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jeudi 12 août 2010

Vertiges baroques

VERTIGES BAROQUES
(extraits)

L'univers selon Copernic


Sommaire de l'ouvrage

Historicité
I. LE SAC DE ROME - 1527 -I.1 Avez-vous dit: Baroque?
I.2 Mutations
I.3 Fractures
I.4 Mouvements

II. COPERNIC ET LA RÉVOLUTION SCIENTIFIQUE
II.1 Émergence de la science moderne
II.2 Structures d’une révolution scientifique
II.3 Argument d’autorité et argument critique

III. LA RÉVOLUTION COPERNICIENNE
III.1 L’autorité d’Aristote et de Ptolémée et la critique de Copernic
III.2 Copernic
III.2.1 L’Homme
III.2.2 Copernic humaniste
III.2.3 Copernic baroque

III.3 De Copernic à l’univers baroque*
III.4 Du Soleil au cœur: la persistance de l’analogie baroque

IV. MÉTAPHYSIQUE DU MOUVEMENT
IV.1 Du mouvement
IV.2 L’horloge mécanique
IV.3 Le Deus ex machina
IV.4 Le Deus absconditus

V. LA «RÉVOLUTION COPERNICIENNE DE L’INDIVIDU»
V.1 Être et paraître
V.2 L’un… et l’autre
V.3 Ontologie et tragédie
V.4 L’Église baroque
V.5 L’État baroque

VI. LA PENSÉE HISTORIQUE BAROQUE
VI.1 Crises dans l’historiographie
VI.2 Poétique et historique à l’époque baroque
VI.3 Le mouvement et l’esprit scientifique dans l’histoire: le cas de Fernand Braudel
VI.4 Pierre Corneille et l’histoire tragi-comique
VI.5 Jean Mabillon et l’histoire érudite
VI.6 Bossuet et l’École française de spiritualité
VI.7 Fontenelle et l’émergence de l’idée de progrès dans l’histoire
VI.8 Vico et la Science Nouvelle

Signification
I. DU TRAUMATISME ET DE L’ANGOISSEI.1 Des angoisses au traumatisme de 1527
I.2 Du traumatisme de 1527 à l’angoisse héliocentrique
I.3 Du désenchantement du monde

II. TRADUCTIONS BAROQUES
II.1 Psychanalyse du vertige
II.2 Des profondeurs du Baroque*
II.3 Du général et du détail

III. LA VIE EST UN SONGE
III.1 Le complexe maniériste
III.2 Des perversions baroques
III.2.1 Songes et cauchemars
III.2.2 Du divertissement et des peines
III.2.3 De l’amour-propre au grotesque


IV. CORPS EN CRISES
IV.1 Corps fantastique
IV.2 La querelle des culs et des cons
IV.3 L’avant-premier Faust

V. SCHISME DANS L’ÂME
V.1 Le territoire du vide
V.2 Violence et ambivalence
V.3 Abandon et contrôle de soi
V.4 Désertion et martyre
V.5 Impression d’entraînement fatal et sens du péché
V.6 Culture des élites et culture populaire
a) le théâtre
b) la gestuelle
c) l’étiquette
d) la musique

VI. REFOULEMENTS ET EXCÈS
VI.1 Saturne écorché
VI.2 Nécropoles royales
a) Château Saint-Ange
b) L’Escurial
c) Le Hradschin

d) Versailles

VI.3 Les fossiles-vivants baroques
VI.4 Le Misanthrope et la libido sciendi
VI.5 Don Juan et la libido sentiendi
VI.6 Le Tartuffe et la libido dominandi

VII. CONFLIT DE GÉNÉRATIONS
VII.1 Famille baroque
VII.2 L’autorité du Père
VII.3 La critique du Fils
VII.4 Baroque: Père et Fils

VIII. FIN DU BAROQUE?

Moralisation
I. TERRIBILITÀI.1 Le sac de Rome entre guerres ouvertes et guerres secrètes
I.2 Les guerres de religion
I.3 La Guerre de Trente Ans

II. LE BAROQUE: UNE CONTRE RÉVOLUTION CULTURELLE?
II.1 Une «contre-révolution» culturelle…
II.2 …ou une révolution «contre-culturelle»?
II.3 L’allégorie mythologique du Roi-Soleil
II.4 La métaphore de la rotation révolutionnaire

III. UNE CULTURE DU SOUPÇON
III.1 Les ambiguïtés morales
III.2 La faillite de l’histoire
III.3 La révolte du théâtre*
III.4 La sincérité comme position éthique sociale de l’histoire

IV. SCHISME DANS LE CORPS SOCIAL
IV.1 Ordres en ordonnée et classes en abscisse: coordonnées de la société baroque sur plan
cartésien
IV.2 L’anomie baroque
IV.3 Extension des marchés et second servage
IV.4 Embourgeoisement de la noblesse et réactions frondeuses
IV.5 Les hauts et les bas de la bourgeoisie
IV.6 Les soulèvements populaires

V. L’ANCIEN RÉGIME ET LA RÉVOLUTION
V.1 Trônes, Dominations, Puissances…
V.2 La Puissance…
V.3 …et la Richesse
V.4 L’Ancien Régime
V.5 L’absolutisme
V.6 La Révolution
V.7 Les «commotions» d’Angleterre

VI. L’ÉTAT UNIVERSEL
VI.1 De la «raison d’être» à la raison d’État
VI.2 Communications
VI.3 Provinces
VI.4 Garnisons et colonies
VI.5 Capitales
VI.6 Langue et écriture officielles
VI.7 Loi
VI.8 Calendriers; Poids et mesures; Monnaie
VI.9 Armées permanentes
VI.10 Administration publique
VI.11 Citoyenneté

LE BAROQUE DANS LA CONSCIENCE HISTORIQUE OCCIDENTALE: LA RÉVOLUTION COPERNICIENNE

Nicolas Copernic

HISTORICITÉ


III.3 DE COPERNIC À L’UNIVERS BAROQUE

Nouvel Aurélien, Copernic plaçait le Soleil au centre de son univers comme jadis l’empereur romain le reconnaissait comme divnité. Mais Copernic n’était pas empereur et son héliocentrisme se construisait sur des données mathématiques et non théopolitiiques. Tout son système reposait sur une mécanique et une dynamique ancienne qui ne satisfaisaient plus l’esprit de l’homme moderne. Mais pourtant, celui-ci hésite à franchir le pas de la nouveauté. En fait, les astronomes nouveaux recevaient du système de Copernic trop peu, trop tard pour pleinement satisfaire. Le nouveau système, malgré sa prétention à la clarté et à la simplicité par rapport à la cosmologie ptoléméenne, posait davantage de problèmes qu’il n'en solvait. Dans la direction choisie par la science moderne, il fallait poursuivre ce travail amorcé par Copernic qui n’était, au fond, que le nettoyage des paradigmes de la structure de l'esprit scientifique. Tycho-Brahé s’efforça de synthétiser, dans la pure dialectique thèse/antithèse, Ptolémée et Copernic, mais il ne fit que compliquer le système d’une véritable arabesque de cercles planétaires entrelacés : les planètes tournaient autour du soleil, mais le soleil tournait autour de la Terre. C’est Kepler (1571-1630) qui, finalement, apprit à l’Occident à faire son deuil définitif de l’ancienne cosmologie ptoléméenne : «Dans le système copernicien, le Soleil est passé au centre de l’univers, mais continue à ne remplir qu’une fonction d’“éclairage”: c’est lui qui illumine les planètes, il n’est pas la cause de leur mouvement. Kepler fait un grand pas en avant lorsqu’il voit dans le Soleil un véritable moteur. Il note que plus une planète est éloignée du Soleil, plus sa période est longue. À ce phénomène, les astronomes du Moyen Âge n’avaient donné que des explications de type mystique ou animiste. Par exemple, les stoïciens, que Kepler avait étudiés dans l’ouvrage classique de Scaliger, considéraient que chaque planète possède son esprit propre (mens) qui la guide à travers le ciel. De même la médecine, qui rattachait chaque planète à une sphère transparente, affirmait que les sphères étaient mues par quelque intelligence céleste. […] Kepler fera par la suite une remarque capitale : mon système céleste affirme-t-il, reste d’une parfaite cohérence “si l’on remplace le mot “âme” (anima) par celui de “force” (vis). Ainsi fraya-t-il hardiment la voie à une explication mécaniste, et non plus organique, de l’univers. “Esprit” et “intelligence céleste” feront place à des forces».1 Se mettait ainsi en place une vision mécaniciste non seulement de l'univers, mais aussi des systèmes humains.
 
Dans le système de Copernic, l’Âme du Monde située dans le Soleil gouvernait les planètes, les dirigeait selon leurs orbites propres. Ce vestige de néo-platonisme se voyait balayé par le système de Kepler. Les problèmes devenaient véritablement d’ordre de la physique de l’univers. Kepler renforçait ainsi Copernic, mais dans une voie insoupçonnée par le chanoine craintif. Ses observations persistantes ne cessaient de lui opposer un dessin inédit des orbites qui contredisait la repoduction, le déjà-vu, sur lequel Copernic s’obstinait car, comme Copernic, Kepler «resta longtemps obsédé par l’idée que les mouvements des corps célestes doivent être circulaires et uniformes. Il l’abandonna pourtant, car après avoir essayé d’autres figures géométriques, il trouva, en 1609, que l’ellipse convenait parfaitement et donnait des prédictions du degré d’exactitude voulue».2 C’était un verrou esthétique que Kepler venait de faire sauter comme paradigme néo-platonicien désuet de la connaissance scientifique, mais tout cela prit avant tout une allure proprement mathématique : «Et Kepler se met alors à rechercher ce que personne n’avait jusque-là examiné: une relation entre les distances des planètes au Soleil et la vitesse à laquelle elles se meuvent sur leurs orbites. L’observation indique que cette vitesse décroît quand la planète considérée est plus loin du Soleil. Pourquoi? Personne, avant Kepler, n’avait répondu à cette question. Kepler a une idée : il doit exister une force émanant du Soleil qui agit sur les planètes, et qui les pousse sur leurs orbites; quand la planète est plus éloignée, cette force est plus faible, et la planète va alors plus lentement. Il ajoute même que cette force doit diminuer avec la distance comme la “force de la lumière” (c’est-à-dire son intensité, intuition avant Newton d’une force variant comme l’inverse du carré de la distance (ce que fait l’intensité lumineuse)».3 Le tout allait bientôt être formulé à travers une série de lois dites lois de Kepler : «1) Les planètes décrivent des ellipses dont le centre du Soleil occupe un des foyers; 2) Le rayon joignant le cercle du Soleil au centre de la planète balaie, au cours du mouvement, des aires égales en des temps égaux; 3) Le rapport du cube, du demi-grand axe au carré de la période, est le même pour toutes les planètes».4 La science moderne suivait la bonne piste et les lois de Kepler - la troisième venant plus tardivement que les deux premières - ouvrirent l’astronomie à la physique. Les formulations devèrent rester ambiguës pendant un bon demi-siècle, ne pouvant trouver sa démonstration définitive que dans la loi de la gravité universelle de Newton (1643-1727).
Désormais, tout un nouveau vocabulaire enrichissait l’astronomie occidentale de mots tels : force, orbites, attraction, et contribuait à un nouvel imaginaire de l’espace axé davantage sur le mouvement que sur la disposition hiérarchique des corps célestes. Dans l’Astronomia Nova, Kepler exposait comment cette nouvelle vision de l’univers infini se constitua sur le modèle des formes baroques : «Oh! puissé-je avoir assez de larmes pour pleurer sur le zèle pathétique d’Apianus [auteur d’un manuel fameux] qui, s’appuyant sur Ptolémée, perdit son temps et son ingéniosité à construire des spirales, des boucles, des hélices, des tourbillons et tout un labyrinthe de volutes, afin de représenter ce qui n’existe que dans l’esprit; ce que la Nature refuse d’accepter comme image. Et cependant cet homme nous a montré qu’avec sa pénétration il eût été capable de dominer la Nature».5 Plus riche, sans doute, mais aussi plus inquiétant : «Francis Bacon se représentait l’univers comme un vaste labyrinthe de phénomènes, dans lequel l’esprit humain devait irrémédiablement se perdre, à moins que le penseur ne suivit un fil conducteur capable de guider ses pas. Ce fil conducteur était le raisonnement par induction. Cette nouvelle méthode ne pouvait cependant être utilisée qu’après confirmation suffisante des faits d’observation».
Une circulation permanente des correspondances entre savants traversait parfois le monde de l’art. Jusqu’au temps de Newton et de Leibniz, c’est-à-dire au début du XVIIIe siècle, on vit les deux mondes se côtoyer à travers des institutions académiques. Avant d’être architecte, sir Christopher Wren, qui devait reconstruire le centre de la ville de Londres après le grand incendie de 1666, était géomètre et astronome. Il participa à la fondation de la fameuse Royal Society où il siégea à côté de Newton. Doit-on s’étonner ensuite que la coupole de la nouvelle cathédrale Saint-Paul de Londres, œuvre de Wren (1673-1710), évoque la coupole d’un observatoire astronomique? Comme les orbes planétaires de Kepler, la représentation mentale de l’Occidental du XVIIe siècle allait répéter à tout propos le modèle de polarisation en deux foyers de l’ellipse : «La “relativité” du point de vue trouve également une nouvelle légitimation. La seconde loi de Kepler affirme que les planètes sont animées d’un mouvement plus rapide dans le voisinage du soleil. Dans certaines œuvres du Greco on constate que les mouvements s’accélèrent à proximité du soleil. Les grandes œuvres du Tintoret, en particulier celles de la Scuola di San Rocco, à Venise (1567-1587), manifestent un dynamisme qui exprime des mouvements plus magnétiques qu’organiques. Kircher a donné libre cours à son imagination en matière d’ars magnetica”…».7 Son élève, «le père Schott nous a laissé… la description des appareils de Kircher : le pantomètre, planchette compliquée servant de mesure universelle; l’orgue mathématique, espèce de buffet d’orgue facilitant par ses tableaux et ses règles mobiles toutes les opérations mathématiques; la “specula melitensis”, machine en forme de guérite, avec des roues permettant de résoudre des problèmes d’astronomie, de médecine, de géographie, etc. […] Kircher ne se lassa jamais d’inventorier ce qui est curieux; tantôt il parle du coq à queue de serpent qu’il assure avoir vu dans le jardin du duc de Florence, tantôt il a l’idée de faire une horloge avec un héliotrope, en utilisant la propriété de la fleur de se tourner vers la lumière. Il abonde en thèmes et en procédés surprenants: comment disposer les pièces d’un appartement, de façon que ce qui se dira tout bas dans une salle puisse être distingué dans une autre; comment établir un tube en spirale dans le mur de son cabinet, afin d’entendre tout ce qui se passe dans la rue; comment projeter des formes extraordinaires dans un parc, à l’aide d’un instrument “mésoptique”; comment construire des miroirs qui montrent les objets à l’envers, qui vieillissent ou rajeunissent les visages; comment écrire et parler à des absents au moyen de miroirs; comment employer un aimant pour transmettre sa pensée à distance ou pour apaiser les troubles nerveux; comment pratiquer “l’art combinatoire”, c’est-à-dire la réduction de toutes les sciences à une méthode unique, etc. Il se vante même de posséder le secret de faire renaître une plante de ses cendres, ou de créer une statue animée et parlante que l’on prendrait pour un être vivant. On l’accuse de présomption et de mauvaise foi; il avait simplement tendance à croire qu’il pouvait tout faire».8  
D’autre part, si l’on en croit Werner Sombart, le sociologue : «La comptabilité en partie double est née du même esprit que le système de Galilée et de Newton et que les enseignements des modernes physique et chimie. […] Sans y regarder de bien près [ohne viel Scharfsinn, étrange incidente], on verra déjà dans la comptabilité en partie double les idées de la gravitation, de la circulation du sang, de la conservation et de l’énergie».9 Mais c’est entre l’infiniment petit et l’infiniment grand; entre l’individuel et l’universel que le critique Lucien Goldmann ramène, en un extrait lumineux, le jeu de la nouvelle représentation sociale issue du rationalisme baroque : «Tout d’abord la suppression de deux concepts étroitement liés, ceux de communauté et d’univers, qu’il remplacera par deux autres : l’individu raisonnable et l’espace infini. Dans l’histoire de l’esprit humain cette substitution représentait une double conquête d’une importance capitale : l’affirmation de la liberté individuelle et de la justice comme valeurs sur le plan social et la création de la physique mécaniste sur le plan de la pensée. Ceci reconnu, il nous faut cependant voir aussi les autres conséquences de cette transformation. Au lieu d’une société hiérarchisée dans laquelle chaque homme possédait sa place propre différente de celle d’autres hommes appartenant à d’autres professions et à d’autres catégories sociales, et dans laquelle surtout chacun jugeait la valeur et l’importance de sa propre place par rapport à celle des autres et à l’ensemble, le tiers état a développé progressivement des individus isolés, libres et égaux, trois conditions cohérentes aux relations d’échange entre vendeurs et acheteurs».10 Entre le localisé et l’infinitude, entre la durée et l’éternité, quatre foyers créaient deux ellipses entrecroisés auxquels allait s’en ajouter un troisième au double foyer de la liberté individuelle et de l'équilibre social. C’était, en termes d’esthétique astronomique, les trois unités de la tragédie classique.
Le rationalisme nouveau ne faisait pas que donner de nouvelles informations sur l’univers mais il transformait la façon de penser et la façon de sentir le monde. Ce que la Renaissance n’avait pu mener à bien, l’âge baroque le perfectionna. Ce n’était pas seulement un exercice de vocabulaire et de dessin qui réconcillierait les mots et les choses, mais toute une approche qui cesserait de construire sur les commentaires et les comparaisons analogiques pour pénétrer dans le monde par l’analyse des structures internes. L’âge baroque allait donc assurer la transition de l’analogie vers l’analyse. Outre l’astronomie et la physique, la médecine et la biologie allaient suivre le même esprit critique avec lequel la mécanique découvrait les secrets du mouvement interne : là aussi naissait «une nouvelle théorie de la connaissance. Le microscope ouvre à l’œil humain un monde nouveau, et l’invisible (c’est-à-dire, dans ce cas, ce qui n’est pas visible à l’œil nu) devient l’aune à laquelle on mesure le visible. Jusqu’alors, c’était le raisonnement analogique qui triomphait. Si l’on voulait se faire une idée de quelque processus dans le corps humain, on en recherchait qui lui fussent comparables dans le monde familier de la nature ou de la technique et l’on se satisfaisait de cette “explication”. À partir du XVIIe siècle, la médecine suit parfois le trajet inverse : le visible dans le corps humain ou la nature est éucidé par l’invisible - ou plus exactement ce qui n’a été révélé que par le microscope -, et la valeur du procédé analogique est mise en doute. En d’autres termes: à la déduction présocratique et hippocratique s’adjoint désormais l’induction expérimentale, l’inquisitio et inventio latentis schematismi in corporibus”».11 Comme l’écrit encore Kœstler, «on n’essayait plus seulement de décrire les mouvements célestes en termes géométriques, mais de leur attribuer une cause physique».12 
L’univers infini non seulement était une référence formelle mais aussi un espace peuplé de mondes (parfois) habités. C’est dans cette voie ouverte par Copernic que s’engouffra l’imaginaire de l’infinitude du monde, voie qu’il ouvrait comme corollaire à son système : «De cela découle seulement l’infini du ciel par rapport à la terre. Ce qui est moins certain, c’est jusqu’à quel point s’étend cet infini!».13 La vieille description de Dieu tirée du Livre des XXIV philosophes, une compilation anonyme datant du XIIe siècle, dans sa proposition II, formulait l'axiome déjà cité : «une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part». Le cardinal de Cues (1491-1464) y voyait une formule abstraite capable de définir la divinité. Cette définition ample de Dieu se rapprochait de celle de l’univers infini où se mouvait le système de Copernic (parmi bien d’autres). Insistant sur les mots mêmes de Copernic, Alexandre Koyré souligne : «Et pourtant, jamais il ne dit que le monde visible, le monde des étoiles fixes, est infini, mais seulement qu’il est non mesurable (immensum), qu’il est si grand que non seulement la Terre, comparée aux cieux, est “comme un point” (cela a déjà été affirmé par Ptolémée) mais aussi tout l’orbe du circuit annuel de la Terre autour du Soleil; et que nous ne savons pas et ne pouvons pas savoir les limites et les dimensions du monde».14 Et, ajoute Koyré : «Nous devons nous rendre à l’évidence : le monde de Copernic est fini»15, «car même considérablement élargi, le monde de Copernic n’en demeure pas moins un monde clos, fini. Et de plus, c’est encore un monde ordonné, où la terre comme le ciel occupent la place qui leur revient de droit, compte tenu de leur importance, de leur perfection relative».16 Des cercles parfaitement concentriques qui allaient de l’enfer situé au creux de la Terre jusqu’au Royaume de Dieu, une hiérarchie qui servait déjà de cadre au monde clos ptoléméen, support figuratif de la cosmologie conservé par Copernic et dont Thomas Digges devait rendre de limites - et ça c’est bien baroque -, beaucoup plus floues : «Thomas Digges fit connaître la théorie à un vaste public lorsqu’il publia, en 1576, une nouvelle édition des Prédictions éternelles, un almanach perpétuel très populaire, rédigé par son père, Leonard Digges. Dans cette nouvelle édition, Digges exposa la théorie de Copernic et proposa également un diagramme de l’univers où le soleil était placé au centre et les planètes, dont la Terre, situées en orbite autour de lui. Et ce n’était pas tout : les étoiles étaient représentées comme s’étendant à l’infini dans l’espace, sans être fixées à une sphère céleste, contrairement à ce que croyait Copernic. C’était un nouveau bond en avant, car cela supprimait une des objections à la nouvelle théorie héliocentrique et plaçait l’image d’un univers infini sous le regard du public; le diagramme figure en effet dans les six éditions qui se succédèrent entre 1578 et 1605. On n’a pas encore résolu la question relative aux mobiles qui poussèrent Digges à adopter un univers infini…».17 Une telle reproduction, scandaleuse, alla jusqu’à troubler Kepler : «L’Infini est impensable, s’écriait-il, angoissé, l’Infini est inconcevable».18 Il en sera de même, un peu plus tard, du vide des espaces infinis sur les libertins de Pascal.

En attendant, «il est certain, en tout cas, que Thomas Digges fut le premier copernicien qui remplaça la conception de son maître, celle d’un monde clos, par celle d’un monde ouvert, et que, dans sa description où il donna une assez bonne traduction, bien qu’un peu libre, de la partie cosmologique de De Revolutionibus orbium cælestium».19 Le napolitain Giordano Bruno (1548-1600), le premier, peupla cet univers infini. Audacieux, colérique, ce moine dominicain défroqué de Nole qui parcourut l’Europe, de Naples à la France, puis à l’Angleterre, enfin à Venise où il se fit prendre et conduire à Rome où il fut jugé et brûlé pour ne pas avoir renoncé à cette fantasmatique nouvelle, spécula tant et plus sur l’infinitude de l’univers que l’imaginaire occidental en resta marqué à jamais. Comme l’écrit encore Koyré, «Bruno n’est aucunement un esprit moderne. Pourtant sa vision de l’Univers infini est si puissante et si prophétique, si raisonnable et si poétique qu’on ne peut que l’admirer. Et elle a - du moins par sa structure générale - si profondément influencé la science et la philosophie modernes, que nous ne pouvons qu’assigner à Bruno une place très importante dans l’histoire de l’esprit humain».20 Thomas Kuhn acquiesce. Comme Copernic, Bruno reste pour l’historien l’un des derniers représentants du néo-platonisme de la Renaissance : «Il n’est pas, comme on l’a souvent dit, un martyr de la science. Mais pour Bruno, la théorie de Copernic s’inscrivait très bien dans sa conception néo-platonicienne et démocritienne d’un univers infini contenant une infinité de mondes conçus par une divinité féconde. Il avait tenté d’introduire les théories de Copernic en Angleterre et sur le continent et leur avait donné une signification que l’on ne peut trouver dans le De Revolutionibus».21 Enfin, Émile Namer et M. Nowicki renchérissent, le premier en posant que «le système de Copernic donnait à l’œuvre de Bruno sa signification originale et sa véritable unité», tandis que le second affirme que «le Système de Copernic ne constitue pas une connaissance parmi tant d’autres, mais le noyau autour duquel s’organisent toutes les connaissances de Giordano Bruno».22 
Ce qui anticipait sur la modernité chez Bruno, c’était sa préscience plutôt que sa conscience. Il est plus proche de la spéculation cusienne que de l’arithmétique copernicienne : «La terre […], qui ne peut servir de centre, ne peut pas être totalement immobile. Car il faut au moins qu’elle se meuve de telle façon qu’on puisse concevoir à l’infini une diminution de son mouvement. De même donc que la terre n’est pas le centre du monde, la sphère des étoiles fixes n’en est pas davantage la circonférence, bien qu’à vrai dire, par rapport au ciel, la terre puisse sembler plus proche du centre et le ciel plus proche de la circonférence».23 Ce ton de la Docte ignorance semblera confirmé par les découvertes de l’astronomie nouvelle. Aujourd’hui, à l’ère des soucoupes volantes et de la science-fiction devenue réalisme fantastique avec Le Matin des Magiciens, sa pluralité des mondes apparaît comme une vision étrangement prémonitoire - d’aucuns diraient post-moderne -, mais surtout, il déstabilisait l’esprit, suscitait le vertige lorsqu’«il déclara l’univers “immense”, “innombrable”, peuplé d’une infinité de mondes pareils au nôtre. Il rejeta donc complètement la notion d’un centre de l’univers. Le Soleil, perdant la place privilégiée que lui assignait Copernic, étant ramené au rôle plus modeste de “centre de notre machine”. Il était un soleil parmi les soleils, une étoile parmi les étoiles».24 Il poussait si loin le système de Copernic qu’il en dissociait la conception du monde de celle de l’univers, synonymes depuis la pensée antique : «À partir de Giordano Bruno, souligne Émile Namer, les mots univers et monde ne sont plus interchangeables. Il faut les distinguer. L’univers est un, oui, mais c’est parce qu’il est infini. Quant aux mondes, eux, intérieurs à cet univers physique, ils sont innombrables. Dans cette conception, les centres sont constitués par les étoiles - autant de soleils - autour desquelles accomplissent leurs révolutions d’autres terres, d’autres planètes. Chaque monde est composé d’un de ces systèmes solaires. Et c’est par myriades que nous pouvons les imaginer, sans jamais prétendre arriver au terme de notre dénombrement. Car, non seulement chacune des étoiles que nous apercevons est centre d’un monde, mais d’autres et encore d’autres étoiles, toujours plus loin, que nous ne verrons peut-être jamais, ouvrent leurs horizons à notre pensée et à notre inquiétude. Et autour des planètes elles-mêmes, comme fait la Lune, d’autres lunes invisibles poursuivent leur course selon des lois rigoureuses, toutes animées par leur tendance à être et à se conserver. L’infini, qui constituait l’irrationnel pour Aristote et la scolastique, devient ainsi le point d’appui d’une nouvelle rationalité, instituée par Giordano Bruno, continuée par Descartes, Spinoza, Leibniz, Schelling, Jacobi et tant d’autres. L’imagination allait très loin, et toujours au-delà de la limite atteinte. L’infini physique n’est peut-être pas un concept positif : mais il prépare une intuition encore plus riche. Avant Bruno, la finitude du monde était la marque de sa perfection. Avec lui, et après lui, l’infinitude de l’univers physique est le signe d’une plus haute perfection et le support implicité de toute science et de toute philosophie à venir. Désormais, c’est l’impossibilité pour le penseur d’assigner un terme quelconque à l’univers. L’intuition de Bruno, ce n’est pas une divination mystique, c’est une généralisation audacieuse du système de Copernic, une théorie de génie qui tente de comprendre en une idée simple, non seulement la multiplicité croissante de faits nouveaux et anciens, mais aussi l’idée reçue depuis toujours, jamais réellement sentie ni pensée, d’un Dieu infini».25 Et pour ceux qui n’avaient pas encore perdu pied : «L’univers est partout, mais Dieu est à la fois partout et ailleurs que partout. Où se trouve cet “ailleurs”? Non pas à la surface du monde, mais en son centre, en un lieu mystérieux que l’âme inquiète ne peut atteindre que par l’anéantissement. De cette difficile conciliation de l’immanence et de la transcendance à un panthéïsme pleinement conscient de soi il n’y avait qu’un pas, que Spinoza devait franchir. Au vrai, en déclarant le transcendant inconnaissable, en identifiant connaissance et connaissance rationnelle, Bruno fut un des fondateurs du rationalisme moderne».26 Giordano Bruno fut un pont entre le cardinal de Cues, non seulement avec les mystiques de la théologie négative du XVIIe siècle, mais encore avec ce premier auteur de science-fiction spéculant sur la pluralité des mondes habités au tournant du XVIIIe siècle : Fontenelle.  
Comment admettre que «notre monde n’est pas l’Univers, mais seulement cette machina, entourée d’un nombre infini d’autres “mondes” similaires ou analogues au nôtre, les mondes des astres-soleils éparpillés dans l’océan éthérique du ciel»?27 Rien de semblable n’avait auparavant été affirmé, même parmi les hérétiques millénaristes. Jean-Éthier Blais, dans sa présentation d’une courte biographie de Copernic, situe «Copernic, entre Nicolas de Cues et Giordano Bruno - entre le Cardinal et le martyr - [représentant] la génération de ceux qui, attachés encore à Aristote, sondent l’infini sans accepter totalement en lui l’infinitude».28 Avec Bruno, il s’agit d’accepter cette infinitude de l’univers; cela, Bruno l’affirmait clairement : «Je dis que l’univers est tout infini, parce qu’il n’a ni limite, ni terme, ni surface. Je dis que l’univers n’est pas totalement infini, parce que chacune des parties que nous pouvons distinguer en lui est finie, comme chacune de celles des mondes innombrables qu’il contient. Je dis que Dieu est tout infini, parce que de lui-même il exclut tout terme et que chacun de ses attributs est un et infini; et je dis que Dieu est totalement infini, parce que tout en lui se trouve dans le monde en son entier et dans chacune de ses parties, infiniment et totalement - au contraire de l’infinité de l’univers, laquelle est totalement dans le tout, et non dans ces parties (si tant est qu’en matière d’infini on puisse parler de parties) que nous pouvons comprendre en lui».29 Plus audacieux que le cardinal de Cues, Bruno s’approchait de l’identification de l’Infini divin avec l’infinitude de l’univers, mais se retenait de franchir le pas, n'entrouvant que la porte pour une mystique naturelle qui se retrouve encore de nos jours parmi certains écologistes. En fait, qu’importe que l’on assimile ou pas l’infinitude de l’univers à celle de Dieu, l’Occident en venait à l’évidence que la cosmologie nouvelle devait se faire à partir de cette représentation. Comme l’écrit encore Kuhn : «…quels que fussent ses motifs, Bruno avait raison. Il n’est pas nécessaire que le Soleil soit au centre, et d’ailleurs, en fait, un centre n’est pas nécessaire. Un système solaire copernicien peut être placé n’importe où dans un univers infini, à la seule condition que le Soleil soit assez éloigné des étoiles les plus proches pour justifier l’absence de parallaxe».30 
Le Nolain inaugurait toute une controverse spirituelle que les flammes de son bûcher ne parvinrent à étouffer. Comme la personne, les œuvres de Bruno furent mises à l’index et interdites de référence. Ce sera donc par-dessus le Nolain, et se garantissant de la poupre cardinalice du Cusain, que René Descartes reprendra la discussion sur l’infinitude. Vision beaucoup plus conservatrice que celle de Descartes, surtout si on la compare aux dangereux audaces de frère Bruno : «L’interprétation cartésienne de l’enseignement de Nicolas de Cues est assez plausible : en effet, celui-ci nie la finitude du monde et sa clôture par les sphères célestes. Mais il n’affirme pas son infinité positive; en fait il évite, aussi soigneusement et aussi systématiquement que Descartes lui-même, d’attribuer à l’Univers le qualificatif d’“infini” qu’il réserve à Dieu et à Dieu seulement. Son Univers n’est pas infini (infinitum) dans le sens positif de ce terme mais “interminé” (interminatum), ce qui veut dire seulement qu’il n’a pas de limites et n’est pas contenu dans la carapace extérieure de “sphères” célestes, ce qui veut dire aussi qu’il n’est pas “terminé” dans ses constituants, c’est-à-dire qu’il manque complètement de précision et de détermination rigoureuse. Jamais il n’atteint sa “limite”; il est dans le plein sens du mot indéterminé. C’est pourquoi il ne peut être l’objet d’une science totale et précise, mais seulement d’une connaissance partielle et conjecturale».31 Pourtant, l’indéterminé de Descartes rappelait par plusieurs points l’infini restreint que Bruno accordait à l’univers et qui le distinguait de l’infinitude totale de Dieu. 

Ces méditations de Descartes sur l’univers infini se bornait à n’avoir que l’abstraction pour objectif essentiel.32 Elles n’engageaient ni la réalité concrète de cet univers ni sa portée théologique. Descartes revenait à Copernic. La nature n'était qu'affaire de pures mathématiques. La chose n’en se trouvait quand même pas moins affecté. L’univers indéterminé dissolvait à la fois la résistance géocentrique et l’innovation héliocentrique. Comment le centre de l’univers pouvait-il demeurer l’une de ces six planètes, dont la Terre, à peine plus grosses qu’un grain de poussière cosmique? Quelle représentation de l’univers fallut-il à un Leibniz qui considérait Dieu comme une probabilité infinie, et non comme l’objet d’une foi qui trouve sa justification dans la souveraineté civile?33 Encore un peu plus et nous déboucherions sur un espace fini mais sans limites tel que supposé par Einstein. Reste l’irréductible conservatisme médiéval d’un Bossuet pour qui : «Notre Dieu est un, infini, parfait, seul digne de venger les crimes et de couronner la vertu, parce qu’il est seul la sainteté même».34 
Les spéculations sur l’univers de Bruno, poursuivies par Descartes, rendaient-ils plus sereins et plus confiants que les lois d’un Kepler dévoré d’angoisses ou d’un Francis Bacon, étourdit par le labyrinthe sinueux des phénomènes naturels? Follement, le Nolain frondait et Aristote et Platon, remettant en doute jusqu'à l’harmonie de la création. Homme issu de la Renaissance Giordano Bruno finit homme du Baroque : «Burckhardt tenait le motif de l’uomo singolare pour un trait caractéristique du Rinascimento. Le Nolain témoigne certes en ce sens par sa vie même, et par l’audace de sa pensée, bien moins par le contenu de sa doctrine. Le singulier pour lui n’est qu’apparence transitoire, passagère rencontre de formes accidentelles. Dans l’ouvrage même où semble le plus magnifiée l’“héroïque” folie du dépassement de soi, le “furieux” de Bruno dénonce finalement l’illusion de l’“éros” platonicien, découvre “les difficultés de l’œuvre”, le “poids de la fatigue”, ses “nerfs trop faibles” et le “péril de la mort”… Évoquant un style plus “baroque” que “renaissant”, Hélène Védrine parle d’“honneur désespéré”, indique comment l’échec se fait amère volupté. Mais elle montre aussi que l’individu comme tel devient “inessentiel”… Et si de la sorte la personne se trouve sacrifiée à la nature, l’humanité collective ou communautaire n’est pas moins dévaluée. Parmi les habitants qui peuplent les astres innombrables, liés à un infime canton elle n’est qu’un groupuscule. Loin de former d’ailleurs une véritable unité, elle se présente dispersée en races diverses et sans cummun aïeul…».35 Sous tension, l'univers infini explosait et se dispersait. 
Après la kénose chrétienne et l’évhémérisme renaissant, l’homme baroque se vit réduit à n’être qu’un être inessentiel, habitant un grain de poussière dans l'univers infini, abandonné quelque part dans un monde dépossédé de centre et aux limites floues. L’univers infini ne sera donc pas un tableau renaissant, mesuré par la perspective et le point de fuite, mais bien une œuvre baroque. Les hommes n’y tiendront plus la pose statique d’un modèle de Dürer ou du Titien, mais seront grimaçants ou agités comme ceux d’un Breughel ou d’un Tintoret. Il n’y aura plus rien de certain et c’est à une vision toute relativiste de ce monde distordu, en mouvement, que nous conviait la philosophie de Bruno : «La distance “transforme l’aspect des choses”. Cest seulement à la faveur d’un rapprochement que les illusions s’vanouissent et que la vérité émerge. Le centre du monde se déplace avec nous. Partant, plus de repère, plus de fondement immuable, sinon ce retour à Nole qui ouvre toutes les perspectives. L’enfance de Bruno peut ainsi s’imposer à chaque instant de sa réflexion philosophique, et de cette confrontation entre l’hier et l’aujourd’hui, va naître comme une remise en question de toute actualité. Dès lors, l’histoire de l’enfance rejaillira en tant qu’enfance de l’histoire».36 Même le Soleil n’est plus tant cette lanterne éclairante, ce phare inamovible placé au centre de l’univers copernicien qu’une incarnation de cette métaphore baroque par excellence : Circé, en constante mutation : «Par conséquent le soleil qui reste et demeure toujours un et identique se présente comme différent d’une fois sur l’autre à certains et à d’autres, étant donné qu’ils sont disposés qui d’une manière, qui d’une autre. Semblablement, nous aussi croirons que cet art solaire sera d’une fois sur l’autre différent pour les uns et sur les autres».37 Qu’importe qu’il s’agisse là d’une prescience des fameuses tâches solaires que le télescope perfectionné de Galilée révélera bientôt à l’observation des astronomes, nous reconnaissons davantage ici l’honneur désespéré de Bruno dont parlait Mme Védrine, et le soleil noir de la mélancolie dessiné par Dürer. Pour dédramatisée que soit la relativité dans laquelle nous précipite toute infinitude, la vision de Bruno n’en demeure pas moins celle d’un clair-obscur : «Le philosophe a donc renversé la perspective habituelle du thème circéen. L’enchanteresse est le symbole non plus du Mal mais du juste retour à l’état naturel; elle œuvre en accord avec la divinité et non à son encontre; et la bestialité humaine est envisagée sous l’angle non plus seulement d’un vice à éliminer mais d’un vice à assumer. La convertibilité théorisée dans De umbris entre le sujet et l’objet, puis mise en scène parodiquement dans le Chandelier se prolonge ici sur un plan explicitement moral. Au total, Bruno a évoqué deux types de métamorphose : celle qui permet de nous élever par la connaissance jusqu’à la lumière divine et celle qui nous plonge dans les ténèbres».38 
Sur un ton encore platonicien, Bruno construisait un monde de semi-obscurité soumis aux objets en mouvement. À sa façon, et bien avant Descartes, il proposait une méthode de pensée qui confinait davantage à la mystique qu’à la connaissance objective : «Rien ne sert… de sombrer dans l’extase catholique, si célébrée par la Contre-Réforme, car chez des êtres mal disposés… ce genre de ravissement mène à la folie et n’est nullement source de sagesse. Il convient plutôt, à la manière de saint Thomas, de diriger spéculativement les forces de son âme vers le ciel. La bonne “contraction” consiste non dans la credulitas mais dans cette ascension (ascensus) jusqu’à l’intellect universel qui lui-même se déploie, à l’occasion de sa descente (descensus) dans la nature, pour se recueillir en lui-même, la connaissance n’étant possible que par une certaine participation à l’unité ontologique car “qui intelligit, aut unum aut nihil intelligit” (“qui comprend, soit comprend l’Un, soit ne comprend rien”)».39 Bruno aurait confronté Descartes, car il rejetait l’idée d’un savoir définitif. La connaissance, toujours en mouvement, s’approche de la vérité comme elle se perd dans les mensonges. Tantôt s’élève vers l’intellect universel (et là Platon), tantôt se perd dans les brumes qui enveloppent la nature (et ici Aristote). Survivance, à son corps défendant, de la normalisation de l’univers selon le supralunaire et le sublunaire d’Aristote? Seulement en apparence, puisque cette normalisation, Copernic l’a démontrée, ne réside plus dans les structures d'un monde fini mais dans un univers agité. C’est bien sur la conception du mouvement en spirale et du ballet des planètes autour du Soleil que se constitua l’imaginaire baroque. Sans l’idée de l’intellect universel, la connaissance humaine resterait vaine gloriole, c’est non pas le triomphe de la raison pure, mais de la raison vagabonde d’une âme égarée en elle-même : «“Parce que c’est d’un ambitieux et d’un cerveau présomptueux, vain et envieux de vouloir persuader les autres qu’il n’y a qu’une seule voie d’investigation et d’accès à la connaissance de la nature; et c’est d’un insensé et d’un homme déraisonnable de se le donner à croire à lui-même”. Les pythagoriciens, les platoniciens, les mages, Orphée, Empédocle et Plotin sont donc tour à tour invoqués à propos de l’intellect universel qui finit par être défini comme un “artisan interne”. Les épicuriens, Héraclite, Anaxagore, Socrate, Platon et Hermès Trismégiste sont également mis en avant pour attester la dfinition protéiforme de la matière».40 C’est à une reconnaissance - ne parlons pas encore de restauration - de la subjectivité qu’appelait l’épistémologie toute platonicienne de Bruno. Comme un mystique ou mieux, comme un alchimiste, il déclarait la connaissance résultat d’un cheminement intérieur, d’une voie performative de l’ontologie humaine; comme un savant moderne qu’il n’était pas, il annonçait la conscience comme étant la liaison nécessaire de la connaissance objective et de la connaissance de soi, celle qui révèle essentiellement l’une par l’autre, et fonde l’intelligibilité comme morale de l’imaginaire occidental, car «malgré leur faiblesse, les sens ne peuvent trahir les conclusions de l’intellect puisque, en raison de la structure analogique de l’Être, il y aura toujours une certaine correspondance entre le perceptible et l’intelligible. Il n’est donc pas plus de limitation de principe à la connaissance qu’à l’espace».41 
Voilà pourquoi, la cosmologie et l’ontologie de Bruno ne se retrouvèrent jamais aussi bien fixées que dans l’œuvre peinte de Peter Breughel : «Le peintre compare sans cesse l’attitude des gens aux événements de la nature. Comme il saisit une quantité d’événements divers en un même instant, son tableau donne une impression de plénitude vitale. Parce qu’il voit comment l’un ignore ce que fait l’autre, que les uns sont joyeux tandis que les autres périssent, il représente en même temps ce qu’il y a de tragique à “être”. Mais tout est en relation mutuelle, la végétation et les hésitations, les vagues de la mer et le mouvement des nuages, la nature et les gens, en un seul courant puissant, en un seul et immense événement cosmique, qui n’a ni commencement ni fin. La nature apparaît ici monolithique et se suffisant à elle-même, infinie et pleine de sa propre force vitale, exactement comme dans la philosophie panthéïste de Giordano Bruno : elle existe avant toute chose et englobe en elle tout ce qui existe, comme l’écrit le philosophe italien. La conception de la nature de Breughel ne correspond donc pas à la conception médiévale, qui place Dieu au centre du monde, non plus qu’à la conception de la Renaissance, qui voyait ce centre du monde en l’homme, devenu ainsi un petit dieu sur terre. Breughel voit l’essence et l’âme du monde dans son dynamisme infini et dans la force puissante de la nature. C’est la vision pour laquelle le monde mérite l’intérêt illimité et la contemplation de l’artiste. C’est cette conviction d’une nature plus forte, plus noble et en fin de compte meilleure que l’homme, qui s’impose dans tout le cycle du calendrier de Breughel, et qui est l’un des principaux motifs pour lesquels l’artiste a tenté, dans ces tableaux-là, de soumettre les lois de l’existence humaine aux lois de la nature, ou au moins d’arriver à les équilibrer».42 
On comprend qu’«en faisant de chaque étoile un soleil comme le nôtre, entouré de planètes, en passant de l’idée d’un monde fini et créé à celle d’un univers infini, éternel, et constitué de mondes innombrables, [Bruno] mettait toute l’économie chrétienne en cause, et non plus simplement un passage isolé de l’Écriture».43 C’était là la pire de toutes les hérésies car elle contenait toutes les autres. C’était une hérésie indéfinissable, car plus rien ne rattachait les idées de Bruno à ce qui était tenu, accepté comme vrai et discuté d’autorité parmi les théologiens et les philosophes. Après le schéma de Digges, la cosmologie chrétienne se voyait prise de front par l’épistémologie brunienne, et détachée de plus en plus de la lettre des Écritures. Les astronomes allaient-ils déclarer la guerre aux clercs, ce que même aucun astrologue n’avait osé entreprendre en seize siècles de christianisme triomphant? «Il n’y a eu d’affaire Bruno que parce que celui-ci a voulu tirer toutes les conséquences philosophiques de la révolution copernicienne. Et il n’y aura d’affaire Galilée que parce que ce dernier, refusant les subtiles distinctions de l’École, prendra au sérieux la physique de Copernic; le premier, il y reconnaîtra une tentative d’explication rigoureuse du monde sensible».44 Pourtant, les astronomes étaient eux-mêmes des produits de l’univers clérical. De tous, le cas de Copernic fut le plus célèbre, et celui de Bruno le plus tragique. Des conditions d’existence à la fois aisées et cultivées, c’était encore le milieu clérical qui mettait en contact les esprits européens les mieux formés, les faisant voyager d’une ville à l’autre. Mais la science finit par dériver de la religion, s’en éloigna, même si elle se gardait bien de la contredire en matière de foi. L’épistémologie mystique de Bruno causa des dommages beaucoup plus irréparables que le système de Copernic seul; il superposa un nouveau schisme à celui qui déjà divisait l’Église entre catholiques et protestants. Prenons l'historicité de nécessité de Kœstler en contradiction en récusant la confrontation schématique et manichéenne entre l’obscurantisme et les lumières : «L’une des thèses que je tente d’exposer dans ce livre concerne la source unique des modes d’expérience mystique et scientifique; une autre, les conséquences désastreuses de leur séparation. Je suis convaincu que le conflit de l’Église et de Galilée (ou de Copernic) n’était pas inévitable; qu’il ne s’agissait pas d’une collision fatale de deux philosophies contraires, d’un choc qui devait se produire à un moment ou à un autre, mais plutôt d’un heurt de tempéraments, d’individus, aggravé par des coïncidences malheureuses. Autrement dit, je considère qu’il est naïf et faux de voir dans le procès de Galilée une sorte de tragédie grecque, un combat singulier entre la “foi aveugle” et les “lumières de la raison”».45 De ces collisions qui iront en augmentant, se multipliant, la confusion baroque des fractures lézardera le bel esprit uni de l'Occident chrétien.


1 D. Boorstin. Les Découvreurs, Paris, Robert Laffont, Col. Bouquins, 1986, pp. 269-270.
2 S. F. Mason. op. cit. p. 104.
3 J.-E. Charon. op. cit. p. 79.
4 S. Sarduy. op. cit. p. 88, n. 50.
5 Cité in A. Kœstler. op. cit. p. 375.
6 K. Walker. Histoire de la médecine, Verviers, Gérard, Col. Marabout Université, # MU11, 1962, p. 126.
7 G. R. Hocke. op. cit. pp. 173-174.
8 Alexandrian. CréationRécréation, Paris, Denoël-Gonthier, Col. Médiations, # 145, 1976, p. 70.
9 Cité in F. Braudel. Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, t. 2 : Les jeux de l'échange, Paris, Armand Colin, réed. Livre de poche, Col. Références, # 0412, 1979, p. 692.
10 L. Goldmann. Le Dieu caché, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 11, 1959, p. 37.
11 C. Lichtenthaeler. Histoire de la médecine, Paris, Fayard, 1978, pp. 384-385.
12 A. Kœstler. op. cit. p. 300.
13 Cité in Y. Kempf. op. cit. p. 124.
14 A. Koyré. op. cit. 1973-1, p. 51.
15 A. Koyré. Ibid. p. 52.
16 H. Damisch. op. cit. p. 232.
17 C. Ronan. op. cit. p. 428.
18 Cité in A. Kœstler. op. cit. p. 434.
19 A. Koyré. op. cit. 1973-1, p. 56.
20 A. Koyré. Ibid. p.78.
21 T. S. Kuhn. op. cit. 1973, p. 270.
22 É. Namier. Bruno, Paris, Seghers, Col. Philosophes de tous les temps, # 31, 1966, pp. 8 et 9.
23 N. de Cues, in G. Bufo. Nicolas de Cues, Paris, Seghers, Col. Philosophes de tous les temps, # 10, 1964, p. 126.
24 J. Delumeau. op. cit. p. 452.
25 É. Namer. op. cit. 1966, pp. 43-44.
26 J. Delumeau. op. cit. p. 410.
27 A. Koyré. op. cit. 1973-1, p. 71.
28 J.-É. Blais, préface à W. M. Stachiewicz. op. cit. p. 4.
29 Cité in B. Levergeois. op. cit. p. 257.
30 T. S. Kuhn. op. cit. 1973, p. 316.
31 A. Koyré. op. cit. 1973-1, pp. 19-20.
32 B. Gille. op. cit. p. 243.
33 T. S. Kuhn. op. cit. 1973, p. 312, et P. Naville. Thomas Hobbes, Paris, Plon, 1988, p. 121.
34 Bossuet. Discours sur l'histoire universelle, Paris, Garnier-Flammarion, Col. GF, # 110, s.d., p. 151.
35 M. de Gandillac, in Y. Belaval (éd.) Histoire de la philosophie, t. 2 : la Renaissance, l'Âge classique, le Siècle des Lumières, la révolution kantienne, Paris, Gallimard, Col. Encyclopédie de la Pléiade, # 36, 1973, p. 334.
36 B. Levergeois. op. cit. p. 27.
37 Cité in B. Levergeois. Ibid. p. 129, n. 70.
38 B. Levergeois. Ibid. pp. 153-154.
39 B. Levergeois. Ibid. pp. 185-186.
40 B. Levergeois. Ibid. p. 243.
41 B. Levergeois. Ibid. p. 256.
42 J. Neuman. Pierre Breughel, Paris, Gründ, 1975, p. 48.
43 É. Namer. op. cit. 1975, p. 23.
44 É. Namer. Ibid. p. 28.
45 A. Kœstler. op. cit. p. 504.
Jean-Paul Coupal.
Vertiges baroques, vol. 1,



Pierre-Paul Rubens (1577-1640). L'enlèvement des filles de Leucippe, 1616.

SIGNIFICATION

II.2 DES PROFONDEURS DU BAROQUE  
Tragique et onctueux à la fois, le style baroque déteint sur l’ensemble de l'esprit de l’époque, et se retrouve même chez les médecins où «l’esprit de l’art baroque, avec ses tensions entre la négation de la vie et un sentiment outré de la valeur personnelle, s’empare alors de nombreux praticiens. Têtes de mort, squelettes, crainte des sorcières et des fantômes, magie voisinent dans leurs livres avec un style exubérant, des maniérismes contorsionnés, le goût du bizarre, de l’insolite, du grotesque… En médecine […], la période que l’on peut appeler baroque coïncide avec le mouvement renaissant. Il faudrait donc attribuer au baroque l’époque dont les chefs de file ont été des renaissants aussi illustres que Vésale, Paré et Harvey! […] Le latin de Vésale, par exemple, est par endroits fastueusement bistourné, mais ce n’est pas là l’essentiel de ses réalisations! Vésale est un médecin renaissant qui a des traits baroques».1 Les traits baroques envahirent les meilleurs esprits renaissants au point qu’il semblerait qu’on assiste à «une Renaissance seconde», ces «rudes années» étant «seulement plus sévères, plus âpres, et comme désabusées : une Renaissance sans Rabelais; une Renaissance sans joie».2 Mais quels traits distinctifs l’historien peut-il évoquer pour distinguer la Renaissance du Baroque? «La Renaissance, selon ces spécialistes, ce serait la recherche de l’indicible, des harmonies, de ce qu’il peut y avoir de surnaturel, de divin, dans la beauté du monde où nous vivons et dont il importe de découvrir ou de pressentir les canons. Le baroque, au gré des interprétations contradictoires, ce serait le refus du beau idéal pour revenir au pathétique quotidien; ce serait le “déplacement du sujet à l’objet”; ce serait aussi une évasion hors du temps vécu, vers le rêve et ses vanités, à l’occasion une négation entêtée de la réalité; ce serait l’homme anéanti dans le mouvement qui l’enveloppe, ou “volatilisé dans une explosion de lumière.” Le baroque incite, en effet, à parler de lui de façon baroquisante : à son propos, l’expression doit être vibrante ou ne pas être. Le style qui lui est naturel, c’est celui de Rubens, folie des corps épanouis, chairs abondantes et irréelles, draperies agitées somptueusement, arbres aux couleurs insolites : “Rubens, fleurs d’oubli, jardin de la paresse” (Baudelaire)».3
 
C’est là une première distinction symbolique que d’autres auteurs peuvent nuancer dans un sens ou dans un autre; ainsi C.-G. Dubois : «le mot baroque exprime aussi la projection, dans un terme qui se prête facilement à des usages multiples, des préoccupations propres à notre temps : déferlement verbal et certain usage gratuit du langage, idée que l’art est partout redondances esthétiques sans autres fins qu’elles-mêmes, association de l’ordre mathématique et des débordements irrationnels, morale de l’ambiguité, magie et ensanglantement, enflure et inanité, lignes politiques à voies multiples et à virages aigus, tout cela se laisse facilement rassembler dans l’indétermination d’un mot qui revêt pourtant une forme technique et donne une apparence d’unité à la multiplicité des phénomènes qu’il embrasse. Découverte, invention, projection: trois raisons qui ont commandé sa modernité et lui ont permis d’atteindre les plus hautes fréquences d’usage dans le vocabulaire critique et journalistique de ces dernières années».4 Nous pourrions voir dans la rivalité entre Classicisme et Baroque une confirmation éclatante de l’antithèse de Nietzsche tirée de La Naissance de la Tragédie (1872), «entre l’équilibre “apolinien” et la furie “dionysiaque”», or, ce que Carlos Fuentès désigne, en termes plus actuels, d’une «sensualité réprimée par la foi, mais sublimée dans les rêves mystiques»5 mêle autrement les choses que la simple étiquette dionysiaque qui n’explique ici plus rien. Issu de l’art, «le mot baroque devient un vocable facile par lequel nous attribuons à un siècle passé nos propres essais de situation. Certains retiendront de lui les affirmations prétentieuses, les dômes qui bafouent le ciel, l’arrogance des façades, l’excès de l’or et la sublimation insolente des triomphes du mercantilisme; d’autres les vertiges de décomposition, la confusion des catégories, les riches purulences et les puanteurs délicieusement cruelles, où les spectacles d’agonie ont des fraîcheurs de virginité. Les uns y voient le mouvement, l’instable, l’insaisissable poursuite d’ombres en quête d’elles-mêmes, d’autres les musculatures contractées, le port extrême de tension des énergies avant un point de rupture qui ne vient jamais. Les uns l’angoisse, d’autres l’espoir, chacune sa propre image, qui toutes accumulées donnent l’image de notre temps».6 
 
Ce qui gêne les définisseurs du Baroque, c’est l’absence de toute séparation nette et précise ou de ligne de démarcation du tragique et de l’onctueux d’une part, du sacré et du profane de l’autre. L’anal et l’oral, entre ce qui défèque et ce qui ingurgite (y compris la Sainte Hostie), comme dans le clair-obscur, se confondent. Déchéance du sujet ontologique, à la fois individu héroïque et quantité négligeable; le chef-d’œuvre de Hamlet, le roseau pensant de Pascal : la place au soleil de celui-ci est la pourriture de celui-là, l’apothéose de la Création de l’un devient la quintessence de poussières de l’autre. Le mouvement du système copernicien instaure le schisme en chacun. Il annonce la déchéance psychologique que la littérature et l’art enregistrent. Robe sans couture du Christ, voilà la civilisation déchirée, violentée, souillée, par une panoplie d’attitudes et de comportements qui la teintent couleur terre et couleur ciel, gerbes de feu et flots de volûtes d’eau brumeuse : «Car on ne peut encore tracer de frontière continue entre l’enthousiasme et le scepticisme. Il semble qu’entre l’adhésion sans ombrages et le refus radical oscille une majorité d’hésitants, et que la “mise en question” serve surtout, pour le moment, à couvrir la mauvaise conscience, parfois à créer l’inconséquence. Tel a dénoncé le baroque comme mythe qui l’utilise ensuite sans scrupule, instrument miroitant et docile, dans ses démonstrations. Tel au contraire postule au départ son existence, l’invoque en tête d’un livre, d’une conférence ou d’un article, pour l’oublier en cours d’exposé et nous le restituer par miracle, enrobé dans une conclusion potiche. L’analyse, comme de juste, n’entame pas son pouvoir incantatoire et l’on ne rend pas le mot inutile, au contraire, en doutant de la stabilité de son contenu».7 Comment s’étonner que l’univers mental du baroque ne soit que confusion? «Mais notre situation à l’égard du baroque est, sinon plus dangereuse, du moins plus complexe : tels le Saint-Office et les agents de l’administration dominicaine se croyaient, ou feignaient de se croire, installés sur un globe immobile, alors que tous les hommes éclairés et de bonne foi admettaient la rotation. On a plus de peine à repérer, dans la confusion qui entoure le baroque, la force et le prestige aveugles, et la lucidité impuissante et persécutée. On ne sait plus trop dans quel sens jouent la prudence, le respect humain, le snobisme, et si l’évanescent et invulnérable concept se trouve du côté des brûleurs ou du côté des brûlés».8 
 
Et c’est là que s’établissent les caractères psychologiques propres aux traces baroques : le Baroque «se reconnaît à une série de thèmes qui lui sont propres : le changement, l’inconstance, le trompe-l’œil et la parure, le spectacle funèbre, la vie fugitive et le monde en instabilité; on le voit s’incarner en deux symboles exemplaires qui semblent commander l’imagination de ce temps : Circé et le Paon, c’est-à-dire la métamorphose et l’ostentation, le mouvement et le décor. Ces thèmes et ces symboles répondent mal à l’idée de classicisme ou de pré-classicisme et ne satisfait pas davantage à celle du romantisme. Ils justifient par conséquent l’appel à une nouvelle catégorie».9 Il m’a déjà été donné, ailleurs, de retenir deux traits réunis du Baroque : le mouvement et la mélancolie, «laquelle rencontre semble devoir déboucher sur un état psychologique où l’on porte une “attention insidieuse et ambiguë aux mouvements contradictoires de l’âme”».10 Ce que nos théoriciens expérimentent à travers leurs tentatives de définition du Baroque, c’est la complexité de cette consistance/inconsistance psychologique entre mouvement et mélancolie : par où passe-t-on, une fois partie en mouvement, pour arriver à une structure d’âme mélancolique? Au-delà de l’ennui ou de l’angoisse psychique, au-delà de la mélancolie héritée de l'esprit de la Renaissance - la Melancholia de Dürer -, au-delà même de cette mélancolie outrée et énamourée qui s’étale dans les lettres d’une Julie de Lespinasse au XVIIIe siècle, une mélancolie franchement baroque domine. Issue non de l’inertie d’une vie dont la constante dans le mouvement conduirait à la lassitude et à la langueur de vivre proprement romantique mais plutôt d’une mélancolie où l’âme reste identique à elle-même, dans ses déchirures et ses souffrances, alors que le monde ambiant se voit agité, inconstant, métamorphique, que l’expression baroque rend avec toutes ses propriétés. 
 
D’abord l’instabilité «d’un équilibre en voie de se défaire pour se refaire, de surfaces qui se gonflent ou se rompent, de formes évanescentes, de courbes et de spirales», selon l’expression de Jean Rousset. Instabilité de l’éros et crise de l’ambivalence sexuelle. À travers la structure de l’individu fracturé, des orientations d’objets investis partiellement - le fétichisme - désorientent et empêchent toute restauration de la maturité. Comme le note Wölfflin : «Ce qui est fini et qui a reçu une conclusion répugne à sa nature».11 Il faut éviter que le Moi se précise pour de bon; qu’il reste une structure inachevée. Les traits polymorphiques qui marqueront l'âge baroque, en effet, envahissaient déjà l'esprit renaissant - les éphèbes de Vinci annonçant déjà les Sébastiens de Guido Reni et les adolescents du Caravage, les femmes musclées de Michel-Ange apparaissaient bien pour ce qu’elles étaient : des modèles masculins -, l’ambivalence baroque mêle les sexes dans des formes androgynes. Quel contraste, relevé encore par Wölfflin : «La Renaissance est l’art de la beauté paisible. Elle nous offre cette beauté libératrice que nous ressentons comme un bien-être général et un accroissement régulier de notre force vitale. Dans ses créations parfaites on ne trouve aucune pesanteur ni aucune gêne, aucune inquiétude ni aucune agitation. Chaque forme s’est manifestée librement, entièrement et sans effort. La voûte de l’arc est du plus pur arrondi, les proportions sont larges et aisées, tout respire le parfait contentement, et l’on peut sans doute voir dans cette quiétude et cette satisfaction divines la plus haute expression du génie artistique de cette époque. Le baroque se propose d’opérer autrement. Il fait appel à la puissance de l’émotion pour empoigner et subjuguer directement. Ce qu’il apporte n’est pas animation régulière, mais émoi, extase, ivresse. Il vise à donner une impression de l’instant, tandis que l’action d’une œuvre de la Renaissance est plus lente et plus douce, mais d’autant plus durable : c’est un monde que l’on voudrait ne jamais quitter. Le baroque exerce momentanément une forte action sur nous, mais nous abandonne bientôt en nous laissant une sorte de nausée. Il n’évoque pas la plénitude de l’être, mais le devenir, l’événement; non pas la satisfaction, mais l’insatisfaction et l’instabilité. On se sent non pas délivré, mais entraîné à l’intérieur de la tension d’un état passionné».12 Toutes les ambiguïtés du Baroque, psychologiques ou morales, procèdent de cette instabilité. Premier paradoxe psychologique : l’instabilité structure en déstructurant. Ce que le mouvement aussitôt détruit, le mouvement le reconstruit à partir des mêmes matériaux : «Qu’était-ce donc que le baroque? Selon le mot d’Arthur Hübacher, il était la forme d’un sentiment contrasté de la vie. Tantôt l’art et la littérature s’efforcent d’établir une hiérarchie dans les valeurs, et de soumettre celles-ci à la raison : ils y introduisent un équilibre, ils en dégagent une harmonie. Tantôt au contraire, ils expriment la passion, l’inquiétude, le contraste entre les attirances diverses qui sollicitent le cœur et l’esprit de l’homme. Dès lors, si dans les œuvres on retrouve des carctères comme la fantaisie, le mouvement, la fluidité, une manière d’élan libérateur qui repousse des normes admises jusque-là pour nécessaires ou préférables, n’est-ce point le reflet d’une constante de l’âme humaine, d’une sensibilité fondamentale, dont les circonstances ne font que renouveler perpétuellement l’expression? Sans doute, un style ou plutôt des styles pendant des périodes déterminées de l’histoire, et dont on peut fixer, par la chronologie, les dates d’apparition et de déclin, mais, sans cesse resurgie, une constante historique et dont il est plus important de préciser la nature que de délimiter les étapes».1
 
 L’instabilité peut conduire au scepticisme et au pyrrhonisme comme il a conduit au doute cartésien et à la méthode scientifique - y compris en histoire. Ce qui est déception et tristesse face à la perte des certitudes peut devenir arrogance, puisque «le baroque, c’est l’absence de certitude ou au moins la possibilité d’une incertitude de tout. Voilà une époque où tout est possible, où rien n’est sûr, et où une espèce de mélancolie subreptice se trouve au ras de tout ce qui se dit et tout ce qui se pense. C’est étonnant. Que vous preniez Shakespeare, Calderón, les baroques français, La vie est un songe, c’est l’incertitude. […] C’est une chose. Et puis, il y a cette douleur secrète qui se manifeste particulièrement dans la musique. Je suis quand même frappé de voir qu’au XVIIe, surtout dans la première moitié du XVIIe siècle, écrire un lamento va de soi. On a pas besoin de dire pourquoi, ni comment, ni de quoi on se plaint, ni sur quoi on pleure; il y a une espèce d’angoisse et de mélancolie qui demande n’importe quel prétexte pour s’épanouir».14 C’est le côté clair-obscur de la vie : l’onctueux du corps baroque en pâmoison dissimule une activité fécale : «La passion de la beauté, le désir de connaître le corps humain d’une façon parfaite et surtout la pratique frénétique des dissections, furent les facteurs essentiels de progrès. C’est Michel-Ange se faisant payer en cadavres son travail par le prieur de l’église où il travaillait, c’est Vésale qui passe des nuits entières à déterrer les cadavres au cimetière des Innocents ou à disputer aux vautours les restes des pendus sur la butte de Montfaucon».15 Mélange de science et d’art, l’ouvrage momnumental de Vésale, le De Humani corporis fabrica est accompagné d’illustrations de Stefano Calcar, élève de Titien, aussi qui oserait dire que ce n’est pas là de l’art? «Notons ce contraste si bien signalé par Pierre Boutroux : Kepler, qui fait intervenir, dans la vision de l’univers, des considérations esthétiques, Galilée dont la pensée sur le principe d’inertie reste indécise découvrant des lois précises, qui permettent une rigoureuse prévision des phénomènes. Descartes, dont tout l’effort porte sur la rigueur et la précision des principes, tels qu’ils sont exposés au deuxième livre de ses Principes de la Philosophie, arrive, au troisième et quatrième livres, à décrire des mécanismes qui expliquent les choses en gros, mais ne permettent aucune prévision».16 Pourtant, le philosophe Jean Baufret «explique [dans sa préface au Principe de raison de Martin Heidegger, 1957] que c’est à partir du moment où Descartes et Leibniz posent que “rien n’est sans raison” que “s’emparent du monde le tourbillon des preuves et le vertige de l’explication”».17 L’esthétique et la science baroques procèdent de cette première ère du soupçon. Le dramaturge Calderón, dans Le Festin du roi Balthasar, exposait à travers ces quelques vers, l’effet mélancolique de ce vertige auquel personne ne peut se vanter d’échapper :
Comment? Mais si le soleil est lumière,
moi je suis l’ombre, et s’il est
la vie du monde, moi je suis
du monde la Mort. C’est ainsi
que comme lui je suis entrée,
afin que lumières et ombres
soient également distribuées.
On peut toujours reconnaître qu’il y avait, dans l’art baroque, «à la fois la manifestation de la joie de vivre et une chaleur passionnée»18, mais l’esthétique baroque apparue comme «moins sereine que le classicisme, moins antinaturelle que le maniérisme. Contrairement au premier, elle accentua les tensions architectoniques et s’orienta vers le déséquilibre contrôlé. Contrairement au second, qui fut contemporain d’un temps d’incertitude et se complut dans le particulier, elle rechercha l’affirmation, l’universel et la puissance».19 Somme de contradictions issues du traumatisme du sac de Rome et des angoisses suscitées par l’héliocentrisme, le Baroque aspirait à ce que son propre caractère n’était pas et éprouva le manque de ce qu’il n’avait pas. Il ne pouvait donc entretenir la sérénité paisible de l’art statique de la Renaissance.
 
La mobilité «d’œuvres en mouvement qui exigent du spectateur qu’il se mette lui-même en mouvement et multiplie les points de vue (vision multiple)», est le second trait propre au baroque selon Rousset. Marc Fumaroli a développé ce caractère actif de l’état baroque : «L’art est ici non pas objet de contemplation esthétique, comme dans un musée, mais conducteur et récepteur d’énergie psychique, psychagogue, à la frontière entre rhétorique et magie. Papes et cardinaux ont montré aux rois, princes de sang, ducs et pairs de France, empereurs et magnats de Vienne, leur devoir de mécènes. Autour d’eux tournaient une armée d’artistes, d’artisans, de poètes, d’auteurs, de musiciens chargés de porter les héros terrestres sur le pavois d’exception, où les portent leur naissance, leur rang, leur personnage public et la manière dont ils entendent l’intepréter».20 Produit du mouvement, l’esprit baroque suscite, entraîne le mouvement, la mobilité. Pour Rousset encore, «d’une manière générale, la marche vers l’abstrait éloigne le poète des zones où prospère le Baroque, qui a besoin des formes sensibles pour traduire le mouvement, l’instabilité et la parure».21 Cette mobilité contribue au vertige, véritable maladie de cheval transposé à l’esprit occidental. Wölfflin reconnaît que «l’esprit baroque cherche ce qui subjugue, terrasse. On pourrait affirmer que la nature colossale de cet art a une action pathologique».22 Ce vertige, c’est la conséquence combinée du traumatisme du sac de Rome et de l’angoisse face à l’héliocentrisme : déplacement, décentrement, bouleversement des âmes travaillées, des consciences troublées, des esprits tourmentés par une instabilité chronique du Moi. La route vers la maturité est cahoteuse. La dolce vita des cités de la Renaissance, cette atmosphère de joie et de plaisirs hédonistes a pris fin, brusquement, tragiquement. La chose avait été prédite, annoncée, mais tout ne doit pas sombrer et voilà, avant toutes choses, la force créatrice bien que fiévreuse qui s’engage dans une vision renouvelée et mobile d’un monde jadis statique. Comme l’écrit Antonio Pinelli en parlant des peintres maniéristes qui gravitaient à la Cour du pape Clément VII : «…si le Sac eut un saisissant effet paralysant avec la floraison “clémentine”, telle une gelée printanière inattendue, il est également vrai qu’il s’agit, après tout, d’un traumatisme passager, qui ne remue en profondeur que les consciences les plus sensibles et les mieux prévenues, et qui fut rapidement absorbé par la culture romaine dans son ensemble; en l’espace de quelques années, elle put réacquérir sa vivacité d’autrefois, même si naturellement rien ne peut plus jamais être comme avant».23 Ainsi Jacopo Carucci, dit le Pontormo, «si riche d’écarts, de repentirs, de déviations et d’emballements - mais toujours à un degré constant de très forte tension stylistique…».24 Le classicisme français se donna pour but de reinstaurer la stabilité afin d'éteindre une mobilité dangereuse, s’imposant à une structure psychique insaisissable, la diciplinant, crût-il, pour de bon. 
 
Revenons toutefois à l'essentiel, «plus précisément, l’unité mouvante d’un ensemble multiforme en voie de métamorphose». Mario Equicola, panégyriste d’Isabelle d’Este, comparait les courtisans à des singes, car «plus les singes montent haut, plus ils montrent leurs parties honteuses».25 Méchanceté gratuite, sans doute, mais qui rendait compte d’une métamorphose où l’onctueux et le tragique alaternaient sporadiquement chez les mêmes personnes. Plus respectueux, l’historien Lytton Strachey dresse le portrait baroque de la reine Elisabeth d’Angleterre (reine de 1558 à 1603) : «C’était l’âge du baroque; et sans doute est-ce le peu de conformité entre la charpente et l’ornementation qui rend le mieux compte du mystère des Elisabétains. Il est très difficile de retracer, sous l’exubérance de la décoration, le secret, le subtil dessin de leur nature intime. Certainement c’est le cas d’Elisabeth elle-même, dernier et souverain exemple, et chef-d’œuvre de l’Elisabéthanisme; jamais ne foula cette terre une plus baroque créature. De l’aspect visible jusqu’aux profondeurs de l’être, elle était pénétrée en toutes ses parties par le déroutant contraste du réel et de l’apparent. Sous la dense complication du costume - ce vaste panier, cette fraise aux plis raides, ces manches bouffantes, cette poussière de perles, ces soies brochées d’or et répandues sur elle - la forme de la femme disparaissait, et l’on voyait à la place une image - magnifique, monstrueuse, artificielle - une image de royauté, qui par un miracle n’en était pas moins effectivement vivante. La postérité a souffert d’une semblable illusion d’optique. La grande Reine de son imagination, l’héroïne au cœur de lion, qui humilia l’insolence espagnole, qui écrasa la tyrannie romaine avec des gestes splendidement assurés, est aussi loin de la Reine véritable qu’Elisabeth habillée d’Elisabeth nue. Mais, après tout, la postérité jouit d’un privilège. Approchons-nous: nous n’offenserons plus cette Majesté, si nous regardons sous ses robes».26 Strachey donne ici un élément majeur de la personnalité baroque : sa transmutation alchimique. On peut bien évoquer le double corps du Roi de Kantorowicz, mais le caractère complexe de la reine Tudor reposait dans le fait qu'il se métamorphosait, comme le sang dans la petite circulation qu’avait découvert Michel Servet (1511-1553) : «Le sang noir se transforme en sang rouge au niveau des poumons grâce à une circulation du sang».27 Ce secret révélé par la médecine reprenait l’image du processus alchimique de la transformation de métaux vils (le plomb entre autres) en métaux précieux (l’or). Chez Kantorowicz, les deux corps sont distincts et l'apparent dissimule le vrai. Chez Elisabeth aussi, mais le sang noir – le vêtement – peut se transformer en sang rouge – le corps – lorsque l'onctueux déserte l'apparence pour céder la place au tragique mû par la passion. Ce fut le cas envers Mary Stuart qu'elle tint dans ses rêts durant 18 années avant de la faire exécuter; ce fut le cas des frustrations sexuelles que lui causa son favori, le comte d'Essex, et qui le conduisit à son tour au billot. Ce que décrit notre historien anglais, en parlant de la reine Elisabeth, le critique allemand Richard Alewyn l’explique ainsi : «Aucune époque n’a eu plus fortement conscience de l’abîme qui sépare le monde matériel du monde irréel que le baroque; par conséquent le baroque ne tient pas à induire en erreur sur la différence entre le monde des apparences et celui de la réalité. Il tient surtout à dissimuler l’instant du passage de la frontière. Il veut qu’on ne sache jamais très exactement si l’on se trouve encore dans l’espace tridimensionnel, ou déjà dans l’apparence bidimensionnelle; qu’on se croie encore en deçà quand en réalité on est déjà au delà; et qu’on ne cesse jamais de se demander si on se trouve déjà dans l’au-delà ou si peut-être on ne serait pas encore en deçà. La chaîne baroque mène à l’au-delà par une sorte de glissement, non par un saut. Mais de cette incertitude à l’égard du passage découle une autre incertitude: si on ne peut jamais savoir où cesse la réalité et où commence l’illusion, c’est la réalité même du monde qui est mise en question…».28 
 
Tout se passa comme si la traversée des apparences ne parvenait plus à s’effectuer convenablement. Comme si les apparences formaient un nœud qui envelopperait toute réalité devenue alors insaisissable : «L’apparence c’est ce que l’on voit comme réalité, et la réalité ce que l’on ne voit pas. Cette inversion de l’apparence et de la réalité de ce que l’on observe, qui a nécessairement une traduction philosophique, et du repos et du mouvement du point de vue de la physique possède des caractéristiques remarquables».29 La révolution copernicienne se nicha au cœur de l’esprit baroque entre les XVI et XVIIIe siècles. Copernic, en effet, fut le premier à apparaître comme un esprit lucide confronté aux dérapages de la dissimulation : «Nous n’avons pas affaire au même concept d’apparence dans la théorie ptoléméenne et dans celle de Copernic. Cela tient, selon moi, à la nature phénoménale du mouvement de la Terre comme phénomène non perceptible. On peut dire qu’il y a pour Copernic une apparence constituée qui s’oppose à l’apparence comme illusion. Pour l’astronomie antique, en revanche, nous n’avons affaire qu’à un couple d’opposés, celui de l’apparence et de la réalité».30 Comme le souligne Szczeciniarz : «Cela permet de concevoir les mouvements aperçus, apparemment extérieurs au système de l’observaeur en mouvement, comme le miroir de ce dernier. L’apparence-illusion devient le signe du mouvement et donc le moyen de saisir l’inaccessible».31 La critique épistémologique à laquelle dut se soumettre l’analyse de Copernic portait donc sur des apparences qui se dissimulent entre elles autant qu'elles dissimulent la réalité au regard de l’observateur. De prendre ces apparences non pas pour des Malins Génies, mais bien comme faisant partie de la réalité elle-même : «Le raisonnement copernicien est différent [du raisonnement ptoléméen] parce qu’il considère l’apparence comme un “objet” dont il faut rendre compte. Il y a pour lui d’abord ce qui est vu, qui peut indifféremment coïncider avec ce qui est ou non. Pour Copernic, cette indiscernabilité optique du mouvement, qui repose sur une apparence en quelque sorte suspendue, est généralisable… à l’Univers entier. Il est donc possible après de procéder à une assignation du mouvement. Il peut prendre l’apparence comme guide, comme forme distincte en soi de la réalité. Donc ce que je vois, qui m’apparaît, n’indique que l’indistinction du mouvement et du repos, un simple rapport de mouvement et de repos. Si donc un mouvement appartenait à la Terre, il ne serait pas perçu comme tel, mais comme appartenant aux choses extérieures, mais il permettrait de rendre raison de l’apparence du mouvement de ces choses extérieures vues».32 En plus des mathématiques et de la physique, Copernic devait entrer de plain pied dans les sciences optiques. Il s’agissait, à proprement parler, de sauver les apparences, car «sauver les apparences veut dire aussi pour Copernic montrer qu’à côté des apparences illusoires, il existe des apparences vraies : celles que permet de construire un déplacement de l’observateur. Et les apparences illusoires sont alors non plus justifiées, mais dénoncées et expliquées. Les apparences ne sont plus rapportées à un ordre du monde, mais elles sont d’abord démembrées à l’aide d’un principe de neutralisation. Considérons, de ce point de vue, l’illusion du mouvement des étoiles ou du repos de la Terre. Pour Copernic, cette illusions vient de ce que nous considérons l’apparence en soi comme si elle se tourvait dans les choses. Alors qu’il faut la rapporter à ses conditions, autrement dit la concevoir dans son rapport au sujet. C’est pourquoi la construction à laquelle se livre copernic est proche de celle du phénomène kantien».33  
 
Tout en opérant une véritable révolution scientifique, Copernic agissait également, au niveau psychologique, par le franchissement du stade du miroir de toute une civilisation. La traversée des apparences signifiait désormais discerner dans le miroir les reflets déformés, mais aussi les reflets conformes au réel mais moins facilement discernables. Avec Copernic, la représentation mentale se complexifiait. La critique devait s’attaquer autant aux apparences perçues qu’aux apparences déduites : «cette possibilité réalisée se manifeste principalement par une réfutation de l’apparence au profit d’une apparence déduite et non perçue. Du fait de ne pas pouvoir dire si je suis en mouvement au fait de ne pas pouvoir percevoir ce mouvement, qui est pourtant réel, la conséquence est bonne. Il doit donc y avoir dans la réalité quelque chose qui fait que je ne puis déterminer expérimentalement, au sens premier, si la Terre se meut.. Il est vrai que Copernic ne va pas explicitement ou rigoureusement sur un terrain qui implique une construction physique nouvelle, mais il est possible, sans forcer ses arguments, d’en tirer de telles conséquences. […] C’est l’inobservable en tant que tel qui empêche une infirmation observationnelle et non pas une observation possible à venir. Selon moi, l’essentiel de son argument consiste à dire que la Terre est nécessairement en mouvement par nature et pour des raisons cosmologiques, et que, structurellement, nous ne pouvons percevoir les effets pourtant nécessairement sensibles de son mouvement. Copernic vise, certes, d’autres objectifs en supposant un tel mouvement, mais sa démonstration est fondée sur une telle assignation d’inobservables».34 Si les apparences dissimulent la réalité, elles peuvent aussi la révéler. C’est dans l’ordre de l’oxymoron baroque des apparences. Mais comment dissiper en bout de ligne toutes les fausses apparences pour nous rendre compte de la réalité? «L’absence de confirmation sensible d’une thèse théorique vient de l’impossibilité d’accéder à une telle confirmation; mais l’absence de confirmation est aussi l’absence d’infirmation. Cette logique traduit, à sa façon, la thèse de la relativité descriptive du mouvement. C’est pourquoi j’aurais tendance à considérer la rhétorique démonstrative copernicienne comme une “rhétorique relativiste”. Elle prend - dans cette dernière phase d’exposition - appui sur le système du cosmos qu’elle implique. C’est ce qui explique que cette rhétorique ou cette logique soient si riches en argumentations et en réfutations des thèses adverses. Elle a réussi à faire de l’inassignable, même dans un cadre cosmologique achevé, une sorte de méthode que Galilée reprendra à son tour comme une thèse. La force des arguments provient, à cet égard, de leur réinsertion dans un système explicite dont ils sont la conséquence. C’est aussi pourquoi la justification copernicienne peut se développer sous la forme d’une estimation de la théorie elle-même».35 Ce jeux des multiples reflets et d'une réalité insaisissable justifie de considérer l’âge baroque comme une véritable ère du soupçon. 
 
Quoiqu’il en soit, depuis Copernic, l’homme occidental ne peut plus prendre les apparences pour la réalité. L’habit ne fait pas le moine. Si un dicton n’est pas une explication, du moins un homme averti en vaut deux, et «la loi de connaissance de la réalité est celle du déplacement, du maniement de la perception. Il est remarquable de pouvoir, en effet, manipuler la perception. Cela n’est rendu possible que parce que est rendu possible également l’examen des conditions de la perception. Or comment se mettre à l’extérieur de sa propre observation? Il faut pouvoir voir, non pas ce que je vois, mais moi-même en train de le voir; il faut que ce que je perçois ne renvoie pas à ce que cette perception en même temps désigne, mais soit le signe d’une réalité qui supporte l’observateur et non de ce que sa représentation lui fournit. […] Dans l’Univers ptoléméen, la place centrale de l’observateur terrestre immobile reste la loi de ce qui est. C’est bien la place que j’occupe - représentée comme place réelle - qui explique ce que je vois et aussi ce qui est, même si celles-ci sont distinctes et ne peuvent coïncider que sur la base de cette distinction. Mais la place que j’occupe est toujours celle que je crois occuper. Le centre réel n’est pas distinct pour Ptolémée du centre apparent. Je puis ne pas croire spontanément à ce que je vois, mais je ne mets pas en doute le positionnement de celui qui voit. L’organisation du réel phénoménal est l’effet de la perception d’un observateur et dépend de sa place, mais son autoperception reste immédiate. Il y a illusion possible du sujet lui-même mais non sur le sujet lui-même. Autrement dit, on ne trouve pas dans Ptolémée l’exigence que le sujet regardant soit lui-même objet pour un regard autre que lui-même».36 En pratiquant la critique épistémologique, la démarche copernicienne annonçait ce contre quoi Descartes mettra en garde ses lecteurs du Discours de la Méthode : les ruses du Malin Génie. La subjectivité elle-même de l’observateur est placée sous observation en tant que productrice d’apparences déduites autant que victime des apparences perçues. Parce que la méthode critique permet de dénoncer les apparences dissimulant la réalité, la méthode doit à son tour justifier certaines positions apparentes comme conformes à la réalité des choses observées. On entrevoit déjà se profiler l’a priori kantien. Dans le but de confirmer l’intégrité de l’observation à la réalité observée, il est parfois nécessaire que le sujet échafaude des apparences qui, une fois leur efficacité avérée, laisserons la place à une déduction solide : «Même si la position centrale et immobile de l’observateur terrestre est, dans Ptolémée, l’objet de justifications médiates, donc, si la confusion du centre réel et apparent est le résultat d’une analyse, cette position n’est pas médiatisée dans son contenu. C’est ma position apparente qui est justifiée être réelle, comme s’il s’agissait là aussi de sauver les apparences. Construire le centre réel, c’est montrer comment et pourquoi le centre d’où je vois (apparent) est le vrai. La distinction est effacée. Au contraire, chez Copernic, c’est la distinction comme telle qui ne cesse de produire ses effets. Le centre apparent est dénoncé comme centre apparent et non plus conforté dans sa position, et, en même temps, est exposé le mécanisme qui l’a fait prendre pour un centre réel. Sont mis en évidence l’illusion comme telle et son mécanisme. Il me semble que, sous cet angle, c’est le mécanisme de toute illusion pour la rationalité postcopernicienne de la physique classique qui est exhibé. Ce mécanisme repose sur la confusion des “référents”, centre réel et centre apparent. L’apparence illusoire vient de ce que le sujet méconnaît qu’il la produit lui-même. Il ignore que c’est la place qu’il occupe qui la fait prendre pour la réalité. Et, bien plus, c’est la façon dont il est produit à cette place qui le rend aveugle à lui-même».37 
 
Nous percevons un peu mieux jusqu’à quel point l’esprit baroque put égarer les esprits non avertis. Devant cette mise en question du réel et de l’apparence, l’Imaginaire hypertrophiait les apparences, gonflait la réalité. La métamorphose n’était plus un état transitoire inconscient qui échappait à la volonté de l’esprit et à la maturité du corps, mais une action régressive volontaire, inscrite dans la dialectique de l’instabilité et de la mobilité: «Ennemi de toute forme stable, [le Baroque] est poussé par son démon à se dépasser toujours et à défaire sa forme au moment qu’il l’invente pour se porter vers une autre forme. Toute forme exige fermeté et arrêt, et le Baroque se définit par le mouvement et l’instabilité; il semble qu’il se trouve par conséquent devant ce dilemme : ou bien se nier comme baroque pour s’accomplir en une œuvre, ou bien résister à l’œuvre pour demeurer fidèle à lui-même».38 On comprend que le classicisme, au-delà de la prise en main d’une personnalité instable et son objectif à diriger le mouvement, proposait des solutions les plus acceptables pour la raison afin de dominer traumatismes et angoisses. Contre les mirages et les fausses parures, le classicisme se présentait comme la sécurité retrouvée, la séreinité restaurée, enfin stabilisée. Le classicisme français réussissait là où le Siècle d’Or espagnol avouait son échec malgré l’absolutisme des Habsbourgs, à savoir, empêcher le déclin espagnol malgré son triomphalisme économique et diplomatique. De plus, le classicisme apparut comme le domination des troubles souterrains qui agitaient les profondeurs du terroir du Royaume de Louis XIV. Le critique allemand Auerbach définit assez bien comment procéda le classicisme devant l’instabilité, la mobilité et la succession des métamorphoses qui caractérisaient l’État baroque : «Dans le monde tout est songe, mais rien n’est énigme exigeant une solution; il y a des passions et des conflits, mais pas de problèmes. Dieu, le roi, l’honneur et l’amour, le rang et la conduite qu’il requiert sont des réalités immuables et incontestables, et ni les personnages tragiques ni les figures comiques ne nous posent des problèmes qui soulèveraient quelque difficulté. De tous les auteurs espagnols classiques, Cerventès est, à ma connaissance, celui dont les personnages sont le plus près de susciter des interrogations dans l’esprit du lecteur».39 Ignorer les problèmes, censurer la connaissance honteuse (en matière astronomique comme en matière politique), réprimer la conscience libre (en forçant à la rétractation sous peine d’emprisonnement ou pire, du bûcher), enfin rationnaliser le décor, dominer les apparences en soumettant la fonction au décor, substituer à la structure implosée un réseau d’apparences aux réalités fuyantes, s'abandonner aux métamorphoses et aux jeux d’illusions pervers, comme le costume bouffant de la reine d’Angleterre servait bien à couvrir la nudité royale, ou encore le système de Tycho Brahé trahissant à la fois le système de Ptolémée et celui de Copernic - sans rien suggérer d’autres qu’une autre apparence rationnelle en vue de dissoudre plutôt que de réconcilier les deux autres -; voilà comment le classicisme entendait rééquilibrer une conscience baroque prise en défaut et qui criait fort combien le sol des certitudes se déroberait sous ses pieds.  
 
Voilà aussi pourquoi le classicisme entretenait en la combattant la crise baroque; comment le classicisme resta une solution baroque dont les succès furent plus apparents que réels. Cette distinction, que Wölfflin oppose entre stricte et pittoresque, s'accrocha aux problèmes du temps : «…l’architecture stricte opère sur nous par ce qu’elle est, par sa réalité matérielle; l’architecture pittoresque agit en revanche par ce qu’elle paraît, par l’impression qu’elle donne du mouvement».40 Comme l’explique Auerbach, il s’agit de pousser le songe et d’écarter l’énigme mais surtout, surtout évacuer toute formulation de problématiques angoissantes. Un voile pudique recouvrait le tragique en étalant l’onctueux : «Le “désordre pittoresque” veut que la représentation des objets en eux-mêmes ne soit pas totalement claire, mais soit en partie voilée. Le motif du voile est l’un des motifs les plus importants du style pittoresque. Celui-ci est très conscient du fait que tout ce qui peut se laisser saisir complètement du premier coup d’œil, est ennuyeux dans un tableau; c’est pourquoi quelques parties du tableau restent voilées; les objets sont poussés, les uns devant les autres, ils ne ressortent qu’en partie, excitant au plus haut point l’imagination à se représenter ce qui est caché. On imagine que l’objet à demi caché cherche lui-même, d’instinct, à se frayer un chemin jusqu’à la lumière. Le tableau devient vivant, ce qu’on avait voilé semble se découvrir, etc. Même le style “strict” ne put toujours éviter de voiler partiellement; du moins laissait-il toujours apparaître l’essentiel, ce qui atténuait le sentiment d’instabilité; maintenant, en revanche, on cherche, en déplaçant les éléments du tableau, à créer l’impression de quelque chose de passager».41 La perversité baroque jouait du voile comme l’effeuilleuse. Même le classicisme «stricte» s'y laissa prendre tant apparaît vrai ce que perçoit l’œil dupé? Anamorphose de l’anatomie ou reflet de la beauté parfaite? «Sous le voile trompeur et élusif de l’ambiguïté maniériste, se cachent en réalité les deux faces de la médaille : la face manifeste, celle du jeu sophistiqué et mondain, et la face cachée, subtilement gâtée par l’anxiété. […] Le paradoxal mais fécond compromis qu’il tente de réaliser entre “règle” et “liberté”, conformisme et expérimentation».42 Damisch, pour sa part, prête à l’usage des nuages dans les tableaux une même fonction perverse : «Le nuage (et il faut ici rappeler l’importance qu’un Wölfflin attachait au motif du voile dans l’imagerie baroque) ne donne à voir qu’en dissimulant : à tous égards, il apparaît comme l’un des signes électifs de la représentation, dont il manifeste à la fois les limites et la façon de régression infinie sur laquelle elle se fonde».43 De ce labyrinthe, il ne restait plus qu'à recourir à un sophisme : la beauté réside dans l'œil de celui qui regarde.
  
1 C. Lichtenthaeler. op. cit. pp. 350-351.
2 P. Hazard. op. cit. p. 416.
3 F. Braudel. op. cit. pp. 108-109.
4 C.-G. Dubois. op. cit. 1973, p. 16.
5 C. Fuentès. op. cit. p. 31.
6 C.-G. Dubois. op. cit. 1973, pp. 18-19.
7 P. Charpentrat. op. cit. p. 16.
8 P. Charpentrat. Ibid. p. 19.
9 J. Rousset. op. cit. p. 8.
10 J.-P. Coupal. «Jeu de cartes canadiennes – A Wicked Game, in Pour la suite de l'histoire... t. 2 : Québec et Canada, Montréal, Marc Colin, éditeur, 1997, p. 19.
11 H. Wölfflin. op. cit. 1961, p. 143.
12 H. Wölfflin. Ibid. pp. 81-82.
13 V.-L. Tapié. op. cit. p. 66.
14 P. Beaussant, in Magazine Littéraire. op. cit. pp. 22-23.
15 R. Bouissou. op. cit. p. 141.
16 É. Bréhier. op. cit. p. 77.
17 H. Justin. op. cit. p. 314, n. 3.
18 J. Cazeneuve. op. cit. p. 334.
19 J. Delumeau. op. cit. 1974, p. 261.
20 M. Fumaroli, préface à V.-L. Tapié. op. cit. p. 31.
21 J. Rousset. op. cit. p. 200.
22 H. Wölfflin. op. cit. 1961, p. 93.
23 A. Pinelli. op. cit. p. 143.
24 A. Pinelli. Ibid. p. 21.
25 In M. Bellonci. Lucrèce Borgia, Paris, Plon, réed. Livre de poche, Col. Historique, # 679-680, s.d., p. 431.
26 L. Strachey. Elisabeth et le comte d'Essex, Paris, Gallimard, Col. Leurs Figures, 1929, pp. 16-17.
27 Cité in R. Bouissou. op. cit. p. 142.
28 R. Alewyn. op. cit. pp. 86-87.
29 J.-J. Szczeciniarz. op. cit. p. 97.
30 J.-J. Szczeciniarz. Ibid. p. 385.
31 J.-J. Szczeciniarz. Ibid. p. 98.
32 J.-J. Szczeciniarz. Ibid. p. 165.
33 J.-J. Szczeciniarz. Ibid. p. 393.
34 J.-J. Szczeciniarz. Ibid. pp. 272 et 273.
35 J.-J. Szczeciniarz. Ibid. p. 273.
36 J.-J. Szczeciniarz. Ibid. pp. 381 et 383.
37 J.-J. Szczeciniarz. Ibid. p. 384.
38 J. Rousset. op. cit. p. 334.
39 E. Auerbach. Mimésis, Paris, Gallimard, Col. Tel, # 14, 1968, p. 337.
40 H. Wölfflin. op. cit. 1961, p. 66.
41 H. Wölfflin. Ibid. pp. 74-75.
42 A. Pinelli. op. cit. pp. 70-71.
43 H. Damisch. op. cit. p. 90.
Jean-Paul Coupal.
Vertiges baroques, vol. 2,

Cinna, pièce de Pierre Corneille, 1640.
MORALISATION
III.3 LA RÉVOLTE DU THÉATRESi l’histoire apologétique est totalement absorbée par l’argument d’autorité - après tout n’est-ce pas la définition de la chose? -, le théâtre, lui, résiste. Se laisse tenter, mais garder ses distances. Là où l’histoire apologétique tirait des leçons de l’histoire afin de résoudre les ambiguïtés morales, l’interprétation que le théâtre donne de l’histoire, en plongeant un héros dans un dilemme apparemment insoluble, a pour but d’offrir aux spectateurs une façon de se tirer de ces ambiguïtés. C’est là que le théâtre de Shakespeare se rapproche le plus de la politique positive de Machiavel. Si la dramaturgie shakespearienne vise à dénoncer précisément l’amoralité du florentin, l’idée d’exposer sur la scène ses mécanismes tant décriés du pouvoir devient une opération carrément ob-scène, subvertive. Derrière un pouvoir qui se veut l’objet d’aspirations licittes grouillent un ensemble de désirs qui sont au service du Malin Génie: «On tire donc vers la passion aussi bien les héros cornéliens que les héroïnes raciniennes; on insiste sur l’irrationnel, le versant nocturne des images, le “cœur” dont la raison ne connaît pas les raisons».1

Le théâtre s’adresse à la même culture des élites que l’histoire apologétique. Mais tandis que cette dernière est entièrement dévouée à l’éducation du Roi et des princes, le théâtre s’adresse à une société plus large, la société de Cour. Le héros est un personnage-modèle issu de la Cour, c’est un type qui, à défaut d’être en rang pour la succession au roi, présente «une âme bien née», dont «la valeur n’attend point le nombre des années». Bref, c’est l’homme de la Renaissance, dotée de la virtú, et plongé sur la scène de l’histoire du monde. C’est à lui que s’adresse le manuel du parfait courtisan du jésuite Gracián: «…l’homme idéal est celui qui travaille à devenir le Premier et l’Unique. Il faut pour cela qu’il soit secret, mystérieux, capable d’attendre son heure, voire même de dissimuler son jeu: tant il importe de ne se révéler que par degrés, pour provoquer chaque fois l’émerveillemet du vulgaire devant une force qui semble inépuisable. Le Héros est stoïque dans la souffrance, stoïque dans les humiliations: la seule humiliation véritable est celle qu’il devrait s’infliger à lui-même, devant le tribunal de sa conscience, s’il venait à démériter à ses propres yeux. Le triomphe n’est pas une fin; la domination du monde n’est qu’un moyen: de son Moi vainqueur et superbe, le Héros fait hommage à Dieu; il rapporte à la Religion l’empire moral qu’il a conquis. Habile, jusqu’à pratiquer “une sainte astuce”, et naïvement orgueilleux; connaissant à fond le vrai du cœur humain, et romanesque; pratique, et avide de beauté idéale; exalté, impérieux, dévot, aimant la difficulté pour ce qu’elle contient d’âpre et de dur; admirable, éclatant, contradictoire: ainsi se peint son portrait. L’Honnête homme, fait pour cadrer avec les paysages de l’Ile-de-France, discrets, doux et gris, paraît effacé par comparaison: le Héros demande le même soleil qui, sur les routes de Castille, brûlait don Quichotte, et faisait miroiter devant lui la justice, la bonté, l’amour».2

D’une part, le portrait sévère tracé du Héros offert comme Idéal du Moi au courtisan contraste de ses feux baroques avec le portrait du courtisan de la Renaissance tracé un siècle plus tôt par Castiglione. D’autre part, en opposant le Héros à l’Honnête homme, Paul Hazard souligne ce qui caractérise déjà l’Idéal du Moi de la société d’ordres de celui de la société de classes, le Héros de la noblesse n’est pas le parfait Honnête homme de la bourgeoisie. Il est donc normal que la conscience morale subisse le contre-coup de l’affrontement des deux structures qui occasionnent le schisme dans le corps social de la civilisation occidentale. Conscience morale fractionnée qui fait jouer à plein l’anomie sociale à travers le sociodrame/psychodrame de toute œuvre dramatique. Au sens de l’honneur manifesté par le Héros, l’Honnête homme ne peut qu’être touché, mais ce n’est déjà plus le code normatif de ses valeurs propres qui relèvent de la classe bourgeoise. La distance ne cessera de se creuser jusqu’aux comédies de Beaumarchais, Marie-Antoinette jouant à la bergère au Petit Trianon; Mirabeau, La Fayette et le duc d’Orléans (Philippe-Égalité) jouant aux révolutionnaires aux États généraux de 1789… À défaut d’atteindre l’Idéal du Moi qu’est l’héroïsme du noble, il est toujours possible d’élever continuellement la barrière du Moi idéal qu’est l’honnêteté du bourgeois: «Politiquement, une telle attitude morale pose le problème même du droit concret à l’individualisme: qui a le droit (ou en termes concrets les moyens) de réaliser ses propres aspirations? La gloire est-elle l’apanage de tous? les rapports de cette morale individualiste et des intérêts de la classe aristocratique sont assez visibles: la revendication individualiste serait essentiellement une protestation contre la mise en place d’un système administratif centralisé dont l’aristocratie dans les provinces va faire les frais. Mais le théâtre de Corneille ne constitue en aucune manière une apologie de la classe aristocratique: la leçon du Cid ou de Cinna va même en sens inverse et montre la nécessité d’un dépassement de la politique et de la morale aristocratique, qui ne conduisent qu’aux conspirations sans lendemain ou aux vengeances sans fin. La démolition du héros glorieux commence donc dès le théâtre de Corneille. Mais ce qui est retenu, c’est cette force individualiste, qui exige la réalisation totale de ses pulsions qui pourraient conduire à l’identification d’un moi et d’un surmoi dont le héros reste le maître modeleur».3 C’est là un point commun qui domine la fracture de la conscience morale entre les membres de l’ordre aristocratique et ceux de la classe bourgeoise:
Quiconque s’évertue, dans son aspiration,
Celui-là, nous pouvons le sauver.
dit le Faust de Gœthe (v. 11936-11937).
Prenons le Héros cornélien. Il n’existe à prime abord que parce qu’il est plongé dans un dilemme présenté comme insoluble, le diliemme cornélien. Ce n’est pas un archétype symbolique, sinon personne parmi les spectateur n’y croirait ou ne pourrait s’identifier à lui. C’est le narcissisme baroque incarné, mais dont la conscience provient moins de ses talents naturels que de son origine sociale. Ce n’est pas encore le héros romantique, Ruy Blas ou Cyrano de Bergerac: «la “bonne opinion” qu’a de lui le héros cornélien est […], orgueil de la race, du sang et du rang, orgueil biologique et historique d’un Moi individuel et concret, qui, loin de tendre à l’universalité du “bon sens” et de la “bonne volonté” cartésiens, proclame son irréductible singularité».4 C’est tout cela qui est mis en péril dans le dilemme cornélien. Pour que le Héros baroque devienne le Héros romantique, il devra passer par le moule moral de l’Honnête homme, c’est-à-dire des valeurs bourgeoises. Si le Héros baroque se soumet passivement, provisoirement, aux exigences et aux humiliations, c’est pour sauver son ordre social, aussi disparaît-il comme individu. C’est le fils qui, par similitude et identification, se fond dans la figure du Père: côté cour. Non, «le cornélien ne se sauve comme héros qu’à condition de se saborder comme aristocrate», et c’est là que s’effectue la révolution copernicienne de l’individu et que le bourgeois, doté de sa morale de l’Honnête homme, accepte d’entrer dans le jeu: côté jardin. C’est donc l’argument critique du Fils, en opérant le dédoublement de la figure du Père, qui sacrifie la tradition et ses valeurs sociales, au risque d’être mis au ban de la société, pour s’élèver comme individualité première. Comme l’exige l’absolutisme, le courtisan quitte sa solidarité féodale, cesse d’être un vassal passif qui répond à l’appel d’un suzerain chicannier, cesse même de répondre à l’appel de la dissension au nom de la légitimité de la Vraie Foi, pour se dresser, individu affranchi, offrant sa personne au service du Roi, celui-là seul qui le sauvera en l’élevant à la plus haute reconnaissance de l’État, la société des bienheureux, la société de Cour. Le Héros n’a qu’un suzerain: le Roi. Le héros n’a qu’une foi: l’absolutisme. Le héros n’a qu’une seule source de reconnaissance: l’État. Et si la crise est cruelle au point que l’État soit condamné à la dérive, convoîté par mille ambitions, alors seul le Héros s’élèvera au-dessus de la mêlée et finira par coiffer la couronne, l’individualité première accédant à l’atypie du Roi: «De Cinna à Don Sanche d’Aragon en 1649, la représentation du roi subit un complet renversement. Dans Cinna, Auguste accomplit le sacrifice de sa haine et de sa vengeance légitime, ce qui lui permet de transcender son humanité. De héros qu’il était, il se change en monarque. Dans Don Sanche, le roi préexiste au héros. Carlos n’a plus besoin de se sacrifier, il est déjà le souverain. Ses caractéristiques héroïques ne sont qu’un ornement supplémentaire de sa figure royale. Si Auguste conquiert la royauté sur l’histoire, Don Sanche le reçoit dans son être. C’est une essence donnée avec la vie, une transcendance qui dépasse la personne privée. En s’unissant au personnage du roi, le héros cornélien s’est transformé, il n’a plus à se prouver par des actes hors du commun, la seule preuve de son statut est sa naissance légitime. Il n’a plus à mettre sa vie en jeu par le risque et l’exaltation de soi, il doit la ménager au contraire, puisqu’elle est la forme visible du corps de l’État. Dans Cinna, l’acquisition de l’aura monarchique ne s’accomplissait qu’au tout dernier moment. Toute la pièce constituait la démonstration d’un problème politique réel: à quelles conditions un héros peut-il acquérir le statut de monarque de droit divin? Dans Don Sanche, la conclusion est posée dès l’hypothèse: le héros est roi avant le lever du rideau. Carlos ne peut pas ne pas devenir Don Sanche; au cours des cinq actes, il se déploie dans son être sous les yeux des spectateurs. L’éblouissement qu’il produit sur son entourrage est moins l’effet de ses actes que la marque secrète de son être réel. Dès lors, la pièce ne se déroule plus comme une conquête, mais comme une épiphanie. […] Après cette comédie héroïque, le théâtre de Corneille poursuit la description de la figure royale sans jamais revenir sur les acquis précédents. Le monarque n’aura plus à acquérir la transcendance comme Auguste doit le faire; quelle que soit la valeur du roi en tant qu’individu privé, sa grandeur en tant qu’être collectif lui est donnée. Au moment où les intellectuels recrutés par Richelieu dissertent sur la raison d’État, Corneille pose dans son théâtre la souveraineté comme une essence qui échappe à l’histoire et qui en détermine le cours».5 C’est ce que Paul Bénichou ramène en une phrase-synthèse: «La vertu cornélienne est au point où le cri naturel de l’orgueil rencontre le sublime de la liberté. La grande âme est justement celle en qui cette rencontre s’opère».6 Et la grande âme, finalement, c’est le Roi.

Y a-t-il une leçon de l’Histoire que Corneille tire de ses différentes tragédies? Shakespeare, à la fin du King John, pouvait toujours vanter la fidélité à soi-même comme destin et fonder ainsi l’idée de l’autodétermination de l’individu comme modèle de l’autodétermination collectivel. Pour Bénichou, «la leçon que Corneille a incarnée en elle, c’est que la passion de la grandeur se mue en servitude sitôt que la considération de l’objet convoité si prestigieux soit-il par lui-même, prime le mouvement de l’ambition, sitôt que le moi se fixe à une proie au lieu de demeurer fidèle à lui-même, et de chercher, dans le dépassement de toute convoitise, le secret de la vraie grandeur».7 Corneille démontrerait donc par la négative ce que Shakespeare affirmait à la fin du King John. Morale curiale sans doute, comme l’apologétique de Bossuet, mais le théâtre ne se borne pas à spéculer sur ce déplacement de la féodalité vers l’absolutisme. Si parfait que soit le Héros à dominer son ambition et à se faufiler à travers les ambiguïtés piégeuses que lui tend le Monde, la tragédie lui fait prendre conscience de sa solitude. La tragédie serait même «l’élargissement de la lutte solitaire des consciences aux dimensions collectives de l’histoire».8 Tyrannie de l’anomie oblige, l’effort que le dilemme exige du Héros le déchire, le déséquilibre, le réduit jusqu’à l’anéantissement, victime de la logique de l’histoire, ne lui laissant qu’une position satellitaire au Roi, lui qui venait d’un monde où il était le centre de l’univers (ptoléméen), c’est-à-dire de sa domination lignagière: «Au cœur même de l’héroïsme, il existe donc une tension tragique, un renvoi permanent de la nature à l’anti-nature, une présence du vital, qu’il faut à la fois immoler et conserver. […] Or, cette contradiction, insurmontable au niveau des rapports individuels, doit, si le projet aristocratique veut survivre, être pourtant résolue: le salut sera désormais politique, ou ne sera pas. Le centre de gravité philosophique va donc se déplacer […], et le roi va prendre la relève du héros défaillant. La tâche du monarque sera précisément de rendre un jugement qui ne consacre pas à jamais la rupture et la division entre [le héros] et la cohorte de ses adversaires, mais qui opère, entre eux, une synthèse».9 C’est là qu’on peut mesurer idéologiquement la distance qui sépare l’histoire de Corneille de celle de Bossuet. Comme l’écrit encore Doubrovsky: «La Cité de Corneille n’est pas celle de Platon ou de Bossuet: ce n’est pas une hiérarchie d’essences, un ordre décrété et tombé d’en haut: il n’y a qu’une existence en situation dans l’histoire, et qui se transforme dialectiquement dans le temps. Car c’est de la dialectique interne de l’héroïsme que surgit, péniblement et graduellement, la figure envahissante du monarque».10 Comme le système copernicien, la nouvelle gravitation du héros suit une course irrégulière et est soumise à divers aléas (à de multiples tentations surtout). Il faut que l’attraction rééquilibre constamment la société nouvelle. À la monarchie de droit vivin, qui obtient la soumission de chacun par le vieux principe paulinien que omni potestas eo Deo, la monarchie absolue de Corneille doit trouver son axe d’équilibre comme toute machinerie actionnée par un deus ex machina: «Le héros renvoie au roi, le roi au héros. Cette circularité parfaite semble fonder désormais l’équilibre de l’État. Or, à peine établie (et établie à grand-peine), cette circularité, cette réciprocité de reconnaissance pacifique, qui met fin à la lutte à mort des Maîtres, se révèle, à son tour, imparfaite. Loin de se refermer sur l’achèvement d’une synthèse humaine, la dialectique du monarque s’ouvre et se projette vers une apothéose. On pourrait croire, à première vue, qu’il s’agit d’un couronnement, mais il y a là, en réalité, un échec. En effet, [il ne s’agit] pas seulement de fonder un État dans le présent et justifier la monarchie par l’histoire; il [s’agit de] fonder l’État permanent et mettre la monarchie hors de l’histoire».11 Doubrovsky décrit ici le processus ontologique de l’État moderne, véritable Dasein d’une institution qui cesse d’être qu’une machine pour devenir un Esprit en action, avec son propre destin transcendant, d’où que, «dans un univers aristocratique qui tente, pour enrayer sa décadence, de se réifier, un roi ne saurait se faire par un processus historique: il ne peut qu’être reçu tout fait des mains de la nature, avec l’estampille providentielle».12 La conscience politique de Corneille marque ici un pas d’avance sur celle de Shakespeare, et établit en système solaire ce qui n’était que bruit et fureur chez le dramaturge anglais.

Si, dans l’histoire apologétique, le prince ne peut être que le seul garant de la stabilité de l’Histoire et écarter toute tentation révolutionnaire ou séditieuse loin de sa légitimité au trône, les tragédies cornéliennes ne cessent de demander au héros de réfreiner ses passions et d’écarter de son orgueil toute ambition ou toute convoitise: «Ce conflit brutal de la vérité métaphysique et de la nécessité historique, qui jadis ne faisaient qu’un, telle est, en définitive, le sens de la tragédie. Si l’ordre aristocratique ne découle plus de la nature authentique des rapports humains, il faut choisir entre l’ordre et l’authenticité; il faut laisser la libération passionnelle se constituer comme insurrection. C’est ce que le héros, à aucun prix, ne saurait se permettre. Entre la fidélité à la passion et la loyauté envers le régime, il demeure écartelé, car il ne peut renoncer ni à l’amour, au nom de l’ordre […], ni l’ordre, au nom de l’amour…»13 Le théâtre de Corneille conduit à «mettre la monarchie hors de l’histoire», tout comme «le Léviathan […] semble être une utopie dans la stricte mesure où il est une achronie. Il est une utopie inscrite dans un temps anhistorique. Même s’il répond à des préoccupations du XVIIe siècle, le Léviathan est une tentative humaine pour sortir de l’humanité».14 Dans l’univers cartésien régit par un deus ex machina, le théâtre de Corneille et la politique de Hobbes, idéologiquement, se renvoient l’un à l’autre. Corneille n’est pas dupe de ce que les courtisans peuvent et ne peuvent pas faire, aussi son système idéologique est-il assorti d’une praxis qui se conforme parfaitement à la raison d’État telle que l’établit la politique de resserremet de la cour autour de la personne du Roi par Richelieu. Ne serait-ce qu’en partant de Cinna, et en suivant l’analyse existentialiste de Doubrovsky, Corneille nous apparaît maintenant comme l’un des grands théoriciens de l’assujettissement: «En voulant donner au mouvement à jamais tâtonnant et précaire des projets humains à la recherche d’un avenir, la certitude et la rigidité d’un destin, garanti par la Providence ou l’Histoire; en substituant une Histoire, qui fait les hommes, aux hommes qui font l’histoire, on aboutit à justifier, par les traites que tirent sur l’avenir les “prophéties” de Livie (ou de Marx), les crimes d’Auguste (ou de Staline). En demandant à l’individu d’abdiquer sa liberté pour se récupérer dans l’État, la “raison d’État”, monarchique ou autre, consiste à décréter que l’État a toujours raison. Dès lors, on glisse sans mal de la terreur à l’arbitraire. Là où Auguste disait: “le Moi, c’est l’État”, Louis XIV finira par dire: “l’État, c’est moi”…»15

L’assujettissement est quelque chose de beaucoup plus complexe que la simple obéissance concédée par piété filiale. Elle correspond, au niveau idéologique, à la «technique politique du corps» qui, au niveau symbolique, essaye de dominer, par une répression raisonnée, les écarts et les ambivalences d’une sexualité souvent polymorphe et passionnelle, mais ici, il s’agit davantage du corps social, du corps politique des membres de la noblesse, de l’aristocratie comme de la bourgeoisie et de la paysannerie, qui doit entièrement être soumis à la volonté de l’État absolu. C’est la restructuration coercitive des groupes antagoniques de la société autour du pouvoir central. L’assujettissement fonde l’affirmation de l’individu par son obéissance consentie à une autorité supérieure, consolidant ainsi, au-delà des dissensions internes, le corps de la société. C’est à cette utopie nouvelle du Royaume comme corps politique unifié et unique sous la férule paternelle du Roi que le Héros doit sacrifier son orgueil narcissique de caste, mais c’est ce même Royaume qui lui sauvera son narcissime individuel en en faisant - risquons un anachronisme -, un patriote, avant la lettre. Dès les guerres de religion, les Français s’acheminaient vers cette conception du Royaume inaliénable que deux siècles plus tôt la Guerre de Cent Ans avait fondée sur la tradition capétienne et la légitimité de nouvelle dynastie des Valois. Ainsi, lorsque Philippe II essaya de faire reconnaître les droits de succession de sa fille, petite-fille d’Henri II, pour s’établir régent de France, «le Parlement de Paris rendit son arrêt célèbre “pour empescher que, sous prétexte de religion, ce royaume qui ne dépend d’autre que de Dieu et ne recognait autre seigneur, quel qu’il soit au monde, pour sa temporalité, ne soit occupé par estrangers”. Les espoirs de Philippe II étaient ruinés, par le patriotisme français. Bientôt l’abjuration d’Henri IV et son absolutisme rendirent au Roi de France son royaume».16

Les tragédies de Corneille proposent un système idéologique (l’absolutisme), une praxis (l’assujettissement) et une utopie (l’intégrité du Royaume), bref un ordre historique qui, certes, confirme la raison d’État développée par Richelieu, mais qui tend également à projeter un sens intemporel de l’Histoire. Le Royaume devient une étrange Arcadie mythique où, comme l’écrit en quelques lignes lumineuses Walter Benjamin, «Le déroulement sans espoir de la chronique universelle ne rencontre pas l’éternité, mais la restauration d’un paradis intemporel. L’histoire fait son entrée sur le théâtre de l’action. Et ce sont justement les comédies pastorales qui sèment l’histoire comme des graines dans le sol nourricier. “À l’endroit où un événement mémorable est supposé s’être produit, le berger laisse en souvenir des vers gravés dans un rocher, une pierre ou un arbre. Les stèles à la mémoire des héros que nous pouvons admirer dans les temples élevés partout par les bergers pour leur gloire posthume sont toutes couvertes d’inscriptions panégyriques.” [Julius Titmann, 1847]».17 N’est-ce pas là le sens secret de l’énigmatique tableau de Nicolas Poussin, Les Bergers d’Arcadie, où des bergers découvrent sur une tombe l’inscription Et in Arcadia ego; Moi aussi j’ai vécu en Arcadie?

Cette intemporalité a été brisée en Angleterre par la Révolution de 1640. Le Leviathan de Hobbes suit une voie semblable à celle de la France. Là aussi un conflit brutal s’érige entre la vérité métaphysique (l’absolutisme divin de la monarchie Stuart) et la nécessité historique (la coutume du parlement) qui ne trouvera sa solution idéologique qu’à travers l’échafaudage de considérations patriotiques: «En fait, il est parfaitement vrai qu’en 1640 les réformateurs comme les réactionnaires avaient, les uns et les autres, les yeux tournés vers un passé mythique (différent dans chaque cas). Les puritains de toutes sectes cherchaient à revenir à ce qu’avait été - croyaient-ils - l’Église chrétienne primitive des Premiers Pères, avant qu’elle n’eût été défigurée et corrompue par de tardives et criminelles additions. Les ultra-conservateurs, comme William Prynne, qui voulaient une contre-révolution culturelle pour changer la moralité et le style de vie, banir du pays les cheveux longs, les pièces de théâtre et la fornication, fondaient leur croyance sur une théorie de la décadence de l race à partir de sa pureté primitive: “Il est étrange et lamentable de considérer à quel point notre nation a dégénéré récemment de ce qu’elle était dans les premiers âges”. Les juristes cherchaient à revenir à une situation qui, dans leur esprit, avait existé au Moyen Age - et le Juge Suprême, Sir Edward Coke, ne les avait-il pas assurés dans ses savants in-folio que c’était là tout simplement la vérité historique? -, quand les rois, les bureaux et les tribunaux ecclésiastiques étaient tous guidés et dirigés par les conventions du droit coutumier et par les opinions de ses interprètes. De leur côté, les érudits avaient fourni aux juristes et aux parlementaires les plus avancés la théorie du Joug normand, c’est-à-dire l’idée qu’avant 1066 les Anglo-Saxons avaient vécu en citoyens libres et égaux, se gouvernant eux-mêmes au moyen d’institutions représentatives, mais que ces libertés avaient été détruites par une tyrannie étrangère de rois et d’autocrates imposés par la conquête normande. Exploitée, non sans imprudence, contre la Couronne par l’opposition des propriétaires terriens après 1620 et au début des années 1640, cette théorie du Joug normand fut reprise par les Niveleurs à la fin des années 1640 et utilisée comme arme contre les propriétaires dans leur ensemble. Pendant ce temps, la gentry parlementaire rêvait d’une âge d’or d’harmonie politique entre la Couronne et le Parlement et d’une politique intérieure et extérieure protestante, telle qu’elle avait existé, croyaient-ils, au bon vieux temps de la reine Elisabeth, et à laquelle ils espéraient revenir. […] Le fait que toutes ces idées aient été formulées par référence au passé ne modifie en rien le degré d’extrémisme ou de conservatisme qu’elles représentent et qui doit être jugé d’après la situation du temps: que l’âge d’or ait été conçu comme appartenant au passé ou à l’avenir est sans importance. Pour reprendre l’observation de Hobbes, “personne ne peut avoir à l’esprit une idée de l’avenir, car l’avenir n’est pas encore. Mais c’est à partir de nos idées sur le passé que nous formons un avenir”. Ce qui compte, par conséquent, est la mesure dans laquelle la réalité présente diffère du passé qu’on imagine et le degré de détermination qu’on peut avoir de surmonter tous les obstacles pour rendre l’une conforme à l’autre».18

L’insularité, la résistance à l’étranger, l’absolutisme précoce des Tudor et l’inhabileté des Stuart à le maintenir, tout cela contribua à créer un patriotisme anglais que le théâtre élisabéthain avait déjà mit sur rails. La Révolution de 1640 mit fin aux aspirations absolutistes car, d’une part, c’en était fini du concept abstrait de droit divin qu’espérait faire reconnaître Jacques et Charles Ier; d’autre part, l’argument critique, qui avait l’avantage d’être soutenu par un Parlement actif, se dressait devant une autorité absolue et rendait la thématique du dilemme cornélien obsolète pour la noblesse anglaise. L’analyse de James Harrington montre qu’en Angleterre plus vite qu’ailleurs, la structure d’ordres propre à la société féodale n’était plus de mise dans l’organisation sociale et que l’État était de plus en plus la chose de la bourgeoisie commerciale: «God made the universe but man made the state: so politics was taken away from the theologians and became a matter of empirical investigation and rational discussion. […] James Harrington, whose merchant brother became a Fellow of the Royal Society, was also deeply influenced by the scientific movement, and hoped to base a science of politics on the study of history. From history, he thought, one could derive laws relating to the behaviour of humain beings in the mass, and draw conclusions like that expressed in his theory of the balance of property, government is ‘legitimately founded’; when this balance is upset, ‘government …must of necessity be founded upon force, or a stading army’, and cannot be stable. In England, he suggested, the traditional balance between crown, aristocracy, and ‘people’ had been altered by transfers of land from the first two to the third; this was the ultimate cause of the Civil War. The war had then transferred political power to those who already possessed economic power (whom Harrington calls ‘the people’, though he means the propertied commoners). This transfer, he thought, could not be reversed; even a restoration of the monarchy would not be a restoration of the pre-1640 régime. Whatever we think of Harrington’s explanation of the Civil War, his is an impressive advance towards what we may begin to call social science: a study of society based on the Baconian method of observation, collection, and analysis of facts, whose ultimate object is making generalisations which can be applied in practice and so subjected to exprimental proof».19

La Restauration des Stuarts (1660) et les tentatives de retour à l’absolutisme avec Jacques II conduisirent à la Glorious Revolution de 1688. Alors que l’assujettissement atteignait son apogée avec la monarchie française de Louis XIV et serait propagée au XVIIIe siècle dans la plupart des royaumes dominés par les despotes éclairés, celle des Anglais s’achevait et, bientôt, ils se nommeraient citoyens actifs, propriétaires et électeurs. À la théorie hobbesienne succéderait les thèses de Locke et au droit divin qui confirmait et assoyait sur la légitimité transcendante l’absolutisme royal s’opposerait le contrat social, dont le Roi et le Parlement réactualiseraient, à travers la monarchie constitutionnelle, l’entente originelle. La mythologie nationale ne s’étalerait plus par des figures allégoriques placées le long du chemin que parcourerait le monarque; elle se concrétiserait par la pratique de la discussion et du débat politique, par la diffusion de la presse et le rassemblement en partis politiques. Ce ne serait pas encore la vraie démocratie, mais tour à tour, l’Habeas Corpus, le Bill of Rights et la monarchie constitutionnelle donneraient à l’argument critique les moyens d’écarter le despotisme et la tyrannie qui finissaient toujours par être le lot de tout absolutisme arbitraire: «…la théorie du contrat pouvait se prêter à deux analyses: engageait-elle l’exercice ordinaire du pouvoir? Les citoyens d’un État pouvaient-ils se prévaloir dans l’exercice de leur vie politique de ce contrat passé entre eux et leurs gouvernants? S’agissait-il, en bref, d’un mandat impératif, liant par exemple les membres de la Chambre des Communes et leurs électeurs? Ou bien, le contrat n’avait-il qu’une valeur abstraite? Sans renier la doctrine du contrat, ou s’ingénier à la mettre à distance: le pacte fondateur était un récit des origines dont il fallait démontrer l’existence positive. Or, plus on lui accordait un crédit historique, moins on considérait que le contrat relevât d’un droit naturel et abstrait. Paradoxalement, la confirmation expérimentale des thèses de Locke par les historiens, appliqués à étudier les racines insulaires britanniques, ruinait sa pertinence philosophique universelle. Le contrat devenait un épisode singulier et daté, dont il convenait de noter les occurrences dans le passé national».20 Bref, contrairement à la future Révolution française, la Révolution anglaise n’apparaissait pas comme exportable.

Reste à juger maintenant de la valeur du théâtre et de la tragédie comme agents entre la connaissance et la conscience historique. Pourquoi le théâtre fut-il un moyen de conscience historique plus efficace que l’historiographie alors discréditée ou méprisée? Par sa fonction de divertissement? Par compromission idéologique avec les institutions d’autorité? Ou peut-être est-ce à cause, précisément, que le théâtre offrait une interprétation pessimiste de l’Histoire qui confirmait les pires appréhensions morales qui se dégageaient de la connaissance historique même la plus superficielle? En tout cas, c’est le théâtre de Shakespeare, de Corneille et de Calderón qui mit sur scène ce qu’était la mise en scène de l’illusion de la réalité. C’est le théâtre qui, tout en se soumettant aux pouvoirs établis, dénonçait ce qui était présenté comme étant la réalité. C’est le théâtre qui, tout en se soumettant aux pouvoirs établis, exposait la réalité de l’illusion historique. Enfin, c’est lui, le théâtre, qui démythifiait à l’os les ambiguïtés morales et les ambivalences sexuelles en mettant à nu le conflit œdipien, la fausse séduction ganymédienne, l’intolérable opposition du Père et du Fils dans l’orientation du destin et le contrôle de l’Histoire: «Comment surmonter la déchéance humaine, dont l’histoire est le signe évident? À cette question Shakespeare répond ainsi: par la sagesse ou par la royauté. Mais la sagesse est renoncement au temporel et la royauté est exaltation du temporel. Ainsi le prince, comme le dernier des serfs, reste soumis aux vicissitudes de l’époque. S’il règne, il se corrompt; et s’il ne règne pas, il doit remettre au temps le soin de son triomphe. Le seul instant où le destin d’un roi échappe au devenir est donc l’instant où ce roi devient roi sans assumer encore les devoirs de sa charge. Cet instant est celui du couronnement, celui du sacre, par quoi s’achèvent invariablement les tragédies. Et de ces tragédies dont l’une engendre ou résoud l’autre, selon qu’elle la précède ou la suit, ce qui ressort, ce serait bien un mythe: cet éternel retour d’une heure où, s’incarnant d’un monarque en un autre, l’histoire s’annule, où tout en elle redevient possible. Le cours des siècles est ponctué de tels moments, moments absolus, indestructibles, où le royaume semble toucher à l’éternel. Et de même que ces avènements, distribués dans le temps comme un leit-motiv dans une symphonie, ne répétant qu’un seul et même avènement, de même tous les Princes composent symboliquement un seul et même Prince élu, suivant la règle: que meure le Père afin que roi vive le Fils - et s’il y faut absolument un hymne, que les temps s’accomplissent et que God save the King».21

Est-il possible d’aller plus loin encore? Le théâtre baroque est un théâtre d’anomie, pessimiste et angoissé. Il ne place pas sa confiance dans la sagesse de l’homme et les ambiguïtés morales annihilent toutes possibilités de tirer des leçons positives de l’Histoire, à la manière du projet machiavélien. Un certain fond d’humanité demeure malgré les agitations de surface et les actions révolutionnaires qui consistent encore à renverser un roi pour en mettre un autre à sa place: «Nous nous demandions comment Shakespeare concevait cette histoire… Rappelons qu’il la conçoit en moraliste, comme la pire des servitudes. Qu’elle soit désordre ou tyrannie, l’histoire est le fléau de l’homme, le châtiment, l’enfer contre lequel il n’est d’autre ressource que la sainteté ou la toute-puissance. Mais comme la sainteté ne va point sans la grâce, et que le propre des politiques est d’en être fort dépourvu, c’est plutôt à la poursuite effrénée du pouvoir que les drames shakespeariens nous font assister: Ô gloire! ô! des millions d’yeux perfides sont rivés à toi; des volumes de chroniques et de rapports, les plus faux, les plus contradictoires, roulent sur tes actions; mille esprits déréglés te font le père de leurs vains rêves et t’assiègent de leurs phantasmes. [Mesure pour Mesure, IV, 1] Or venant à examiner de plus près leur déroulement, nous avons vu ces drames fondés sur une certaine dialectique, sur une lutte incessante entre deux partis: la jeunesse, alliée de la vertu - et la vieillesse, identifiée avec la corruption. De cette lutte procède la rivalité qui règne, en ce théâtre, entre les pères et les fils, entre les monarques et les prétendants… Ainsi s’esquisse un certain mythe expliquant à la fois la raison, l’évolution et le sens de ces pièces: le triomphe périodique d’un prince sur le roi; si l’on préfère, l’avènement du Fils à la couronne. Il restait à s’inquiéter de l’optique suivant laquelle interpréter de tels individus. Sous leur appareil historique ou légendaire, nous avons reconnu la présence de forces dont le point de départ serait l’univers même. Ces forces, entrant en alliances ou en conflits, déterminent les structures des drames, structures essentiellement dynamiques, par conséquent, et progressant d’elles-mêmes vers leur résolution. Par là se justifie l’impitoyable fatalité qui plane sur tous les héros de Shakespeare: l’homme n’est ici qu’un épiphénomène, un esclave des puissances cosmiques. Engagé dans un système qui le dépasse, il demeure impuissant à conduire sa destinée; il est écrit qu’il sera criminel ou victime, et ne jouira d’autre liberté que d’y souscrire. Aussi n’est-ce point sans raison qu’à l’idée coutumière de personnage nous avons substitué celle de force ou de symbole. Et, certes, ces constatations ne sont rien moins que nouvelles, mais encore importait-il d’en déduire les conséquences: dont la première serait qu’une même force peut aussi bien agir en plusieurs êtres que plusieurs forces peuvent s’exercer en un seul et nous en venons alors à cette conclusion: que la personne, selon Shakespeare, n’a d’unité que son principe et se révèle, suivant les exigences de l’intrigue passible de toutes les transformations. C’est pourquoi nous admettrons qu’il existe, en ce théâtre, des acteurs dont la présence ou la fonction se puisse diviser et répartir en d’autres, des personnages “pluriels”, si l’on peut dire, des personnages à plusieurs corps».22 Ceux qui virent Charles Ier dissoudre le Court Parliament, puis Cromwell, après la Révolution, épurer le Long Parliament pour ne plus en conserver que le «croupion» (the Rump) pouvaient pousser le cynisme et la désillusion amère de Shakespeare jusqu’à juger les changements de régimes et de formes de gouvernement aussi vains que les renversements de couronnes et les substitutions de dynasties. Le théâtre baroque et classique ne se contente pas de répéter, à la manière de l’Écclésiaste, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, car le Soleil étant maintenant l’allégorie privilégiée du Père-Roi en régimes absolutistes, ceux qui mettaient leurs espoirs dans les révolutions devraient toujours se garder un Soleil médiateur des attractions individuelles.

L’exaltation du temporel qui habite à la fois les rois et les conspirateurs - mais non les sages -, les Héros comme les damnés, se confronte à ce que Fernand Braudel appelle la «civilisation matérielle». Le rapport de l’exaltation du temporel à la civilisation matérielle dépend moins de la convoitise matérialiste des opposants qu’elle suppose une limitation qui contraint aussi bien l’ambition du personnage shakespearien que les possibilités de développement de la société: «En dressant cet inventaire du possible, nous avons fréquemment rencontré ce que j’ai appelé dans l’introduction la “civilisation matérielle”. Car le possible n’est pas seulement limité vers le haut; il l’est aussi vers le bas par la masse de cette “autre moitié” de la production qui refuse d’entrer à plein dans le mouvement des échanges. Partout présente, envahissante, répétitive, cette vie matérielle est sous le signe de la routine […] Un passé obstinément présent, vorace, avale de façon monotone le temps fragile des hommes. Et cette nappe d’histoire stagnante est énorme: la vie rurale, c’est-à-dire 80 à 90% de la population du globe, lui appartient dans sa très grande majorité. bien entendu, il serait très difficile de préciser où elle finit et où commence la fine et agile économie de marché. Elle ne se sépare certes pas de l’économie comme l’eau de l’huile. D’ailleurs il n’est pas toujours possible de décider, de façon péremptoire, si tel acteur, si tel agent, si telle action bien observée se trouvent d’un côté ou de l’autre de la barrière…»23

Ce qui n’était qu’intuition chez Shakespeare devient analyse économique chez Braudel. Le poids de l’inertie gêne autant les ambitions du Roi que celles des révolutionnaires, aussi le pessimisme demeure et tend même à se généraliser: tous sont condamnés à l’impuissance. Nous retrouvons ici, au niveau de la morale de l’histoire, le sens que lui donnait l’ambivalence sexuelle. À trop vivre de l’ambivalence, la mélancolie envahit l’âme déchirée contre elle-même et la voue à l’impuissance. De même, les ambiguïtés morales partagent la société déchirée en corps asymétriques et antagoniques et limitent encore plus les possibilités collectives, alourdies du poids des traditions et des modes de vie. Comment est-il possible de structurer une économie de marché en phase de démarrage lorsque la société se divise contre elle-même? «L’économie de marché, avant le XVIIIe siècle, n’a pas eu la force de saisir et de pétrir à sa guise la masse de l’infra-économie, protégée souvent par la distance et par l’isolement. Aujourd’hui, en revanche, s’il y a un vaste secteur hors marché, hors “économie”, c’est plutôt par rejet à la base, non par négligence ou imperfection de l’échange organisé par l’État ou la société. Le résultat toutefois ne peut, à plus d’un titre, qu’être analogue».24 C’est moins une théorie scientifique de l’histoire qu’un jugement normatif (en cela, fidèle tout de même à Marx et à Engels auxquels Braudel reconnaît sa gratitude), quand il écrit qu’«une culture, c’est une civilisation qui n’a pas encore atteint sa maturité, son optimum, ni aussi sa croissance. En attendant, et l’attente peut durer, les civilisations voisines l’exploitent, de mille façons, et c’est naturel sinon juste».25 L’émergence de la science moderne reste encore au programme durant tout l’âge baroque, et même encore à la veille de la Révolution française. Braudel ne voit pas de débouchés particulièrement dynamiques pour les grandes réalisations du génie inventeur: «Mais, tout aussi bien, de vraies découvertes resteront lettre morte parce que nul n’en a, ni imagine en avoir besoin. Cet inventeur ingénu des premières années du règne de Philippe II, Baltasar de Rios, propose en vain de construire un canon de gros calibre qui, démonté, se transporterait en pièces détachées sur le dos de quelques centaines de soldats. En 1618, passe inaperçue l’Histoire naturelle de la fontaine qui brûle près de Grenoble; pourtant l’auteur, Jean Tardin, médecin à Tournon, y étudiait le “gazomètre naturel à la fontaine” et signalait la distillation de la houille en vase clos, deux siècles avant le triomphe du gaz d’éclairage. En 1630, plus d’un siècle avant Lavoisier, un médecin périgourdin, Jean Rey, avait expliqué l’augmentation du plomb et de l’étain après calcination par “l’incorporation de la partie pesante de l’air”. En 1635, Schwenter exposait dans ses Délassements physico-mathématiques le principe du télégraphe électrique grâce auquel “deux individus peuvent communiquer entre eux au moyen de l’aiguille aimantée”. Sur l’aiguille aimantée, il faudra attendre les expériences d’Oensted, en 1819. “Et dire que Schwenter est moins connu que les frères Chappe”! En 1775, l’Américain Bushbell découvre le sous-marin; un ingénieur militaire français, Duperron, la mitrailleuse, “l’orgue militaire”*».26

On a vu comment Thomas Kuhn expliquait les paradigmes des découvertes scientifiques par les limites mêmes de l’imaginaire des cultures et des sociétés. Qu’est-ce qui limite le développement des inventions techniques et ne se modifie qu’avec une «révolution scientifique» sinon que cette inertie liée autant aux poids des traditions matérielles de la production économique et des lourdeurs liées aux mentalités rurales: «Mille raisons bloquent le progrès. Que ferait-on de la main-d’œuvre qui risque de se trouver sans emploi? Montesquieu reprochait déjà aux moulins d’avoir enlevé du travail aux ouvriers agricoles. […] Toutefois, ayant manqué les limites, les contingences évidentes de la technique, n’allons pas sous-estimer son rôle, qui est primordial. tout finit, un jour ou l’autre, par dépendre d’elle, de son intervention devenue nécessaire. Tant que la vie quotidienne tourne sans trop de difficultés sur ses lancées, dans le cadre de ses structures héritées, tant que la société se contente de son habit, qu’elle s’y trouve à l’aise, aucune motivation économique ne pousse à l’effort du changement. Les projets des inventeurs (il y en a toujours) restent dans leurs cartons. C’est quand rien ne va plus, quand la société se heurte au plafond du possible que le recours à la technique s’impose de lui-même, que l’intérêt s’éveille pour les mille et une inventions latentes entre lesquelles il faudra reconnaître la meilleure, celle qui va rompre les obstacles, ouvrir un avenir différent. Car il y a, toujours présentes, des centaines d’innovations possibles, endormies en somme et qu’il devient urgent, un beau jour, de réveiller».27 C’est là toute la richesse de la philosophie baroque de l’histoire de Braudel, là où elle rejoint le pessimisme des dramaturges du XVIIe siècle, là où elle jouxte à l’impuissance individuelle l’injustice sociale, car le développement de l’échange inégale amplifie les relations non-réciprocitaires, même si c’est le prix à payer pour voir le blocage de la civilisation matérielle sauter et les paradigmes désuets d’une culture héritée s’ouvrir au progrès social: «Ce sont ces inégalités, ces injustices, ces contradictions, grandes ou minuscules, qui animent le monde, le transforment sans arrêt dans ses structures supérieures, les seules vraiment mobiles. Car le capitalisme est seul à avoir une liberté relative de mouvement. Selon les hausses, il peut réussir un coup à droite ou un coup à gauche, se porter, alternativement ou en même temps, vers les profits du commerce ou ceux de la manufacture, voire de la rente foncière, du prêt à l’État ou de l’usure. En face de structures peu flexibles, celles de la vie matérielle et, non moins, de la vie économique ordinaire, il ui est donné de choisir les domaines où il veut et peut s’immiscer et ceux qu’il abandonnera à leur sort, refabriquant sans cesse, à partir de ces éléments, ses propres structures, transformant peu à peu, au passage, celle des autres. C’est ce qui a fait du pré-capitalisme l’imagination économique du monde, la source ou le signe de tous les grands progrès matériels et de toutes les plus lourdes exploitations de l’homme par l’homme. Non pas seulement à cause de l’appropriation de la “plus-value”, du travail des hommes. Mais aussi de cette disproportion de forces et de situations qui fait que, à l’échelle d’une nation comme à l’échelle de l’univers, il y a toujours, au gré des circonstances, une place à prendre, un secteur à exploiter plus profitable que d’autres. Choisir, pouvoir choisir, même si le choix est en fait assez restreint, quel immense privilège!»28

C’est le capitalisme finalement qui, comme les rois maudits de la tragédie shakespearienne, comme ces héritiers fous de la dramaturgie caldéronienne, va se faufiler à travers les injustices, les réutiliser à son compte et établir sa domination sur la civilisation matérielle (et spirituelle) de l’Occident moderne. La même tristesse envahit le système braudélien comme la tragédie shakespearienne, car «les justes l’emportent-ils jamais? Déjà Las Casas n’avait pas sauvé les Indiens d’Amérique et, à sa façon, il avait poussé à l’esclavage des Noirs».29 Comme un spectateur se montrera plus attristé que choqué à la strangulation des petits princes confinés à la Tour de Londres par leur oncle susrpateur, Richard III, Braudel déplore les violences faites aux hommes dans l’expansion de l’économie occidentale. Comme les économistes tiers-mondistes des années 1960, généralement marxistes, un Gunder Frank ou un Samir Amin par exemple, mais avec plus de retenu, Braudel reconnaît du bout des lèvres que «sans vouloir trop se placer sur le plan moral des responsabilités, il est évident que l’Europe a détraqué, à son profit, les systèmes d’échange et les équilibres anciens de l’Extrême-Orient».30 Mais voilà, il fallait cette usurpation du capitalisme, ce «développement inégal» de l’économie mondiale pour que les nécessités historiques de l’économie de marché viennent à bout du poids des vieilles «vérités métaphysiques». Comme le héros cornélien, les capitalistes occidentaux de l’âge baroque ont sacrifié l’héritage médiéval (noblesse, dans tous les sens du terme, à la fois éthique et social, foi chrétienne, spiritualité ascétique, etc.) pour accéder à la vertu de l’audace, de l’entrepreneurship, du «démarrage» de l’économie occidentale. Commerce, monnaie, banque, usure, lettres de change, assurances, fret, entrepôt, manufactures et putting out (Verlagsystem), dumping déjà, enfin industries machinofactures qui ont déjà un pied dans la Révolution industrielle, bref tout ce qui constitue l’économie capitaliste moderne relève de cette accumulation primitive qui déserte la thésaurisation et la dilapidation guerrière qui caractérisaient les économies féodales ou dynastiques. Don Quichotte affrontant les moulins à vent; c’est aussi une parodie et une dénonciation d’une économie nobiliaire mais végétative, qui s’ennivre de l’idéal onirique des vaniteux hidalgos, conquistadores parasitant les trésors et la sueur des Indiens d’Amérique pour faire la guerre à une économie bourgeoise mais dynamique, qui s’enrichit du travail des échanges commerciales et draine vers Amsterdam les richesses prélevées ou produites partout dans le reste du monde.31

Voilà pourquoi, idéologiquement, Braudel tient tant à distinguer le capitalisme de l’économie de marché. Rappelons-le, ils sont irréductibles l’un à l’autre, inassimilables: «Mais pour parler sérieusement je pense que la distinction entre économie de marché et capitalisme est ici essentielle. Il s’agit de ne pas attribuer au capitalisme les vertus et les “rationalités” de l’économie de marché en soi - ce qu’ont fait même Marx et Lénine, implicitement ou explicitement, en attribuant le développement du monopole à une évolution fatale mais tardive du capitalisme. Pour Marx, le système du capital, lorsqu’il succède au système féodal, est “civilisateur” en ceci qu’il est “plus favorable au développement des forces productives et des relations sociales” engendrant le progrès et qu’il “fait éclore un stade de développement d’où seront absentes la contrainte et la monopolisation du progrès social (y compris ses avantages matériels et intellectuels) par une classe de la société au dépens de l’autre”».32 Avec la même modération des penseurs de l’âge classique, Braudel retient l’utilisation du mot progrès: «Dans ce débat, il faut regretter l’abandon presque complet du mot progrès. Il avait à peu près le même sens que développement et on distinguait, de façon commode (pour nous historiens), le progrès neutre (c’est-à-dire sans rupture des structures en place) et le progrès non neutre, dont la poussée faisait craquer les cadres à l’intérieur duquel il se développait. Aussi bien, sans s’attarder à des arguties de vocabulaire, peut-on avancer que le développement, c’est le progrès non neutre? Et taxer de progrès neutre l’afflux de richesse que le pétrole vaut au Koweit? Ou l’or du Brésil au Portugal de Pombal?»33 L’économie injuste, avant d’être les échanges inégaux entre la métropole et les périphéries de l’économie-monde, c’est déjà l’hégémonie des capitales sur les relais européens. De tout cela, est-il possible de sortir de l’économie de marché injuste dominée par le capitalisme pour s’orienter vers une économie de marché véritablement équitable, construite sur la réciprocité, sans qu’il y ait interruption (de la part de l’État par exemple) de la croissance continue? En d’autres termes, très techniques et très XXe siècle, Braudel demande comment sortir de la «réalité de l’argent», c’est-à-dire de cette illusion que condamnait le Grand Théâtre du Monde de Calderón: «Qu’une vive avance sectorielle soit capable de lancer la croissance, nous en connaissons bien des exemples. […] Mais nous avons vu aussi que cette croissance est condamnée à s’interrompre plus ou moins vite, à tomber en panne, si elle ne trouve pas à s’appuyer sur une réponse largement multi-sectorielle. Alors, plutôt que de discuter de croissance équilibrée ou déséquilibrée, ne faudrait-il pas parler plutôt de croissance continue ou discontinue? Distinction réelle celle-là, car elle correspond à une rupture en profondeur, à une cassure structurelle qui s’est produite, pour l’Occident du moins, au XIXe siècle. Simon Kuznets a entièrement raison, à mon sens, de distinguer une croissance traditionnelle et une croissance moderne. La croissance moderne c’est la croissance continue. […] [C’]est le miracle des miracles. Elle ne s’interrompt jamais totalement, même en période de crise. Avant cette transformation, la croissance traditionnelle s’était faite par à-coups, par une suite d’élans et de pannes, ou même de régressions, à longueur de siècle…»34

Notes III(III.3)
  1. C.-G. Dubois, in Magazine Littéraire. op. cit. p. 37.
  2. P. Hazard. op. cit. p. 302.
  3. C.-G. Dubois. op. cit. pp. 229-230.
  4. S. Doubrovsky. Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, Col. Tel #64, 1962, p. 67.
  5. J.-M. Apostolidès. Le prince sacrifié, Paris, Éditions de Minuit, Col. Arguments, 1985, pp. 66-67.
  6. P. Bénichou. Morales du grand siècle, Paris, Gallimard, Col. Folio-essais #99, 1948, p. 31.
  7. P. Bénichou. ibid. p. 37.
  8. S. Doubrovsky. op. cit. p. 149.
  9. S. Doubrovsky. ibid. p. 180.
  10. S. Doubrovsky. ibid. p. 199.
  11. S. Doubrovsky. ibid. pp. 218-219.
  12. S. Doubrovsky. ibid. p. 488.
  13. S. Doubrovsky. ibid. p. 442.
  14. A.-L. Angoulevent. Hobbes ou la crise de l'État baroque, Paris, P.U.F., Col. Questions, 1992, p. 124.
  15. S. Doubrovsky. op. cit. p. 220.
  16. R. Mousnier. Fureurs paysannes, Paris, Calmann-Lévy, Col. Les grandes vagues révolutionnaires, 1967, p. 104.
  17. W. Benjamin. Origine du drame baroque allemand, Paris, Flammarion, Col. Champs #455, 1985, p. 94.
  18. L. Stone. Les causes de la Révolution anglaise, aris, Flammarion, Col. L'Histoire vivante, 1974, pp. 79-81.
  19. C. Hill. The Century of Revolution 1603-1714, London, Sphere Books, 1969, pp. 160-161.
  20. B. Cottret. p. 184.
  21. J. Paris. Hamlet ou les personnages du fils, Paris, Seuil, Col. Pierres vives, 1953, pp. 85-86.
  22. J. Paris. ibid. pp. 112-114.
  23. F. Braudel. Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, t. 1: Les structures du quotidien, Paris, Armand Colin, réed. Livre de poche, Col. Références #0411, 1979, pp. 14-15.
  24. F. Braudel. ibid. p. 16.
  25. F. Braudel. ibid. p. 106.
  26. F. Braudel. ibid. pp. 489-491. * On connaît le parti qu'en ont tiré Louis Pauwells et Jacques Bergier dans le célèbre Matin des Magiciens.
  27. F. Braudel. ibid. pp. 490-491.
  28. F. Braudel. ibid. pp. 644-645.
  29. F. Braudel op. cit. t.2: p. 255.
  30. F. Braudel. ibid. p. 256.
  31. Cette interprétation symbolique est tout à fait compatible avec celles que l’on retrouve chez Miquel et Ménard (Les ruses de la technique, p. 136): «Si le moulin devient ainsi le symbole par excellence du nouvel esprit de conquête technicienne en émergence, il serait sans doute intéressant de réinterpréter, à cette lumière, les perpétuelles croisades de Don Quichotte contre les moulins à vent… Ce héros dont on s’est si souvent moqué n’est-il pas à maints égards l’homme le plus lucide de son époque? Ne saisit-il pas que la technique va désormais devenir le nouveau conquistador? Ne reflète-t-il pas le déchirement de l’homme médiéval, écartelé entre ses idéaux chevaleresques et l’ordre techniciste qu’il sent poindre et auquel il ne peut opposer que la grandiose impuissance de sa nostalgie?»
  32. F. Braudel. op. cit. t.2: pp. 695-696.
  33. F. Braudel. Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècle, t. 3: Le temps du monde, Paris, Armand Colin, réed. Livre de poche, Col. Références #0413, 1979, pp. 366-367.
  34. F. Braudel. ibid. p. 741.
Jean-Paul Coupal.
Vertiges baroques, vol. 3,


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