèque, après la bataille de Iéna.
28 J. R. Alden. op. cit. pp. 388-389.
29 M. Cunliffe. op. cit. pp. 24 et 32.
30 M. Ferro. op. cit. p. 541.
31 F. Furet et D. Richet. op. cit. p. 58.
32 Cité in J. Godechot. op. cit. 1966, p. 395.
33 J.-D. Bredin. op. cit. p. 99.
34 F. Furet et D. Richet. op. cit. p. 279.
35 J.-M. Domenach. op. cit. p. 154.
Jean-Paul Coupal.
La tourmente révolutionnaire, vol. 3.

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